Tarnac : arbitraire d’Etat

Bernadette BOURZAI, sénatrice de la Corrèze, a tenu ce mercredi 1er avril une conférence de presse à l’Assemblée Nationale auprès de François HOLLANDE, député et président du Conseil général de la Corrèze, Noël MAMERE, député Vert, André VALLINI, député socialiste, ancien président de la commission d’enquête parlementaire sur les dysfonctionnements de la justice dans l’affaire d’Outreau, Nicole BORVO, présidente du groupe CRC-SPG au Sénat. Ils ont demandé la libération de Julien COUPAT.
Bernadette BOURZAI, sénatrice socialiste, sensibilisée depuis le début à l’affaire dite de TARNAC, a rappelé l’émotion suscitée sur le plateau de Millevaches en novembre 2008, après les arrestations d’habitants de TARNAC dans le cadre de l’enquête sur les sabotages des lignes TGV et leur stigmatisation comme terroristes par la ministre de l’intérieur. Elle a rappelé également l’incompréhension provoquée par le maintien en détention de Julien COUPAT alors que toutes les autres personnes arrêtées étaient peu à peu remises en liberté. Alors qu’une troisième demande de remise en liberté a été rejetée et que le journal Le Monde daté du 25 mars a mis en évidence la dimension artificielle des charges qui n’ont pu être étayées après des mois d’enquête mobilisant des moyens exceptionnels, Bernadette BOURZAI a exprimé sa stupéfaction.
Eu égard à ces éléments, Bernadette BOURZAI a également exprimé sa compassion pour Julien COUPAT actuellement en prison, lieu dangereux et insalubre.
François HOLLANDE, qui a soutenu la demande de Noël MAMERE de voir requalifiés les faits incriminés et l’intervention d’André VALLINI rappelant que la détention provisoire était la violation la plus manifeste de la présomption d’innocence, a expliqué que si Julien COUPAT était l’animateur d’un réseau terroriste alors il était irresponsable de libérer ses compagnons au regard des impératifs de la lutte contre le terrorisme. Comme ils ont tous été libérés, le dossier s’étant dégonflé, il s’est interrogé sur le fait de savoir si le cas de Julien COUPAT relevait du terrorisme ou d’un mauvais usage des lois contre le terrorisme et d’une opération de communication politique. Il a déclaré que la ministre de l’intérieur devra rendre compte de ses déclarations accusatrices.

Question au gouvernement de Noël Mamère

Extrait du Verbatim de la séance disponible sur le site internet de l’assemblée nationale

M. le président. La parole est à M. Noël Mamère, pour le groupe de la Gauche démocrate et républicaine.

M. Noël Mamère. J’appelle l’attention de la représentation nationale et, au-delà, de tous les Français, sur les dangers que fait courir à notre démocratie la dérive sécuritaire du Gouvernement actuel (Vives exclamations sur les bancs du groupe UMP. – Applaudissements sur quelques bancs du groupe SRC)…

M. Richard Mallié. C’est vous, le danger pour la démocratie !

M. Noël Mamère. …et de tous ceux qui se sont succédé depuis 2002, je pense aux lois Perben I et Perben II.

Pour illustrer mon propos, je vais citer deux affaires qui posent le problème des libertés et des droits de la défense.

M. Michel Herbillon. Vous avec fait zéro entrée au Zénith, avec ça !

M. Noël Mamère. Vous croyez pouvoir tout vous permettre pour casser des contre-pouvoirs qui vous déplaisent, ou pour mettre à l’écart des gens qui ont décidé de ne pas vivre selon la norme que vous avez édictée.

M. Richard Mallié. Pour qui vous prenez-vous ?

M. Noël Mamère. Je pense d’abord à cette affaire de barbouzerie : l’espionnage de Yannick Jadot, directeur des campagnes de Greenpeace pour la France, au moment même où il était l’un des interlocuteurs du Grenelle de l’environnement.

M. Guy Teissier. Un très bon patriote !

M. Noël Mamère. Nous demandons que des poursuites soient engagées contre EDF, commanditaire de ces actes commis par des anciens des services secrets, et qu’une commission d’enquête parlementaire soit établie. (« Très bien ! » sur les bancs du groupe SRC.)

La deuxième affaire est celle de Julien Coupat, que l’on a appelée « l’affaire de Tarnac ». (Exclamations sur les bancs du groupe UMP.)

M. Richard Mallié. Monsieur Mamère, vous êtes un provocateur !

M. Lucien Degauchy. N’importe quoi !

M. Noël Mamère. On s’aperçoit aujourd’hui qu’elle vire à la pantalonnade sécuritaire, et Julien Coupat paie pour cela un prix très élevé.

Monsieur le Premier ministre, allez-vous exiger de Mme la garde des sceaux et de Mme la ministre de l’intérieur – sous les ordres de qui a été menée cette spectaculaire opération policière – la libération de Julien Coupat ? Allez-vous exiger que cette affaire rentre dans le droit commun, au lieu d’être considérée comme une affaire terroriste ? (Applaudissements sur divers bancs des groupes GDR et SRC. – Exclamations sur les bancs du groupe UMP.)

M. le président. La parole est à Mme Rachida Dati, garde des sceaux, ministre de la justice.

Mme Rachida Dati, garde des sceaux, ministre de la justice. Je souhaite d’abord rappeler quelques faits.

L’année dernière, des actes de malveillance graves, pouvant mettre en danger la sécurité des voyageurs, ont été commis sur des lignes SNCF. D’autres éléments ont été découverts, liés à la confection d’explosifs.

Une enquête a été ouverte, qui a conduit à l’interpellation de dix personnes. Au vu de ces éléments, le procureur a estimé que les actes revêtaient un caractère terroriste. Ensuite, compte tenu de cette qualification, une information a été ouverte, et un juge d’instruction a été nommé. Celui-ci a confirmé la qualification terroriste des actes.

M. Lucien Degauchy. Très bien !

Mme Rachida Dati, garde des sceaux. Je vous rappelle qu’il avait la possibilité de ne pas le faire : il a agi en toute indépendance ! (Rires et exclamations sur les bancs des groupes SRC et GDR.)

MM. Jérôme Cahuzac. et Jean Glavany. Pour l’instant !

M. Maxime Gremetz. C’est bien, vous avez raison ! Les juges doivent être indépendants !

Mme Rachida Dati, garde des sceaux. Ce même juge indépendant a saisi un juge des libertés et de la détention – lui-même indépendant – pour que certains des individus interpellés soient placés en détention. Le juge des libertés et de la détention les a placés en détention provisoire.

Les parties ont fait appel : la chambre de l’instruction, composée de trois juges indépendants, a confirmé la détention provisoire. Encore une fois, c’est en toute indépendance que ces décisions sont prises.

Nous sommes très attachés à ce que chacun ait droit à la même justice sur tout le territoire. (Exclamations sur les bancs des groupes SRC et GDR. – Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)

M. Maxime Gremetz. Vous êtes pour une justice de classe !

Mme Rachida Dati, garde des sceaux. Nous ne sommes pas pour une indépendance à géométrie variable. Vous voulez que les juges soient indépendants lorsque cela vous arrange, et lorsque cela vous arrange vous faites appel à nous pour qu’ils ne le soient plus !

Nous sommes pour une justice indépendante et égale pour tous. Nous sommes également attachés à la présomption d’innocence, tant que le jugement n’est pas rendu, ce qui est le cas.

Je vous invite également à vous associer à la réforme du code de procédure pénale et du code pénal. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP et sur divers bancs du groupe NC.)

 

 

«L’Insurrection qui vient»

C’est en février 2007 que paraît, à la Fabrique, un petit livre vert de 128 pages intitulé L’insurrection qui vient. Une seule journaliste le remarque et nous demande qui se cache derrière ce «Comité invisible» tenant sur la couverture la place habituelle de l’auteur. Notre réponse est que personne ne se cache, que celles et ceux qui ont écrit collectivement ce texte souhaitent garder l’anonymat en refusant le statut d’auteur avec ce qu’il comporte de satisfaction narcissique et éventuellement financière – une position éthique, donc, et non un camouflage. Le livre suit un chemin discret grâce au bouche à oreille et apparaît dans les médias début 2008, au moment de l’arrestation, à Toulouse et à Paris, de jeunes gens qualifiés d’«anarcho-autonomes», terme qui fait alors sa première sortie publique : on trouve chez certains d’entre eux un exemplaire de l’Insurrection qui vient, ce qui est retenu comme indice de leurs penchants «terroristes».

Mais c’est avec l’affaire de Tarnac que le livre connaît un vrai succès médiatique. Dans les premiers jours suivant les arrestations, les journalistes, reprenant sans états d’âme les communiqués de la police et les déclarations du procureur Marin, parlent de «bréviaire anarchiste», de «manuel de l’insurrection» (Libération) ; du «petit livre beige (sic) des saboteurs de la SNCF»  (le Point), etc. Quatre mois plus tard ces sornettes sont oubliées, mais l’Insurrection qui vient reste pourtant au centre de l’affaire de Tarnac, en particulier dans le cas de Julien Coupat, présenté comme le «chef» d’une prétendue entreprise terroriste. Le texte du livre est versé au dossier de l’instruction, ce qui, sauf erreur, est sans précédent. On veut faire l’amalgame entre le comité invisible et les inculpés, principalement Julien Coupat, sur lequel le magistrat instructeur cherche par tous les moyens à faire peser la paternité de l’Insurrection qui vient. Acharnement logique, dans la procédure antiterroriste l’instruction se fait à charge : il ne s’agit nullement de faire émerger la vérité mais de détruire des liens, de séparer des amis, d’anéantir tout effort commun visant à subvertir l’ordre qui nous broie. Et vu le vide du dossier, il ne reste guère qu’un livre pour «justifier» que l’enquête continue sous le label de l’antiterrorisme et que Julien Coupat reste à la Santé.

Car le livre en question tranche sur les nombreux ouvrages inoffensifs dont le marketing se fonde sur une critique de la domination. l’Insurrection qui vient est un texte qui ouvre sur les luttes imminentes. «Ses rédacteurs n’en sont pas les auteurs. […] Ils n’ont fait que fixer les vérités nécessaires, celles dont le refoulement universel remplit les hôpitaux psychiatriques et les regards de peine. Ils se sont fait les scribes de la situation. C’est le privilège des circonstances radicales que la justesse y mène en bonne logique à la révolution. Il suffit de dire ce que l’on a sous les yeux et de ne pas éluder la conclusion.» En mettant l’Insurrection qui vient au centre de l’affaire de Tarnac, en pleine lumière médiatique, l’appareil politico-policier a assuré sa diffusion dans des cercles qui n’en avaient jamais entendu parler, et qui s’y retrouvent. Il s’agit pour le moins d’une fausse manœuvre. Dans le Discours sur la première décade de Tite-Live, Machiavel notait déjà que «la fortune, lorsqu’elle prépare le bouleversement d’un empire, place à sa tête des hommes capables d’en hâter la chute».


La contre-attaque de Tarnac

« Depuis sa création, la Ligue des droits de l’homme a toujours combattu l’arbitraire, la raison d’État, rappelle son président, Jean-Pierre Dubois. Je ne suis pas en train de dire que l’affaire de Tarnac est une nouvelle affaire Dreyfus, mais elle est une illustration de plus d’une justice d’exception – la justice antiterroriste – incompatible avec notre démocratie. » Et d’ajouter : « Car on est là à la limite du délit d’opinion ; à ce compte-là, on peut faire passer n’importe qui pour un dangereux terroriste. D’ailleurs, j’alerte la ministre de l’Intérieur et l’invite à s’intéresser à une bande organisée dont le siège pourrait être celui de Réseau ferré de France. Ce matin encore, il y a eu un nouvel attentat terroriste : une panne électrique a paralysé les lignes ferroviaires ! » Pour lui, « le terrorisme a bon dos ». Et de se demander si cette affaire n’est pas « un message d’intimidation envoyé aux milliers des gens qui sont en colère ».
Après les parlementaires, la veille, interpellant le gouvernement pour demander le « déclassement » du dossier Tarnac et la libération du principal mis en examen, Julien Coupat, c’était, hier au siège de la LDH, aux avocats de la défense de passer à l’offensive. « Tous les éléments du dossier ont été scénarisés dans le seul objectif de présenter les mis en examen comme des ennemis de l’intérieur menaçant notre démocratie », a asséné Me William Bourdon, le nouvel avocat de la compagne de Julien Coupat, Yldune Lévy. Pour ce dernier, de fait, la seule chose que l’on peut reprocher au couple, c’est d’avoir fait « un câlin » au bord d’une des voies ferrées où a été posé un fer à béton sur une caténaire. Et, accessoirement, de penser en dehors des clous. C’est la conclusion, en substance, de Me Irène Terrel. Qui s’est employée à démonter un dossier où il n’y a « ni preuve matérielle ni aveu » : « Dans ce dossier, on n’est pas interrogé sur des faits. Mais sur nos vies, nos lectures, nos fréquentations. »
Si la défense a d’ores et déjà demandé au juge d’instruction Thierry Fragnoli de se dessaisir et si d’autres actions sont prévues, pas question toutefois d’abandonner le terrain juridique. Aujourd’hui, Benjamin Rosoux, l’un des proches de Coupat, saura s’il peut retourner à Tarnac pour pouvoir s’occuper de l’épicerie. Car, « pour l’instant, déplore Me Terrel, son contrôle judiciaire l’oblige, alors qu’il a trente ans, à rester chez sa mère, à plus de 800 kilomètres de Tarnac ».
Par ailleurs, la semaine prochaine, les mis en examen devront être à nouveau entendus par la justice. Et ce après avoir prévenu qu’ils ne diront plus rien tant que Julien Coupat restera en prison. D’ailleurs, son avocate, qui constate que le juge d’instruction refuse d’entendre son client une bonne fois pour toutes, n’exclut pas de faire une nouvelle demande de remise en liberté. Même si, pour elle, si son client reste en prison, c’est bien « au nom de la raison d’État ».

Après Outreau, Tarnac

Depuis quelques jours, des informations circulent selon lesquelles le dossier de l’affaire dite de Tarnac ne contiendrait «ni preuves matérielles ni aveux malgré une surveillance très ancienne du groupe». Si ces informations sont confirmées, la décision de maintenir Julien Coupat en détention serait un abus manifeste, grave et caractérisé de la détention provisoire, alors même qu’il existe des possibilités de contrôle judiciaire très strict allant jusqu’à l’assignation à résidence, qu’il y a des possibilités d’empêcher toute concertation entre les protagonistes présumés de cette affaire et qu’il est tout à fait possible de s’assurer des garanties de représentation d’une personne mise en examen. Cet abus potentiel, je l’ai dénoncé dès le mois de décembre et malgré les pressions et les mises en garde je vais continuer.

Les leçons d’Outreau semblent décidément ne pas avoir été retenues par la justice française : le principe de notre procédure pénale qui veut que la liberté soit la règle et la détention l’exception est violé chaque jour et la présomption d’innocence est encore trop souvent bafouée dans notre pays.

Alors que l’affaire a commencé depuis près de six mois, il semble que les services de police ont de plus en plus de mal à établir les charges concrètes qui pourraient être retenues contre Julien Coupat et que cette affaire risque de se terminer en fiasco politicojudiciaire pour le gouvernement qui avait tenté de l’instrumentaliser. L’affaire de Tarnac est en effet une illustration des dérives du pouvoir actuel qui cherche à entretenir un climat, pour ne pas dire une psychose sécuritaire, et comme la délinquance ne suffit plus toujours à impressionner l’opinion publique, il semble qu’il cherche à utiliser la menace terroriste en essayant de l’amalgamer avec la mouvance de l’ultragauche. Le zèle de Michèle Alliot-Marie est à cet égard révélateur, qui a parlé de «terrorisme de l’ultra-gauche», du «noyau dur d’une cellule qui avait pour objet la lutte armée», rappelant Raymond Marcellin qui, dans les années 1970, voyait de dangereux gauchistes partout.

Outre celle de la détention provisoire, l’autre question que pose cette affaire est celle de «l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste» incrimination beaucoup trop vague permettant d’englober des faits qui ne relèvent pas directement du terrorisme et de leur appliquer un régime dérogatoire qui réduit considérablement les droits de la défense. Depuis plusieurs années, de renoncements en arrangements, une procédure pénale dérogatoire au droit commun s’est considérablement développée. Or, il est évident que l’efficacité de la lutte légitime contre le terrorisme ne se situe pas sur ce terrain et en tout état de cause, une menace «hors norme» ne saurait justifier la mise en place d’une justice «hors norme» aboutissant à porter atteinte à la présomption d’innocence et aux libertés fondamentales. Au moment où Barack Obama s’apprête à démanteler Guantánamo, ce n’est faire preuve ni d’angélisme ni de naïveté de prétendre que la démocratie et l’Etat de droit ne se défendent jamais aussi bien qu’en utilisant les armes de la démocratie et de l’Etat de droit.

Tarnac : la défense passe à l’offensive

Dans la salle de la Ligue des droits de l’homme, à Paris, il y a  les journalistes ? venus en nombre. Il y a les parents des uns, et  des unes. Ceux qui font les cent pas, ceux qui parlent à la presse,  ceux qui ne veulent plus. Dans les mains du père d’Yldune Lévy,  l’amie de Julien Coupat, un carnet. Sur la couverture, il est écrit :  «journal de bord ». On imagine les pages, les rages, les doutes.  Dans la salle, il y a aussi Eric Hazan, éditeur du désormais et malgré lui best-seller L’Insurrection qui vient . Et puis des copains de  copains des «Tarnac», puisque le groupe a désormais gagné une  particule. 

But de la réunion : présenter le dossier d’instruction de l’affaire  de Tarnac ? sans le montrer concrètement (loi oblige, mais frustration garantie). Exiger la liberté du dernier en détention, Julien  Coupat ; et la déqualification des faits reprochés à tous (grosso  modo : dégradations plutôt que terrorisme dans l’affaire des caténaires sabotées en novembre 2008). Pendant une heure trente, les  quatre avocats des neuf mis en examen ont donc tenu, hier matin, conférence de presse. Le propre des conférences de presse,  c’est rarement de révéler. Mais de produire de l’image. De marteler un message ? il sera ici pénal («le dossier est vide ») et politique («tous les éléments du dossier ont été scénarisés dans le  seul objectif de les présenter comme des ennemis de l’intérieur  menaçant notre démocratie »). Parfois, de rappeler des évidences.  Ainsi Irène Terrel, avocate de Julien Coupat, de Gabrielle H. et de  Benjamin Rosoux : «C’est à l’accusation de prouver la culpabilité. Pas aux mis en examen de prouver leur innocence. » 

Le discours est rodé ? et connu. Il a été teasé la semaine dernière  dans une page fracassante du Monde , titrée «Ce que contient le  dossier d’instruction de l’affaire Tarnac». C’est-à-dire rien. Ou  trois fois rien. Pour les avocats, donc, «le dossier est vide ». Pas  la moindre preuve matérielle mais «la criminalisation de lectures,  d’écrits, de pensées et de participation à des manifestations ». Il  n’y a ni «empreintes digitales, ni ADN ». Ce qui n’est pas tout à  fait exact. Selon nos informations, de l’ADN a bien été retrouvé :  celui des agents SNCF venus réparer les caténaires et décrocher  les crochets. C’est-à-dire trois fois rien d’ADN. 

Pour Dominique Vallès, avocate de Bertrand D. et d’Elsa H.,  «toute la dimension du dossier est là : dans les excès de l’antiterrorisme ». William Bourdon, nouveau conseil d’Yldune Lévy,  renchérit : «Cette procédure est toxique pour les libertés publiques.» Et de fustiger «l’extraordinaire et extravagante démesure des moyens de surveillance » du groupe, neuf mois durant.  Ecoutes, filatures, caméras dans les arbres corréziens et cachecache dans le métro parisien. Quelques confidences plus loin, sans  importance capitale, et c’est le jeu des questions-réponses avocats/journalistes. 

La conférence change alors de ton. Elle se fait parfois hors-sujet.  Parfois, accusatoire. Souvent aigre-douce. «Coupat revendique-til L’Insurrection qui vient ? Que répondez-vous à ceux qui disent  qu’il n’y a plus d’attentats ? Que faisait-il avec Yldune le long des  voies ferrées le 7 novembre ? » Questions légitimes, mais insuffisantes. On se croirait cinq mois en arrière, quand l’affaire démarrait. Comme si celle-ci valait plus par sa dimension judiciaire que  par sa dimension symbolique. Ou politique. Cette fois, un élément  inédit apparaît. Enfin. Il est révélé par Me Terrel : le fameux soir  des sabotages, le couple Coupat/Lévy s’est d’abord «adressé à un  petit restaurant routier » pour dormir. En vain : l’établissement  n’avait pas de chambre libre. Les deux jeunes gens auraient alors  décidé de se rendre dans un sous-bois. Traduction : pas pour aller  poser un fer à béton sur une caténaire, comme le soupçonne la  police. Mais parce qu’«Yldune voulait faire un câlin à Julien »,  avance Me Bourdon. On s’interroge. Non sur l’alibi donné, mais  sur la nature des débats : l’instruction repose-t-elle vraiment sur  ce point là ? A en croire les avocats, oui. 

Deux précisions d’importance, tout de même. L’une émanant du  conseil d’Yldune Lévy : «Nos deux clients ont donné la même  explication au juge sans s’être concertés. Il y a certes une coïncidence temporelle et géographique entre les faits reprochés et  leur présence [à proximité du lieu des sabotages] mais cela ne  constitue en rien une preuve .» L’autre vient de l’avocate de Julien Coupat : le gérant de l’hôtel a-t-il été interrogé pour confimer ou infirmer les dires des deux accusés ? «Nous l’avons demandé. Or, cette vérification n’a pour l’instant pas été faite ! »  Pas plus que la piste des antinucléaires allemands, qui avaient revendiqué l’opération, n’a été sérieusement étudiée. D’après une  source proche de l’enquête, recueillie par Mediapart, aucun fonctionnaire de la SDAT (Sous-direction anti-terroriste) ne se serait  rendu pour l’heure outre-Rhin. Le contre-feu parfait.

Le propre des conférences de presse judiciaire, c’est aussi de tourner parfois en rond. De dévoiler que tout ne peut y être débattu en  profondeur, malgré les apparences de transparence. C’est même  leur paradoxe et, d’une certaine façon, leur belle étrangeté : comment parler publiquement, micros ouverts, d’une procédure couverte par le secret d’instruction ? Celle-ci n’échappe pas à ces moments délicats, où l’on doit parler sans dire. Notamment quand  viennent les questions embarrassantes, et importantes, sur les dernières fuites de l’affaire. Ainsi, quelques heures seulement après  la parution du Monde , le 25 mars, une dépêche AFP tombait.  Son titre allait jeter sérieusement le trouble : «Un manuel de fabrication de bombe retrouvé sur un ordinateur du groupe Coupat».  Son contenu évoquait un «dossier informatique d’une soixantaine  de pages détaillant les méthodes de fabrication et d’emploi de  bombes artisanales ». Mais aussi de «textes présentant des similitudes avec L’Insurrection qui vient» et un CD-Rom contenant  «la matrice de facture EDF pouvant servir à la fabrication de  faux justificatifs de domicile ».  

Là encore, rien qui ne constitue des preuves mais une série d’éléments accréditant, aux yeux des enquêteurs de la SDAT, «la possibilité d’une éventuelle association de malfaiteurs à visée terroriste ». Le soir même, Michèle Alliot-Marie était invitée du  «Grand journal» de Canal +, ou, plus exactement, son invitation  avait opportunément été avancée de 24 heures par la chaîne de  télé, ce qu’avait accepté la place Beauvau. Contre-feu parfait. 

En réalité, selon nos informations, ce sont cinq pré-expertises informatiques, sur vingt-deux demandées par le magistrat, qui sont  «revenues » comme dit le jargon judiciaire. L’une d’elles ferait  notamment état de notes de lecture effacées, courant 2008, sur le  disque dur d’Yldune Lévy, à propos du livre Les Experts mode  d’emploi , signé Richard Marlet, commissaire de la police technique et scientifique à la préfecture de police de Paris. Quant au  «manuel de bombes», informatiquement écrasé des années auparavant, il s’agirait tout bonnement d’un document Word, circulant  sur le Net dans les années 90 et passablement daté : on y lirait  notamment comment rendre explosive ? une disquette 5 pouces  un quart, format rangé depuis longtemps dans les oubliettes de  l’histoire informatique ! C’est dire la portée de la trouvaille. 

D’où la colère, jeudi matin, de William Bourdon, qui assure découvrir ces révélations dans la presse avant de les lire dans le  dossier : «C’est dérisoire et c’est à pleurer. Pour nous, ces informations sont la signature de l’impuissance des forces de l’ordre.  Nous ne sommes pas dans une procédure sur les faits, mais sur les  intentions. Des intentions qu’on vous prête, des intentions imaginaires .»  Même tonalité chez Mathieu Burnel, l’un des «9 de Tarnac». Au  micro de RTL, jeudi matin, il y est allé franco : «Ces documents là, ils les ont depuis le mois de novembre [date des perquisitions,  NDLR]. A mon avis, s’ils les sortent maintenant, c’était clairement pour répondre au problème que leur posait l’article du  Monde. Et ce qui est comique là-dedans, c’est que les personnes  qui font péter des bombes thermo-nucléaires à Muruora, et qui  se félicitent de leurs centrales nucléaires qui filent le cancer à  des régions entières, viennent nous tanner pour un pseudo manuel d’explosif. Ça frise presque le foutage de gueule. » Quelques  minutes seulement après cette déclaration, le porte-parle du ministère de l’intérieur se faisait parvenir le script de l’intervention.  C’est que Gérard Gachet suit l’affaire de près et que, dès ses premières minutes, elle se joue bien là : sur la scène médiatique. «On  a quand même eu droit de la part de M. Burnel , a-t-il fait part  à Mediapart, à un langage assez différent de l’image des épiciers  solidaires qu’on nous servait jusqu’ici. Même si, bien sûr, ça ne  prouve rien. Et que ça ne présage rien sur les suites de l’affaire.  » Et d’assurer : «J’ignore d’où vient la fuite du dossier dans la  presse, comme vers l’AFP. Le dossier est à l’instruction : nous  n’avons pas à en avoir connaissance. »  Au fond de la salle de la Ligue des droits de l’Homme, il y avait  une dernière silhouette. Celle de l’auteur discret d’un livre. Le  premier à paraître sur le sujet : Le Coup de Tarnac (Editions  Florent Massot). Annoncé nulle part, pour préserver la surprise,  l’ouvrage s’attacherait à remonter principalement la piste allemande. Il sera en librairie le 21 avril.

Comment Mam a bidonné le scoop de Tarnac

En réalité, trois ans avant son interpellation, le 11 novembre 2008, les services de sécurité français suivaient déjà Julien Coupat. Une fiche des Renseignements généraux du 28 octobre 2005, dont nous avons trouvé la trace, demande à son sujet «une mise sous surveillance immédiate» en stipulant «individu proche de la mouvance anarcho-autonome». Julien Coupat a pris goût à la castagne lors des grandes manifestations antiglobalisation. L’administration l’a dans le colimateur.

 

Les services de renseignement financier de Tracfin se penchent même sur sa petite communauté d’amis, établie au village de Tarnac, son épicerie, sa ferme. Dans un rapport du 10 novembre 2005, Philippe Defins, l’un des chefs de Tracfin, les soupçonne de se livrer au «blanchiment du produit d’activités de1ictueuses». Une première paranoïa vite dissipée. Les parents de Julien Coupat s’avèrent à l’origine des mouvements financiers dont profitent ces jeunes fermiers. Gérard et Jocelyne Coupat, deux cadres supérieurs du groupe pharmaceutique Sanofi-Synthelabo, ne rechignent pas à aider leur intello de fils unique, adepte d’une vie communautaire loin des quartiers bobos.

 

Le dispositif sécuritaire autour du jeune Coupat se relâche, pour peu de temps. Après l’arrivée de Michèle Alliot-Marie au ministère de l’Intérieur, au printemps 2007, on considère que l’ultragauche basculera sous peu dans le terrorisme (NdL&I : c’est surtout Alain Bauer qui est le père de cette manipulation. Faire trembler le bourgeois pour lui fourguer son attirail sécuritaire, il sait y faire le grassouillet d’AB Consultants). Une construction sécuritaire lourde de conséquences.

 

Les véritables ennuis de Julien Coupat débutent quelques mois plus tard. Les policiers parisiens ont une conviction : Julien Coupat et sa copine Yildune Lévy-Guéant sont impliqués dans l’explosion d’une bombe artisanale de faible intensité, contre un centre de recrutement de l’armée américaine. dans le quartier de Time Square, à New-York, le 6 mars 2008. Aucune information en provenance des États-Unis ne permet de le démontrer. Qu’importe. Moins d’un mois plu tard. cette suspicion sert de prétexte au patron de la sous-direction antiterroriste de la police judiciaire, Frédéric Veaux, pour demander l’ouverture d’une enquête préliminaire, comme le montre son courrier du II avril 2008 au procureur (voir fac-similé).

Lettre de Fréderic Veaux sur Julien Coupat et Yldune Levy
Dans sa lettre, Frédéric Veaux établit un lien entre cette explosion et des déplacements entre le Canada et New York effectués bien plus tôt, au mois de janvier, par Julien Coupat et Yildune Lévy-Guéant. Un raisonnement tortueux. Quand l’attentat se produit le 6 mars, provoquant de légers dégâts matériels, les deux Français sont rentrés chez eux depuis plusieurs semaines. N’empêche, la section CI du parquet de Paris, en charge de l’antiterrorisme, ne remet pas en cause le bienfondé de l’hypothèse de départ. Pire, le 2 septembre 2008, le vice-procureur Alexandre Plantevin se réfère à nouveau à l’attentat de Time Square pour motiver, sur cinq pages, une prolongation des écoutes téléphoniques de l’épicerie.

 

Des vandales, mais pas des terroristes


Et de l’autre côté de l’Atlantique ? Qu’en pensent les limiers du FBI, à New York ? La semaine dernière, nous sommes entrés en contact avec leur représentant, l’agent Jim Margolan. Selon lui, «il n’existe pas à ce jour de mandat d’arrêt ou de demande officielle visant M. Coupat ou un autre Français» en relation avec l’explosion du 6 mars 2008. D’ailleurs, sur les près de 4 000 pages d’enquête, nous n’avons pas trouvé le moindre échange de données avec l’agence américaine.

 

Jonathan Dienst, un journaliste new-yorkais de la chaîne WNBC, a suivi les investigations du FBI sur l’affaire de Time Square. Il nous confirme que ses contacts auprès des enquêteurs «avaient dès le début invalidé la piste des deux Français aperçus au mois de janvier 2008 à la frontière américano-canadienne».

 

Et au Canada précisément, Kareen Dione, porte-parole des services frontaliers, nous précise qu’une «enquête avait été confiée à la Gendarmerie royale du Canada» sur Julien Coupat, soupçonné d’avoir voyagé entre les deux pays sans disposer des bons visas. Le 13 octobre 2008, les policiers français de l’antiterrorisme remplissent un procès-verbal de deux pages intitulé «Réception de renseignements émanant de la Gendarmerie royale du Canada». Pour toute pièce maîtresse, leurs homologues de Toronto transmettent un carnet supposé appartenir à Julien Coupat sur lequel ont été notés «des éléments relatant au jour le jour des réunions d’activistes d’extrême gauche s’étant tenues vraisemblablement à New York».

 

Aucun commencement de preuve quant à un lien éventuel avec l’attentat du 6 mars. Mais, en ce mois d’octobre 2008, la section antiterroriste du parquet de Paris ne se décourage pas. La piste ferroviaire tombe à pic. À défaut de dynamiteur de Time Square, Julien Coupat passera pour un dérailleur de trains.


Dans la nuit du 7 au 8 novembre, une rame transportant des déchets nucléaires retraités, baptisée Castor, circule de l’usine de retraitement de la Hague, en France, à la ville de Gorleben, en Allemagne. Les détails de l’itinéraire ont été mis en ligne un peu plus tôt sur le site Internet de l’association Sortir du nucléaire. La même nuit, le véhicule de Julien Coupat est identifié par des policiers à proximité d’un point du tracé; une voie TGV qui sera détériorée par l’installation de crochets métalliques.

 

Le 10 novembre, le bureau d’Interpol de Wiesbaden, en Allemagne, signale qu’un communiqué posté à Hanovre a revendiqué une série d’actions contre ces voies ferrées, perpétrés à l’aide de crochets métalliques, des deux côtés du Rhin, pour perturber le convoi de déchets nucléaires.

 

Or, selon un rapport des services de sécurité intérieurs de Berlin, le BKA, daté du 2 décembre 1996, les antinucléaires allemands utilisent depuis au moins 1995 ces mêmes crochets métalliques, qui cassent les caténaires des locomotives, pour provoquer des coupures de courant le long des voies sur lesquelles doivent circuler des déchets nucléaires. Ils ont pu influencer le groupe de Tarnac.

 

Comme le révèle un procès-verbal, les policiers français ont établi un lien entre une militante antinucléaire allemande, Sandra Gobe et Julien Coupat.

 

Pour autant, selon les experts de la SNCF que nous avons interrogés, ces crochets «interrompent le trafic en occasionnant des dégâts matériels, mais ne peuvent pas provoquer de déraillement». Du vandalisme, mais pas du terrorisme.

 

Le 11 novembre 2008, dix membres de la communauté de Tarnac ont été pourtant interpellés et placés en garde à vue pour… «association de malfaiteurs en vue de la préparation d’acte de terrorisme» .

 

Aujourd’hui, l’incompréhension prévaut. En témoigne ce procès-verbal du 16 février 2009, consignant un énième interrogatoire de Manon Glibert, 26 ans, prof de musique, résidente à ces heures de la ferme de Tarnac, mise en examen elle aussi. Le juge Edmond Brunaud la questionne longuement sur ses lectures, sur les auteurs contestataires qu’elle a lus ces dernières années. En guise de conclusion, le magistrat demande : «Comprenez- vous aujourd’hui ce qu’il vous est reproché.» Et, laconique, Manon de répondre : «Non, je ne comprends toujours pas ce qui m’est reproché

La fabrique d’un présumé coupable

C’est la chronique d’un nouveau fiasco judiciaire. D’une enquête qu’on disait «fulgurante» et qui ne cesse de perdre pied.
C’est la chronique d’un nouveau fiasco judiciaire. D’une enquête qu’on disait «fulgurante» et qui ne cesse de perdre pied.

Dernier suspect écroué dans l’affaire des sabotages des lignes de TGV, Julien Coupat, 34 ans, mis en examen pour «association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste» est maintenu en détention après le rejet de trois demandes de remise en liberté, dont la dernière fin mars. Il termine son sixième mois de détention.

«Sa détention provisoire se prolonge en dehors des règles de droit, s’indigne Me Irène Terrel, son avocate. Il n’a pas de casier judiciaire, les faits qui lui sont reprochés sont des dégradations qui n’ont rien à voir avec du terrorisme. Non seulement aucun élément matériel n’a été retrouvé, pas de trace d’ADN, ni d’empreinte, mais les faits sont revendiqués par d’autres, en Allemagne !» Un collectif antinucléaire d’outre-Rhin a, en effet, revendiqué les actions de sabotage et ce dès le 10 novembre.

Le manque de preuves et la volonté de maintenir l’accusation de terrorisme provoquent lentement la dérive du dossier. Dernier exemple en date: le juge d’instruction a consacré ses derniers interrogatoires à l’analyse de L’insurrection qui vient, un petit livre publié sous la signature du Comité invisible en 2007, et dont Julien Coupat est soupçonné d’être l’auteur.

«Deal». Jeudi dernier, Eric Hazan, l’éditeur à «la Fabrique» de L’insurrection qui vient a été interrogé durant trois heures par les policiers de la sous-direction de l’antiterrorisme (Sdat). L’intérêt policier pour le livre tient dans le fait que «le réseau TGV» soit mentionné parmi les cibles potentielles d’un sabotage insurrectionnel, et surtout qu’un témoin sous x a désigné Coupat, non pas comme l’auteur des sabotages, mais comme l’auteur de l’ouvrage… Julien Coupat nie pour les sabotages comme pour le livre. A la question «Qui est l’auteur principal ou collectif de L’insurrection qui vient ?», il a clairement répondu au juge: «Je l’ignore et je ne suis pas l’auteur de ce livre.»

«J’ai dit aux policiers que ce livre a été écrit par un collectif d’auteurs dont je me suis engagé à préserver l’anonymat», explique Eric Hazan à Libération. Aucun contrat n’a d’ailleurs été signé. «Ils ne voulaient pas d’argent, le deal était que je leur donne autant de livres qu’ils voulaient.»

Mais les policiers ont aussi consigné les réponses d’Eric Hazan interviewé sur RMC sur le livre. «On l’a qualifié de bréviaire anarchiste… de manuel de terrorisme… En fait, c’est un livre de critique sociale et de philosophie, a expliqué l’éditeur. Julien Coupat n’est pas un spécialiste de sabotage ou de cocktail Molotov, c’est un philosophe, il a écrit un livre de philosophie.» Les policiers surlignent la phrase «il a écrit». «Je me suis embrouillé ce jour-là au téléphone, concède Eric Hazan. Mais ils ont relevé cette phrase, en oubliant les dizaines d’autres. Leur problème n’est pas de faire émerger la vérité, mais de charger à fond.»

«Légal». Les policiers ont aussi réalisé la retranscription de Salut les terriens, l’émission de Thierry Ardisson, qui avait interviewé Gérard Coupat, le père de Julien. «Cela montre le vide du dossier et le manque de sérieux de cette instruction», s’insurge Eric Hazan.

Le Comité invisible, présenté dans le livre comme un «collectif imaginaire», est devenu l’appellation policière du groupe. Le procureur Jean-Claude Marin l’a transformé en «cellule invisible» lors de sa conférence de presse, en novembre. «Nous avons retrouvé des écrits qui légitiment les attaques contre l’Etat», avait dit la ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie, en décembre. Dans la foulée, le juge Fragnoli a estimé que le livre pourrait être «le support idéologique justifiant les actes de sabotages».  «C’est un ouvrage public, légal, qu’on trouve à la Fnac, qui n’a jamais fait l’objet d’aucune poursuite», s’insurge Irène Terrel.

Sept mois de traque d’une cellule invisible

LA NUIT DU SABOTAGE

Lorsqu’ils sont arrêtés, en novembre 2008, Julien Coupat et ses amis du «groupe de Tarnac» sont déjà étroitement surveillés pour des faits de «terrorisme» présumé depuis le mois d’avril précédent. La sous-direction antiterroriste (Sdat) de la police judiciaire n’a rien révélé de probant. Mais au terme de cette traque de sept mois, la Sdat retrouve Julien Coupat passant trop près d’une ligne de TGV, visée par un sabotage. Le groupe est aussitôt arrêté. C’est pendant les gardes à vue que les policiers entendent un témoin sous « x » qui accuse Julien Coupat de vouloir «renverser l’Etat». Le Comité invisible, auteur de L’insurrection qui vient, est transformé en « organisation terroriste ». Libération dévoile les pièces de l’accusation.

Dans la nuit du 7 au 8 novembre, Coupat conduit les policiers, qui le filaient en Seine-et-Marne, à proximité de la ligne du TGV Est, où a lieu l’un des quatre sabotages de la nuit. Il est en compagnie d’Yildune Lévy et il cherche à déjouer la surveillance policière. La filature commence à 18 h 25 au niveau de l’autoroute A4. Le couple emprunte les départementales D81 et D845, autour de Dhuisy. Leur Mercedes est vue, tous feux éteints sur un chemin, non loin de la D845. Une demi-heure plus tard, la voilà qui repart vers Dhuisy. Elle s’arrête près d’un pont de chemin de fer, emprunte une voie de service, puis repart. A 20 h 45, elle stationne vers Dhuisy et repart encore en direction du chemin de fer. Finalement, Julien Coupat et Yildune Lévy choisissent de se restaurer à la Bella Vita, une pizzeria de Trilport. Ils en sortent à 22 h 35, remontent dans leur voiture, qui reste stationnée là jusqu’à 3 h 50 du matin. Laps de temps pendant lequel ils dorment. C’est alors qu’ils repartent dans la campagne et se garent une nouvelle fois, toujours surveillés. Ils racontent tous deux avoir fait l’amour (lire page suivante), avant de repartir vers Paris, à 4 h 20. «La plupart des gens ignorent ma proximité avec Yildune, ce qui ne fait pas de Tarnac le lieu idéal pour un week-end en amoureux», confie Coupat au juge. «En raison de mes relations amoureuses avec Julien, je ne m’exprimerai que lorsque j’aurai pris connaissance de ses propres déclarations sur le sujet», déclare Yildune Lévy en première comparution.

«Cet arrêt à proximité d’une voie ferrée, cible potentielle de la mouvance anarcho-autonome, nous conduisait à procéder à des recherches sur cette voie, rapporte un rapport de la Sdat. Ces recherches n’amenaient la découverte d’aucun engin explosif.» Rien. Le couple ne laisse aucun élément matériel derrière lui, hormis des horaires SNCF et un emballage de lampe frontale laissés dans une poubelle publique à Trilport. Coupat dira avoir fait le ménage dans la voiture avant d’y dormir, et avoir jeté des horaires, pris le matin avec son père dans une agence SNCF. Au juge, sceptique sur le «hasard» de sa présence sur les lieux, Coupat répond, le 11 février : «J’avais une prescience ? Je n’en sais pas plus qu’un autre.»

Le train castor

L’accusation prend forme, le 8 novembre, au matin des sabotages des lignes TGV. La PJ s’aperçoit qu’outre Coupat et Lévy, trois amis de Tarnac ont aussi dormi dans une voiture, mais très loin de là. Manon Glibert, Benjamin Rosoux et Gabrielle Hallez, l’ex-compagne de Coupat, ont été contrôlés par les gendarmes en lisière de bois au lieu-dit Saint-Ulrich (Haut-Rhin). «Notons que le véhicule se situe à moins de quatre kilomètres de la ligne ferroviaire sur laquelle devait passer le train de matières radioactives, dit train Castor, et à moins de dix kilomètres de la ligne de passage du TGV Est», note la PJ. C’est l’autre découverte de la police, au matin. La nuit du 7 novembre correspond au transport de déchets radioactifs entre La Hague et Gorbelen, en Allemagne. «Le passage du train était sujet à des actions de toute nature de la part des militants antinucléaires.» Hallez dit qu’elle ignorait tout «des actions Castor». Elle avait entraîné ses amis dans un week-end à Strasbourg, ils s’étaient garés à Saint-Ulrich pour dormir.

Les policiers joignent à la procédure la liste d’actions prévues sur le passage du train Castor établie par le réseau Sortir du nucléaire. «La date du départ est plus que symbolique, signalait le réseau. Voici quatre ans, Sébastien Briat décédait lors d’une tentative de blocage d’un de ces transports. En Allemagne, Sébastien n’est pas oublié non plus.» Le 7 novembre 2004, ce jeune militant était mort percuté par un train Castor. Les dégradations qui ont visé les lignes TGV dans la nuit du 7 au 8 novembre se sont justement réparties sur un axe Nord-Est, celui du trajet du train Castor de La Hague vers l’Allemagne. En consignant les quatre dégradations de la nuit, les policiers sont avisés par la SNCF d’une cinquième action survenue quinze jours auparavant. «Dans la nuit du 25 au 26 octobre, un crochet métallique en tous points similaire avait été utilisé sur la ligne TGV Est dans le sens Paris-Strasbourg à hauteur de Vigny [Moselle, ndlr]. Constatons que le lieu de commission de cette dégradation est situé à 70 km du lieu de résidence des parents de Gabrielle Hallez.» Coupat avait justement passé ce week-end-là avec elle, et avec leur fille de 3 ans.

EPIÉS PARTOUT

Le coup de filet contre le groupe de Tarnac était plus qu’annoncé. Six mois avant, le 11 avril, la Sdat avait révélé au parquet l’existence sur le territoire national d’une «structure clandestine anarcho-autonome», «entretenant des relations conspiratives avec des militants de la même idéologie implantés à l’étranger et projetant de commettre des actions violentes». La sous-direction de la PJ parle alors d’une «vingtaine d’activistes», de «bases logistiques en région parisienne et en province», de «liens opérationnels» à l’étranger. Julien Coupat est déjà présenté comme le «leader» de ce réseau et Yildune Lévy «une militante autonome parisienne».

Le soupçon américain

La Sdat dénonce leur entrée clandestine aux Etats-Unis en janvier 2008. Un sac abandonné par Coupat dans une voiture a été retrouvé par les Canadiens.Et dans le sac, une copie du permis de conduire de Coupat, des textes «subversifs» en langue anglaise, et des photos de Times Square à New York. Alors que Coupat et Lévy expliqueront être simplement partis en vacance, la Sdat a un autre scénario :«Le 6 mars 2008, le centre de recrutement de l’armée situé à Times Square a fait l’objet d’un attentat par jet de grenade ayant causé des dégâts matériels. A ce jour, les services américains n’ont toujours pas identifié les auteurs de ces faits.» Mais en France, la construction des suspects de Tarnac a commencé. «Si les autorités américaines ont quelque chose à me reprocher, elles n’ont qu’à le faire», a répondu Julien Coupat au juge, début février. «Pour aller aux Etats-Unis, il fallait un passeport à visa biométrique, et comme je refuse ce type de contrôle, j’ai décidé de passer clandestinement aux Etats-Unis. La frontière avec le Canada fait plusieurs milliers de kilomètres. N’importe qui peut la traverser à pied.» La note du 11 avril 2008 provoque néanmoins l’ouverture d’une enquête préliminaire.

Tous filmés

Les policiers antiterroristes mettent les moyens. Le 22 juillet, ils prennent position autour de la ferme du Goutailloux, en Corrèze, achetée par Coupat et ses amis. Comme du temps d’Action directe, cette surveillance donne lieu à un album photos, où l’on voit les bois, la ferme, des voitures. Et des silhouettes photographiées, floues. Coupat est parfois suivi. Fin août, un service technique installe des caméras de surveillance sur les deux chemins d’accès à la ferme. Durant un mois, les visages de tous les visiteurs sont numérotés et répertoriés. Une fois identifié, chacun est placé sous écoute. Le 5 septembre à 13 h 13, la conversation n°255 enregistrée signale que Coupat va expédier à sa famille par la poste des clefs de voiture. Les policiers foncent au centre de tri de Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine) et trouvent «une enveloppe bulle laissant apparaître une excroissance». C’est une clé. Au verso, on peut lire : «EXP : T. de Linotte. 15 bd de l’oubli. Paris.» Mais ce courrier vient de Thessalonique, en Grèce, où se tient la 73e foire internationale de la ville. Des «groupuscules anarchistes» ont manifesté. Un cocktail Molotov aurait été lancé sur un distributeur de billets. «Un jet de pierre aurait visé le hall d’entrée du consulat de France», relèvent les policiers, qui brûlent d’écrire que Coupat pourrait être entré en action. Coupat dira avoir simplement participé à un forum social.

Des caméras de vidéosurveillance sont aussi placées dans la cour de son immeuble à Paris. Nouvel album. Le 16 octobre, Coupat rejoint un rassemblement contre le fichier Edvige à Paris. On le voit distribuer des tracts. Tous ceux qu’il approche sont photographiés. Les écoutes continuent. Le 31 octobre, une militante parle «d’un départ collectif en véhicule». Aussitôt, les policiers se mettent en chasse. Il s’agit de la préparation de la manif du 3 novembre à Vichy contre la tenue du sommet des ministres de l’UE. Là encore, les policiers récupèrent des images de vidéosurveillance. Coupat est particulièrement observé au milieu des incidents qui opposent un groupe de manifestants aux policiers. Il aurait «donné des instructions» à certains au moment où des manifestants accrochent une corde à la grille d’un véhicule de police pour le tirer. Coupat se défend de toute violence. «D’ailleurs tirer les cordes est un vieux jeu médiéval», dit-il au juge.

L’ENQUÊTE À CHARGE

Le 11 novembre, l’opération policière sur Tarnac est massive : 150 policiers interviennent – 60 de la Sdat, 50 de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) et 40 policiers locaux. Mais les perquisitions ne permettent la découverte d’aucun élément matériel. Les prétendues «bases logistiques en région parisienne et en province» dénoncées par la Sdat, en avril 2008, ne contiennent rien. Pas d’armes, pas d’explosifs, pas d’engin incendiaire, pas même de fers à béton. Dans une cheminée, deux gilets pare-balles dans un sac-poubelle sont découverts, provoquant le scepticisme des occupants. «Je n’ai jamais vu ce sac auparavant», assure Benjamin Rosoux, qui s’occupait de l’épicerie.

«En souvenir de Sébastien»

Yildune Lévy, étudiante chercheuse en archéologie, a téléchargé en février 2007 sur Internet un document qui explique la fabrication d’un engin incendiaire. Intéressant pour cerner sa personnalité, mais insuffisant pour constituer une charge. A Tarnac, un livre en allemand est aussi saisi : Autonome in Bewegung (Autonomes en mouvement). Page 336, les policiers découvrent «une photo d’une coupure de presse contenant elle-même une petite photo sur laquelle on distingue un crochet métallique». Le livre évoque les actions du printemps 1995 à novembre 2002 pour «perturber la progression ferroviaire de cinq transports Castor ayant rejoint le site de Gorbelen» et il parle aussi des crochets métalliques posés sur les caténaires. «Ce mode opératoire est évoqué pour les transports Castor de 1995 (une centaine de crochets auraient été posés) et de 1996. La légende de la photo signale : « Ce crochet a paralysé Berlin, en mai 1996″», écrivent les policiers.

Le 10 novembre, veille de l’opération policière, un groupe antinucléaire allemand a justement revendiqué l’action sur le réseau TGV, dans un courrier dactylographié adressé au Berliner Zeitung. Il évoque l’utilisation de crochets, dans l’objectif de perturber le trafic ferroviaire sur le parcours emprunté par le train Castor d’acheminement des déchets. Le texte de revendication fait allusion au «souvenir de Sébastien», le jeune militant mort en 2004. Cette lettre en version originale allemande et traduite en français est versée au dossier. Mais la piste allemande est délibérément mise au rencart, puisqu’elle contredit la thèse de la «structure clandestine anarcho-autonome» démantelée sur le territoire. Les interpellations ont été annoncées, le matin même, lors d’une conférence de presse de la ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie.

Le témoin 42

Les policiers introduisent le témoin 42. Cette personne, entendue sous «x» le 14 novembre, ne révèle aucun plan secret susceptible de nourrir une accusation de terrorisme. «Julien Coupat souhaite le renversement de l’Etat par le biais d’actions de déstabilisation qui auraient pu aller jusqu’à des actions violentes, assure 42. C’est pourquoi je souhaitais apporter mon témoignage.» L’anonyme assure que le groupe a pris la dénomination «Comité invisible sous section du parti imaginaire», qu’il a été rejoint par des squatteurs, puis par des ultras, anciens des Black Blocks. Les membres du groupe se seraient «isolés socialement», puis auraient expérimenté «une logique de territoire», avec l’acquisition de savoir-faire agricoles et artisanaux. «A partir de 2005, l’information a commencé à circuler que le temps de l’action était venu.» Le livre L’insurrection qui vient est finalisé en 2007. «A partir de là, le groupe constitué autour de Julien Coupat s’est complètement refermé sur lui-même», assure le témoin 42.

Aucun détail. Pas d’accusations précises. Le lien avec les dégradations n’est pas fait. Mais il ne reste plus qu’à se pencher sur L’insurrection qui vient.

Julien Coupat: «L’antiterrorisme est la forme moderne du procès en sorcellerie»

Le diable aime les détails. Signe des temps, les détails sont numériques. Le 26 janvier, le chef de section d’assistance aux investigations judiciaires du Bureau de la lutte anti-terroriste adresse un mail au juge Thierry Fragnoli, qui commence sérieusement à s’impatienter. Où sont les expertises des crochets saboteurs de lignes de chemin de fer? Ce mail, jamais révélé, Mediapart en a lu une copie. Réponse policière: la gendarmerie fait au plus vite. Son rapport arrivera «vers le vendredi 13 février». Et l’homme d’ajouter, comme dans une parenthèse d’impuissance : vendredi 13, «(jour de chance, il nous en faut). Bien cordialement».

La suite, on la connaît. De la chance, les enquêteurs n’en ont pas eu. Ni ADN, ni empreinte digitale, rien. En ces temps numériques de la preuve scientifique absolue, ça la fiche mal. Surtout quand les relevés d’indices ne se font pas dans les règles de l’art (policier), comme ça semble avoir été le cas sur plusieurs des cinq lieux de sabotages (un en octobre 2008, quatre simultanés en novembre)… Quant à la chance, comme facteur d’enquête, on a connu plus rigoureux.

D’ailleurs, depuis l’offensive des avocats début avril, et les dernières révélations successives (cf. onglet Prolonger et ci-dessous), les langues commencent (un peu) à se délier. Selon différentes sources proches du dossier, recoupées par Mediapart, l’origine du cafouillage de l’enquête pourrait venir de là. Venir du pataquès autour de l’ADN. Le 8 novembre, au lendemain des dégradations sur les lignes SNCF, c’est ambiance de crise au ministère de l’intérieur. Chacun y va de ses suggestions. La Sous-direction anti-terroriste (SDAT) et la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) ont de forts doutes sur Julien Coupat et son amie, Yildune Lévy. Ils viennent d’être pistés dans la nuit en Seine-et-Marne, à proximité d’un des lieux en question. Trois de leurs amis ont également été contrôlés dans la même nuit, à proximité d’une autre ligne SNCF. Mais ce sont surtout les gendarmes, selon nos informations, qui se montrent les plus affirmatifs. Ils assurent au cabinet de Michèle Alliot-Marie avoir «tout ce qu’il faut» pour confondre les auteurs, aux dires de différents témoignages. Entendre: ils ont les crochets et les empreintes qui vont avec. La date est d’importance. Moins de deux mois plus tard, c’est la grande fusion police/gendarmerie. La «grande œuvre» de la ministre de l’intérieur. Tarnac, c’est un peu ça: de la fusion avant l’heure, un exercice taille réelle et grandeur nature, entre Paris et la Corrèze, police et pandores. Le mail du 26 janvier en dit long, involontairement, sur le résultat. Confusion, plutôt que fusion.

Le diable affectionne également les cachotteries. De source pénitentiaire, une information est parvenue tout récemment à Mediapart. Des hommes des «services» se seraient dernièrement intéressés de près au parloir de la prison de la Santé. En clair: on les soupçonne d’avoir placé des micros espions dans le lieu même où Julien Coupat se rend à chacune des visites qu’il reçoit; lui, le dernier des neuf mis en examen encore en détention provisoire. Réponse officielle de la police: «La procédure antiterroriste prévoit de pouvoir sonoriser une pièce, sur demande exprès du magistrat. Si tel est le cas, cela devrait apparaître dans le dossier d’instruction, lui-même couvert par le secret d’instruction.» Traduction: une telle «sonorisation» est possible – mais on ne dira pas si c’est le cas. Ni si ce n’est pas le cas. Ni même, comme cela s’est vu, si les retranscriptions s’arrêtent miraculeusement avant de figurer dans le dossier… Quoi qu’il en soit, à cette date, nulle trace d’écoute indiscrète à la prison de la Santé dans les différents tomes d’instruction, que nous avons pu consulter. Mais tout de même, comme dans bien des affaires judiciaires, sont annexés au moins deux courriers expédiés notamment à Yildune Lévy, du temps où elle était incarcérée. C’est dire que la surveillance ne s’est pas desserrée, après les interpellations.

Au contraire, même. Sur les enquêteurs, la pression est devenue énorme. La faute à la médiatisation, disent-ils – plus qu’aux faits eux-mêmes, finalement mineurs. D’où les confidences, en passant, de plusieurs services de police. «Des éléments sont en train de rentrer.» Des expertises, des auditions, des traductions (liées à la revendication des actes de sabotages par des Allemands, dès le 10 novembre, soit la veille des arrestations de Coupat & co.). Autrement dit: policiers et magistrats se donnent du temps. C’est en effet leur dernière carte. Tant, jusqu’ici, on trouve bien des coïncidences dans le dossier, on trouve bien des écrits, on trouve bien des actions, des filatures, des «interceptions de sécurité», de la comptabilité, près de cinq mille livres dans la «bibliothèque solidaire» du village dont une trentaine saisis, plus ou moins qualifiés de subversifs, mais aucune preuve. Ni matérielle, ni probante. Ni même aucun témoin direct.

Autre élément troublant: lors de la fameuse nuit du 7 au 8 novembre, on dénombre rien de moins que quatre incidents sur quatre lignes SNCF en quatre lieux différents. Paradoxalement, le sabotage reproché à Julien Coupat – qu’il nie farouchement, on va le voir – serait celui qui a occasionné le moins de dégâts, si l’on en croit les experts cheminots. Quid des trois autres sabotages? Avec quelles équipes? Quels moyens? Quelle coordination éventuelle? La police, dit-elle, travaille sur la question.

Et puis, se pose toujours une autre question, et de taille: savoir si les faits relèvent bien du terrorisme, comme le martèle le parquet de Paris, ou si, au contraire, il s’agit au pire de simples dégradations, comme l’ont rappelé Irène Terrel, avocate de Julien Coupat, et William Bourdon, conseil d’Yildune Lévy, dans un long mémo adressé au juge Fragnoli, le 25 mars dernier, lui demandant de requalifier les faits. Demande restée, pour l’heure, sans réponse.

«Je refuse de répondre»

Se taire. Ne pas répondre. Ne pas être «beau joueur», comme dit l’adage. C’est un droit, prévu dans le code pénal. Mais rarement revendiqué. Ou pas longtemps. C’est pourtant ce qu’a fait Julien Coupat en garde à vue, dans les sous-sols de la Sous-direction de l’antiterrorisme (Sdat), entre le 11 et le 14 novembre 2008. Il venait de se faire interpeller à Tarnac. Perquisitions, direction Paris à 160 km/h sur l’autoroute, précipitation. Rapidement, Julien Coupat va comprendre de quoi on l’accuse: chef d’une association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Et voilà le grand jeu du grand mutique qui commence. Sur les procès-verbaux de ses douze auditions en quatre jours, auxquels Mediapart a eu accès, on lit «je refuse de répondre». Une fois, dix fois, cinquante fois. Sur lui, sur son militantisme, sur ses revues, ses amis, ses filatures, ses contre-filatures, son passage clandestin à la frontière américano-canadienne (janvier 2008, qui lui vaudra les soupçons du FBI), sa présence aux abords de la ligne de chemin de fer à Dhuisy (Seine-et-Marne) dans la nuit du 7 au 8 novembre, ses amitiés présumées avec des activistes anti-nucléaires allemands.

«Je refuse de répondre», toujours.

– Le policier: «Confirmez-vous votre participation dans le cadre du black bloc lors d’un sommet du G8 se tenant à Evian?»
– Coupat: «Je refuse de répondre.»
– Le policier: «Avez-vous participé à une action visant à bloquer un forum à Isola San Giorgio (Italie) concernant l’organisation de l’écologie, le 15 septembre 2004?»
– Coupat: «Je refuse de répondre.»
– Le policier: «Vous avez participé en mars 2007 à la parution, sous le nom du Comité invisible, d’un pamphlet libertaire intitulé l’Insurrection qui vient, confirmez-vous être à l’origine de cette parution?»
– Coupat: «Je refuse de répondre.»

Parfois, il y a des variantes – très rares, mais qui ne changent rien. «Je ne veux pas parler.»

Julien Coupat ne signe pas non plus ses PV. Refuse de se soumettre à un prélèvement ADN (les policiers lui prendront ses vêtements lors d’une douche). Refuse de donner ses empreintes digitales (les policiers iront chercher dans les fichiers de la prison de la Santé où obligation est faite de donner ses empreintes pour les comparutions chez le juge). Refuse, aussi, l’expertise graphologique. Il se tait. A longueur de longues heures. Les seuls moments où il cause, c’est pour justifier pourquoi il ne cause pas.

Ainsi, 8h20, 12 novembre, premier interrogatoire:

– Le policier: «Pouvez-vous nous expliquer les raisons de votre silence?»
– Coupat: «Je récuse le type de procédure d’exception tant policière que judiciaire dont l’anti-terrorisme est le paravent.»
– Le policier: «N’y aurait-il pas d’autres moyens que le silence pour s’opposer à ce type de procédure?»
– Coupat: «Non, pas dans ma position.»
– Le policier: «Voulez-vous dire que vous allez refuser de répondre systématiquement?»
– Coupat: «Oui.»

Ainsi, deuxième audition, le même jour:

– Le policier: «Avez-vous bien conscience que votre décision de garder le silence sur le thème de votre engagement politique peut vous porter préjudice, dans la mesure où il ne vous permet pas de comprendre dans quel cadre sont les faits qui vous sont reprochés?»
– Coupat: «Je refuse de répondre.»

Quand, à l’ultime audition chez les policiers, à l’ultime minute, ou presque, des 96 heures de garde à vue, Julien Coupat consent enfin à être plus loquace. Mais, là encore, pour dire pourquoi il ne dira rien. Il s’élance: «Mon arrestation est l’aboutissement d’environ une année d’enquête préliminaire dans le cadre des lois anti-terroristes. L’anti-terrorisme reproche centralement à ceux qu’il vise des intentions, des idées, et reproche des infractions seulement en second lieu comme matérialisation de ces idées et intentions. Si bien que ce qui est centralement jugé, ce ne sont pas les actes, mais quelque chose que la procédure leur prête. Si l’on suit le fil des auditions, il apparaît que me sont reprochées deux dégradations qui, pour n’être pas sans conséquences, n’en demeurent pas moins mineures, en ce qu’elles mettent en danger la vie de personne. Il va de soi dans un tel cadre que toutes déclarations à la police ne pourraient n’être qu’à ma charge»…

Face au juge: «J’aurais une prescience?»

Quelques heures plus tard, Julien Coupat est présenté à son juge d’instruction, Thierry Fragnoli. Autre interlocuteur, autre ambiance, autre tournure. La confrontation entre les deux hommes change la donne. Sur le mode de l’ironie. De la fronde. Des sous-entendus. Tout commence comme cela avait fini chez les policiers, par une justification détaillée de son silence. Cette fois, Julien Coupat ajoute: «L’antiterrorisme est la forme moderne du procès en sorcellerie. Toutes les auditions visent très manifestement à accréditer la thèse selon laquelle je serais le chef, le gourou, d’une soi-disant organisation anarcho-autonome. Il faudra qu’on m’explique le paradoxe: je serais le chef, c’est-à-dire celui qui nie l’autonomie d’un groupe de gens, qui sont réputés autonomes.»

Il est 15h40, le 15 novembre 2008.

Julien Coupat vient d’être mis en examen.

Sa raillerie, on la retrouve à tout moment, au détour de chaque feuillet, de chaque déposition. Quand le juge lui demande comment, avec ses «revenus modestes», il finance autant de «déplacements et de séjours tant en France que dans divers pays du monde», il rétorque: «Je suis économe». A propos des policiers qui le suivaient dans la nuit des sabotages, il raconte: «on s’est enfoncés dans la campagne pour voir si nous [lui et Yildune, NDLR] étions suivis. Et nous n’avons eu aucun répit puisque, où que nous allions, trente secondes après s’être arrêtés, même dans les endroits les plus reculés, il y a des voitures qui surgissaient. Je ne sais pas s’il faut que je vous donne les plaques…»
– Le juge: «N’y avait-il pas d’autres moyens, plus simples, d’échapper à cette surveillance que vous dites avoir repérée, comme, par exemple, tout simplement, se perdre dans une foule sur un trottoir de Paris?»
– Coupat: «Ce que vous dites relève d’un niveau d’intimité assez faible. Par ailleurs, je ne sache pas que le fait de marcher dans Paris fasse que l’on cesse de nous suivre maniaquement. Dans les derniers mois, c’est devenu le lieu de sentiment obsidional, c’est-à-dire le fait de se sentir assiégé en permanence.»
– Le juge: «Comment expliquez-vous que le lieu où vous avez été localisé, dans la nuit du 7 au 8, ait été précisément l’endroit où une action visant à bloquer le trafic TGV a été commise?»
– Coupat: «J’aurais une prescience? Je n’en sais pas plus qu’un autre…» Plus tard, à propos d’un élément annexe, Julien Coupat lâche: «Malgré mes talents avérés de voyance, je n’ai pas de solution à cette énigme.»

Tout y passe. Les questions du juge se font de plus en plus personnalisées, se concentrent sur lui, sur son autorité morale présumée. Certains, parmi les amis de Julien Coupat, ont reconnu son influence devant les policiers de la SDAT. Avant de se rétracter. Tous. Certaines parlent d’«insultes sexuelles», de menaces de ne pas revoir leurs enfants avant quelques années, de PV moyennement fidèles à leurs déclarations. Le plus jeune du lot est interrogé près d’une quinzaine fois – record absolu, plus que Coupat lui-même. Réponse de celui que la justice soupçonne d’être le chef de bande terroriste: «On est toujours soi-même mal placé pour savoir l’influence que l’on exerce. En revanche, on est bien mieux placé pour savoir les influences que l’on subit et, pour ma part, il ne m’a jamais gêné de subir des influences, au sens où André Gide l’entendait.»

«Construction intellectuelle»

L’un des points intéressant les enquêteurs est une réunion qui se serait tenue à Rouen, où vit en alternance une bonne partie des Tarnac, en amont de la contre-manifestation du sommet sur l’immigration des ministres de l’intérieur européens, à Vichy, le 3 novembre 2008. Pour les policiers, Julien Coupat est le coordinateur du désordre. Celui qui dit à chacun ce qu’il doit amener, et quel rôle il devra tenir. Ce soir-là, à Vichy, la manifestation est bien l’objet de plusieurs débordements sérieux, mais rien qui ne tourne à l’émeute. D’ailleurs, Julien Coupat n’est pas même poursuivi pour sa participation aux faits. Et quoi qu’il en soit: on est fort loin du terrorisme. Néanmoins, le juge Fragnoli veut savoir si Julien Coupat est bien celui qui tirait la corde accrochée à une barrière de police, comme le laissent supposer les caméras de surveillance de la ville. Réponse: «Si vous consultez les blogs [des manifestants, NDLR], vous verrez bien que cette idée circulait déjà sans qu’elle puisse m’être attribuée. Il ne s’agissait pas de tirer la barrière. (…) La vocation de la corde, pour ce que j’en comprends, était un peu comme pour le jeu Intervilles. De matérialiser, plutôt qu’un affrontement stérile avec la police, un effort collectif plutôt ludique autour d’une corde. L’idée qu’avec une corde, on puisse arracher une barrière de police m’apparaît une aberration et pour cause: ce jour-là, rien n’a été arraché du tout.» Une audition plus loin, et Julien Coupat précise: «Tirer les cordes est un vieux jeu médiéval où l’on trouve difficilement la trace d’une violence quelconque. C’est plutôt de l’ordre du sport collectif.»

Quant à cette réunion des ministres de la justice et de police européens «dans l’ancien siège du gouvernement de Vichy», pour lui, comme pour quelques autres, «c’était une gigantesque provocation».

Souvent, au détour d’une question, le juge Fragnoli dégaine L’Insurrection qui vient, ouvrage collectif que les enquêteurs attribuent principalement à Julien Coupat – ce qu’il nie à plusieurs reprises, et ouvrage qui a même été téléchargé sur Internet par le magistrat instructeur et reversé au dossier… L’interrogatoire glisse alors. Il se fait explications de textes. C’est thèse contre thèse, synthèse contre hypothèses. Une affaire de spécialistes, presque une discussion entre exégètes. Soudain, l’ambiance du palais de justice semble loin. Soudain, on erre quelque part entre une librairie et un amphi entre deux férus d’histoire politique. A moins qu’il ne s’agisse de numérologie. Exemple :

Le juge Fragnoli: «Curieusement, les dates [des sabotages, NDLR] du 25 octobre et du 7 novembre ne sont pas si anodines qu’elles paraissent puisque chacun sait que c’est le 25 octobre (dans le calendrier julien, soit le 7 novembre dans le calendrier grégorien) qu’a eu lieu ce que l’Histoire a retenu sous le nom de l’insurrection de Petrograd, élément fondateur de la révolution russe qui éclate en 1917 dirigée par Léon Trotski,  et ayant pour objectif des points stratégiques tels que notamment les ponts et les gares. Cette même nuit du 25 au 26 octobre (soit du 7 au 8 novembre 1917 en calendrier grégorien), le palais d’Hiver était pris par les insurgés. Or précisément, il est fait allusion à cet épisode historique dans L’Insurrection qui vient. Page 118: «Les moments de grand retournement: 10 août 1792, 18 mars 1871, octobre 1917» [octobre 1917 souligné par le juge, NDLR]. Page 121: «Il y a bien encore des palais d’Hiver.» On pourrait presque en déduire que le choix de ces dates du 25 octobre du 7 novembre par les auteurs de dégradations des lignes TGV est à lui seul un symbole, voire un hommage, pour ne pas dire un message s’inscrivant dans la même veine que L’Insurrection qui vient. Qu’en pensez-vous?»
Coupat: «J’y vois de votre part une construction intellectuelle et un scénario cohérent, mais je ne vois toujours pas le rapport avec mon humble personne.»

Un autre jour, quand le juge reprendra les mots de Coupat (à propos de la concordance des temps et des dates, et sur la «construction intellectuelle et le scénario cohérent»), l’intéressé précisera: «J’espère que le caractère ironique de ma réponse, quant à cette construction intellectuelle, ne vous aura pas échappé.»

Mais parfois, il n’y a plus d’ironie, plus de métaphysique, plus de politique, plus de considérations sociales ni de jugement sur la police. In fine, Julien Coupat reconnaît que «l’instruction anti-terroriste est un lieu peu propice à la discussion d’idées». Même si, et c’est tout l’intérêt ici, les affaires de terrorisme (ou présumées telles) se distinguent justement des affaires de droit commun en ce qu’elles portent parfois en elles des idées voire des idéaux. Et qu’en ce sens, tout est une question de curseur: où commence le délit d’opinion, où démarre le passage à l’acte, où finit la liberté d’écrire et de décrire, éventuellement, si tel était le cas, une insurrection qui viendrait?

N’empêche, arrive le moment où il faut en venir aux faits. Rien qu’aux faits. Au juge qui lui demande d’expliquer sa présence, la nuit du 7 au 8 novembre, à Dhuisy (Seine-et-Marne), à l’entrée d’une voie de service de la ligne TGV qui va connaître quelques retards au petit matin, Julien Coupat entre dans les détails. «Ce soir-là, dit-il, j’ai dû m’arrêter quelque chose comme une dizaine de fois, et faire autant sinon plus de demi-tours. Dès que nous nous sommes engagés sur les petites routes, on s’est sentis suivis. Cela ne correspondait pas à des techniques de contre-filatures très élaborées, mais juste au fait de s’arrêter au milieu de nulle part et de voir ce qui vient. Ce soir-là, à chaque fois que nous nous mettions dans les endroits les plus reculés, il y avait une voiture à la conduite suspecte qui surgissait dans les minutes qui suivaient. A partir de là, même si c’est effectivement un sentiment assez oppressant, il y a quasiment un caractère de jeu à s’arrêter et à voir venir les voitures en reconnaissance […] Dans ces conditions, nous avons décidé de dormir dans la voiture, et nous avons été réveillés par le froid. Nous avons eu envie de faire l’amour et nous sommes allés sur un des endroits reculés à l’écart de tout, en pleine campagne, où nous étions passés auparavant.»

 
Lors du dernier interrogatoire, le ton se fait plus grave. Il est question de vie et de mort quand bien même, de l’aveu de tous les experts ès caténaires, aucune vie n’eût été en jeu dans cette affaire (hormis, éventuellement, celle des poseurs de crochets).
– Le juge: «Pensez-vous que le combat politique puisse parfois avoir une valeur supérieure à la vie humaine et justifier une atteinte à celle-ci?»
– Coupat: «Cela fait partie, dans la formulation, du caractère délirant de la déposition du témoin 42 [qui a déposé sous X et dont Mediapart a déjà mis en cause la crédibilité, NDLR], tendant à me faire passer pour une espèce de Charles Manson de la politique.»
– Le juge: «En quoi cela vous empêche-t-il de répondre à la question posée?»
– Coupat: «Je vous demande trois-quatre minutes pour réfléchir. C’est une question importante. Je pense que c’est une erreur métaphysique de croire qu’une justification puisse avoir le même poids que la vie d’un homme.»

Julien Coupat doit formuler une nouvelle demande de remise en liberté dans les jours prochains.