Lettre ouverte des parents des neuf mis en examens

Lorsque la cacophonie s’accorde pour traîner dans la boue une poignée de jeunes emmurés, il est très difficile de trouver le ton juste qui fasse cesser le vacarme; laisser place à plus de vérité.
Certains médias se sont empressés d’accréditer la thèse affirmée par la ministre de l’intérieur dans sa conférence de presse, alors que les perquisitions étaient en cours :
Les personnes arrêtées étaient d’emblée condamnées.

Personne n’aura pu rater l’épisode de « police-réalité » que nous avons tous subi la semaine passée. L’angoisse, la peur, les pleurs nous ont submergé et continuent à le faire. Mais ce qui nous a le plus blessés, le plus anéanti, ce sont les marées de mensonges déversées. Aujourd’hui ce sont nos enfants, demain ce pourrait être les vôtres.
Abasourdis, nous le sommes encore, paralysés nous ne le sommes plus. Les quelques évidences qui suivent tentent de rétablir la vérité et de faire taire la vindicte.

Les interpellés ont à l’évidence bénéficié d’un traitement spécial, enfermés pendant 96 heures, cela devait faire d’eux des personnes hors normes. La police les suspecte d’être trop organisés, de vouloir localement subvenir à leurs besoins élémentaires, d’avoir dans un village repris une épicerie qui fermait, d’avoir cultivé des terres abandonnées, d’avoir organisé le ravitaillement en nourriture des personnes agées des alentours. Nos enfants ont été qualifiés de radicaux. Radical, dans le dictionnaire, signifie prendre le problème à la racine. A Tarnac, ils plantaient des carottes sans chef ni leader. Ils pensent que la vie, l’intelligence et les décisions sont plus joyeuses lorsqu’elles sont collectives.

Nous sommes bien obligés de dire à Michelle Alliot Marie que si la simple lecture du livre « L’insurrection qui vient » du Comité Invisible fait d’une personne un terroriste, à force d’en parler elle risque de bientôt avoir à en dénombrer des milliers sur son territoire. Ce livre, pour qui prend le temps de le lire, n’est pas un « bréviaire terroriste », mais un essai politique qui tente d’ouvrir de nouvelles perspectives.

Aujourd’hui, des financiers responsables de la plus grosse crise économique mondiale de ces 80 dernières années gardent leur liberté de mouvement, ne manquant pas de plonger dans la misère des millions de personnes, alors que nos enfants, eux, uniquement soupçonnés d’avoir débranchés quelques trains, sont enfermés et encourent jusqu’ à 20 ans de prison.

L’opération policière la plus impressionnante n’aura pas été de braquer cagoulé un nourrisson de neuf mois en plein sommeil mais plutôt de parvenir à faire croire que la volonté de changer un monde si parfait ne pouvait émaner que de la tête de détraqués mentaux, assassins en puissance. 
Lorsque les portes claquent, nous avons peur que ce soient les cagoules qui surgissent.
Lorsque les portes s’ouvrent, nous rêvons de voir nos enfants revenir.

Que devient la présomption d’innocence?
Nous demandons qu’ils soient libérés durant le temps de l’enquête et que soient évidemment abandonnée toute qualification de terrorisme.

PS: Nous tenons à saluer et à remercier les habitants de Tarnac qui préfèrent croire ce qu’ils vivent que ce qu’ils voient à la télé.

Terrorisme ou tragi-comédie

A l’aube du 11 novembre, 150 policiers, dont la plupart appartenaient aux brigades antiterroristes, ont encerclé un village de 350 habitants sur le plateau de Millevaches avant de pénétrer dans une ferme pour arrêter 9 jeunes gens (qui avaient repris l’épicerie et essayé de ranimer la vie culturelle du village). Quatre jours plus tard, les 9 personnes interpellées ont été déférées devant un juge antiterroriste et «accusées d’association de malfaiteurs à visée terroriste». Les journaux rapportent que le ministre de l’Intérieur et le chef de l’Etat «ont félicité la police et la gendarmerie pour leur diligence». Tout est en ordre en apparence. Mais essayons d’examiner de plus près les faits et de cerner les raisons et les résultats de cette «diligence».

Les raisons d’abord : les jeunes gens qui ont été interpellés «étaient suivis par la police en raison de leur appartenance à l’ultra-gauche et à la mouvance anarcho autonome». Comme le précise l’entourage de la ministre de l’Intérieur, «ils tiennent des discours très radicaux et ont des liens avec des groupes étrangers». Mais il y a plus : certains des interpellés «participaient de façon régulière à des manifestations politiques», et, par exemple, «aux cortèges contre le fichier Edvige et contre le renforcement des mesures sur l’immigration». Une appartenance politique (c’est le seul sens possible de monstruosités linguistiques comme «mouvance anarcho autonome»), l’exercice actif des libertés politiques, la tenue de discours radicaux suffisent donc pour mettre en marche la Sous direction antiterroriste de la police (Sdat) et la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI). Or, qui possède un minimum de conscience politique ne peut que partager l’inquiétude de ces jeunes gens face aux dégradations de la démocratie qu’entraînent le fichier Edvige, les dispositifs biométriques et le durcissement de règles sur l’immigration.

Quant aux résultats, on s’attendrait à ce que les enquêteurs aient retrouvé dans la ferme de Millevaches des armes, des explosifs, et des cocktails Molotov. Tant s’en faut. Les policiers de la Sdat sont tombés sur «des documents précisant les heures de passage des trains, commune par commune, avec horaire de départ et d’arrivée dans les gares». En bon français : un horaire de la SNCF. Mais ils ont aussi séquestré du «matériel d’escalade». En bon français : une échelle, comme celles qu’on trouve dans n’importe quelle maison de campagne.

Il est donc temps d’en venir aux personnes des interpellés et, surtout, au chef présumé de cette bande terroriste, «un leader de 33 ans issu d’un milieu aisé et parisien, vivant grâce aux subsides de ses parents». Il s’agit de Julien Coupat, un jeune philosophe qui a animé naguère, avec quelques-uns de ses amis, Tiqqun, une revue responsable d’analyses politiques sans doute discutables, mais qui compte aujourd’hui encore parmi les plus intelligentes de cette période. J’ai connu Julien Coupat à cette époque et je lui garde, d’un point de vue intellectuel, une estime durable.

Passons donc à l’examen du seul fait concret de toute cette histoire. L’activité des interpellés serait à mettre en liaison avec les actes de malveillance contre la SNCF qui ont causé le 8 novembre le retard de certains TGV sur la ligne Paris-Lille. Ces dispositifs, si l’on en croit les déclarations de la police et des agents de la SNCF eux-mêmes, ne peuvent en aucun cas provoquer des dommages aux personnes : ils peuvent tout au plus, en entravant l’alimentation des pantographes des trains, causer le retard de ces derniers. En Italie, les trains sont très souvent en retard, mais personne n’a encore songé à accuser de terrorisme la société nationale des chemins de fer. Il s’agit de délits mineurs même si personne n’entend les cautionner. Le 13 novembre, un communiqué de la police affirmait avec prudence qu’il y a peut-être «des auteurs des dégradations parmi les gardés a vue, mais qu’il n’est pas possible d’imputer une action à tel ou tel d’entre eux».

La seule conclusion possible de cette ténébreuse affaire est que ceux qui s’engagent activement aujourd’hui contre la façon (discutable au demeurant) dont on gère les problèmes sociaux et économiques sont considérés ipso facto comme des terroristes en puissance, quand bien même aucun acte ne justifierait cette accusation. Il faut avoir le courage de dire avec clarté qu’aujourd’hui, dans de nombreux pays européens (en particulier en France et en Italie), on a introduit des lois et des mesures de police qu’on aurait autrefois jugées barbares et antidémocratiques et qui n’ont rien à envier à celles qui étaient en vigueur en Italie pendant le fascisme. L’une de ces mesures est celle qui autorise la détention en garde à vue pour une durée de quatre-vingt-seize heures d’un groupe de jeunes imprudents peut-être, mais auxquels «il n’est pas possible d’imputer une action». Une autre tout aussi grave est l’adoption de lois qui introduisent des délits d’association dont la formulation est laissée intentionnellement dans le vague et qui permettent de classer comme «à visée» ou «à vocation terroriste» des actes politiques qu’on n’avait jamais considérés jusque-là comme destinés à produire la terreur.

 

Traduit de l’italien par Martin Rueff. Traductions disponibles içi

Dernier ouvrage paru : le Règne et la gloire, homo sacer, II, 2, traduit de l’italien par Joël Gayraud et Martin Rueff, Seuil, 2008.

« Ultra-gauche » : Les jeunes de Tarnac (encore) trahis par les médias

Droit à l’image bafoué, confiance trahie… et journalistes discrédités !

Mona-Lisa connaît-elle la déontologie ?
Tout le monde a entendu parler des évènements de Tarnac : des jeunes gens soupçonnés d’avoir participé au sabotage de lignes SNCF et qui, le 11 novembre dernier, sont arrêtés à leur domicile (ou sur leur lieu de résidence) à Tarnac, en Corrèze, petite commune de 330 habitants.
Ce jour-là, 150 agents de la brigade anti-terroriste débarquent, à l’aube, dans le village, pour perquisitionner plusieurs maisons et interpeller une vingtaine de personnes.

Face à ce spectacle : de très nombreux journalistes (trop peut-être), consciencieux pour certains, peu scrupuleux pour d’autres…
Tarnac est sous le feu de l’actualité et médiatiquement, tous les coups semblent permis.
Moins d’une semaine plus tard, le calme reprend ses droits. Pourtant, sur place, dans tous les esprits, le traumatisme est réel : celui des perquisitions, évidemment inattendues et certainement brutales ; celui aussi de la déferlante médiatique, des raccourcis hâtifs et des amalgames dont les habitants de Tarnac, jeunes ou moins jeunes, ont été victimes… alors que sur eux, aujourd’hui, ne subsiste plus aucun soupçon.
Trop tard. Le mal est fait. Alors, au village, on n’aime plus beaucoup les journalistes, on s’en protège, on les fuit… et bien sûr, on se refuse désormais à faire le moindre commentaire.

« L’indécence des médias »
Dans ce contexte, tout journaliste de terrain un tant soit peu habitué au travail de « localier » pourra donc aisément imaginer quelle a pu être la difficulté pour une nouvelle équipe, pourtant bien implantée sur ce territoire et connue de tous parce que présente tout au long de l’année, à débarquer là, juste après « la bataille », au milieu de cette hostilité compréhensible, alors qu’il ne reste plus qu’une chose à faire : assumer pour TOUS la trop célèbre « indécence des médias ».
Les deux journalistes ont beaucoup parlé, encore plus écouté. Petit-à-petit la confiance est revenue. Certains « interpellés » du 11 novembre ont même accepté pour la première fois de témoigner… posant légitimement quelques conditions : « Nous acceptons de faire cet interview si vous assistez au montage et si vous nous assurez qu’elle ne sera pas reprise par d’autres médias. Le reportage doit rester tel quel pour que le propos ne soit pas déformé ».
Fragile confiance qu’il ne fallait surtout pas trahir. Et pourtant…
Diffusé comme prévu sur France 3-Limousin, le reportage remonte ensuite à IV3 puis se retrouve au 13h de France 2…retaillé, remonté, rallongé, recommenté, les interviews isolées, recoupées et réutilisées, le tout sorti de son contexte local. Sans parler d’Internet où l’on retrouve l’ensemble en libre accès. Bref, exactement ce que redoutaient les jeunes de Tarnac !

Les bonnes questions…
Que s’est-il passé ? En région, à tous les niveaux, l’alerte a pourtant été donnée, notamment à destination d’IV3, par téléphone, par mail… et par Mona Lisa.
Où donc alors se situe la faille ? A Info Vidéo 3 ? A France 2 ? Erreur humaine ? Tentation trop grande d’utiliser cette « exclu » malgré toutes les interdictions ?
Ou bien serait-ce ce logiciel qui favorise certes la « mise en réseau » mais qui, du coup, nous dépasse et nous fait trop souvent faire n’importe quoi ?
A l’heure du « Global Média », il est grand temps que chacun cherche à se poser les bonnes questions, à commencer par la Direction et les chefs de services :

  • La déontologie existe-t-elle encore et ce, à tous les niveaux de responsabilité, dans notre chère et respectable maison ?
  • Au sein même de France 3, les journalistes « parisiens » parlent-ils le même langage que leurs homologues localiers ? Nos objectifs sont-ils foncièrement les mêmes ?
  • Que peut-on -ou doit-on- « sacrifier » pour exercer notre métier ?
  • Quid du respect de la personne ?

- Et le droit à l’image dans tout ça ? Sans même parler du droit d’auteurs complètement bafoué lui aussi…
  • Est-on encore bien conscients de nos responsabilités ?

 

Il y a urgence à s’interroger, car à trahir ainsi la confiance de nos interlocuteurs… nous finirons par ne plus avoir d’interlocuteur du tout !
Le SNJ-CGT demande à la direction de l’information que toute la lumière soit faite sur ce grave manquement à l’éthique professionnelle.
Limoges, le 19 novembre 2008.

Libération immédiate des inculpés de Tarnac !

Le 11 novembre dernier, 150 policiers cagoulés et 2 hélicoptères ont mené une opération coup de poing en présence des caméras pour interpeller et inculper neuf jeunes, soupçonnés d’« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Ils sont suspectés d’avoir dégradé et mis hors service des caténaires de la SNCF. Depuis la circulaire antiterroriste du 13 juin 2008, une telle inculpation est passible de 20 ans de réclusion.

Or, à ce jour, le dossier est vide, ce dont a témoigné leur avocate Me Irène Terrel (« découverte » d’un livre en vente libre dans n’importe quelle librairie de textes théoriques passablement abstraits,, de matériel d’escalade…). Cependant cinq de ces jeunes de la ferme de Tarnac sont incarcérés à titre préventif pour une durée indéterminée.
La disproportion grotesque entre les moyens policiers déployés, la qualification retenue par le procureur de paris, M. Marin, et les faits incriminés, nous conduisent à exiger la libération immédiate des cinq jeunes.
Depuis des mois, la police, le Ministère de la Justice, les grands médias ont construit de toutes pièces une nouvelle figure de « l’ennemi intérieur » : le « terroriste d’ultra-gauche ». Une image utilisée hier contre les militants du RESF, contre des sans-papiers, aujourd’hui contre des jeunes vivant en communauté à la campagne.
Qui peut, sérieusement, parler ici de « terrorisme » ? 
Qui a peur des jeunes de Tarnac ? 
Qui est terrorisé par RESF ?
Nous dénonçons la législation antiterroriste de juin 2008 qui permet aujourd’hui d’inculper pour « terrorisme » n’importe qui pour n’importe quoi.
Nous dénonçons le terrorisme d’état , bien réel celui-là, qui, avec le fichier Edvige, Cristina et autres, les tasers, Vigipirate, les prélèvements ADN, le fichier base-élèves, le flicage « veille de l’opinion » de Darcos, le délit d’outrage, le GIGN envoyé contre des grévistes, traîne des fonctionnaires et des citoyenNEs devant les tribunaux et pousse des sans- papierEs à se défénestrer à la vue des forces de police. Face à ces lois d’exception qui se mettent progressivement en place et qui visent à réduire au silence toute tentative de contestation, il faut affirmer qu’aucune menace d’« ultra-gauche » n’existe aujourd’hui dans notre pays.
Sud Éucation dénonce cette tentative de manipulation de l’opinion et la construction imaginaire d’un risque « anarcho-autonome ».
Sud Éducation exige que les jeunes de Tarnac soient libérés immédiatement, car il est insensé de les traiter en terroristes, alors que leur détention préventive risque de les condamner avant même qu’ils soient jugés.
Sud Éducation exige l’abrogation immédiate de la circulaire du 13 juin 2008 qui menace n’importe quel citoyen français de procédures d’exception inacceptables et promet de futures tragédies judiciaires, comme celles des « flops » des Irlandais de Vincennes, des « Moujahidines » iraniens de Auvers-sur-Oise, etc.
Sud Éducation appelle à rejoindre le comité de soutien de Tarnac.

L’affaire des irlandais de Tarnac ?

Le 11 Novembre 2008, la police a procédé à quinze interpellations et par la suite à la mise en examen de neuf personnes, dans le cadre d’une enquête concernant la pose d’engins ayant détruit des caténaires sur les voies de TGV. 17 jours après, où sont les aveux ou les preuves de « terrorisme » promises à grand renfort de communiqués ? Posséder une échelle et des horaires de train suffit-il pour être déféré devant le parquet anti-terroriste ?
Les Verts ont condamné ces actes de vandalismes commis sur les caténaires, qui ont paralysé des milliers d’usagers du train. Les Verts ont toujours été défenseurs de la non-violence, même si elle peut être active, et des règles démocratiques.
Pour autant, les Verts sont aujourd’hui inquiets face à l’abus de langage que constitue, jusqu’à présent, l’accusation de ces neuf personnes « d’entreprise terroriste ». Les procédures d’exception mise en oeuvre dans ce cadre ne correspondent pas aux normes d’une justice respectueuse des droits humains.
Cette opération disproportionnée, en l’absence de preuves formelles, menée à grand bruit médiatique a-t-elle vraiment pour objectif de « lutter contre le terrorisme » ? Le but n’est-il pas de se construire des « ennemis de l’intérieur » à partir d’une petite communauté qui prône l’anti-consumérisme et un autre modèle de société (communauté qui rappelons-le n’a jamais menacé aucune vie humaine) ?
Les déclarations médiatiques de la Ministre de l’Intérieur et l’acharnement à condamner ces citoyens en l’absence d’indices clairs bafouent le principe fondamental de la présomption d’innocence. Cette stratégie ne fait qu’exacerber les tensions et ne respecte pas les libertés publiques.
Les Verts demandent la requalification des accusations retenues contre les neufs inculpés du 11 Novembre, et en l’absence de preuves formelles appuient la demande de remise en liberté des cinq détenus en attendant leur jugement.
Les Verts rappellent leur attachement aux principes qui fondent notre vie en société, ceux-là même au nom desquels nous portons des jugements sur les pratiques des autres pays. Les opérations policières disproportionnées qui ont été menées de Villiers-le-Bel à Tarnac, en tentant souvent d’instrumentaliser les médias, doivent nous encourager à ne pas hurler avec les loups. Il faut au contraire, plus que jamais, ne s’attacher qu’aux faits et faire en sorte que le justice puisse être rendue, en l’absence de pressions politiques.

Christ ou caténaire ? du sacrilège religieux au sacrilège laïque.

Dans la nuit du 8 au 9 août 1765 des coups de couteau sont portés sur le crucifix du pont d’Abbeville. Le 10 au matin, averti par une rumeur, le Procureur du roi se rend sur les lieux et dresse procès verbal. Une enquête est lancée, elle ne donne rien, personne n’a rien vu. Néanmoins les soupçons, toujours guidés par la rumeur, se portent sur un groupe de jeunes gens et particulièrement sur l’un d’entre eux, considéré comme leur chef, François-Jean Lefebvre Chevalier de La Barre, issu d’une bonne famille de la région et neveu de l’abbesse de Willancourt. Des délateurs se présentent affirmant qu’on l’a entendu chanter des chansons libertines et s’être vanté d’être passé devant une procession du Saint Sacrement sans se découvrir. Cinq jeunes gens sont interrogés. Trois parviennent à s’enfuir, mais deux sont arrêtés, Le Chevalier de la Barre et le sieur Moisnel, âgé de 15 ans. Les autorités de la ville font grand bruit autour de l’affaire et organisent, en grande pompe, une cérémonie dite de « l’amende honorable » avec évêque, corps constitués, tocsin, cierges, messe solennelle et procession suivie par une foule dévote. Une perquisition menée au domicile de La Barre amène à la découverte de livres interdits dont le Dictionnaire philosophique de Voltaire. L’affaire remonte jusqu’à la Cour et jusqu’au roi lui-même, bien décidé à faire un exemple, d’autant plus frappant que le principal prévenu est issu de la bonne société et qu’il est défendu par des philosophes des Lumières et par l’opinion éclairée, ce qui donne à l’affaire, locale à l’origine, une dimension nationale. Accusé de sacrilège, le Chevalier est condamné à mort malgré l’absence de preuve. Il est torturé, a le poing et la langue coupés, est décapité, puis est brûlé avec l’exemplaire du dictionnaire philosophique attaché à son corps. Il a 19 ans.

    Cette affaire serait sans doute demeurée dans les archives judiciaires si Voltaire ne lui avait donné un grand retentissement en prenant publiquement fait et cause pour La Barre et ses coaccusés. Il rédige la Relation sur la mort du chevalier de La Barre et le Cri d’un sang innocent, pour lesquels il sera condamné, sans que la sentence puisse être exécutée du fait de sa présence en Suisse. C’est en à cette occasion que Voltaire met en place de nouvelles stratégies de défense qui prennent appui sur l’opinion publique et sur les pouvoirs de la raison éclairée contre le pouvoir de la raison d’Etat. Ces moyens de défense de la liberté seront promis à une longue postérité, notamment, à la fin du XIX° siècle, lors de l’affaire Dreyfus. Ils ont constitué l’un des instruments principaux de la formation de ce que l’on appelle, depuis le grand livre de Jurgen Habermas, l’espace public et, avec lui, de la démocratie.

    Et pourtant, deux siècles et demi plus tard, dans notre démocratie française, des événements similaires par leur forme, sinon – au moins peut-on l’espérer – par leurs conséquences, se renouvellent. Le Pouvoir d’Etat, qui ne se réclame plus du droit divin, est privé de la ressource du sacrilège religieux, qui ne fait plus peur à personne. Mais cela ne l’empêche pas de mettre en scène sa puissance et de chercher à susciter une indignation unanime, en invoquant ce que l’on pourrait appeler un sacrilège laïque : la dégradation, temporaire et sans conséquence sur le plan humain, de machines qui – comme chacun sait -, font « l’honneur de la France » et qui sont investies par là d’une haute valeur symbolique : les TGV. Suivent d’autres éléments, dont la similitude avec ceux de l’affaire du chevalier de La Barre sont frappantes. Des jeunes gens, dont le principal forfait est leur volonté de vivre autrement et qui, circonstance aggravante, sont des intellectuels ayant renoncé à leurs privilèges pour partager, dans un village, la condition précaire qui est aujourd’hui celle de millions de personnes, sont hâtivement incriminés et embastillés sans preuves, mais à grand bruit. Comme dans l’affaire du chevalier de La Barre, tout ce qui tient lieu de preuve se résume à la possession d’un livre considéré comme subversif. Non plus, cette fois, le Dictionnaire philosophique, pieusement commenté de nos jours dans les écoles de la République, mais L’insurrection qui vient. Il faut noter pourtant une différence. Tandis que le chevalier et ses compagnons sont accusés d’actes qu’ils sont supposés avoir commis, nos amis de Tarnac sont accusés d’actes qu’ils pourraient commettre, mais dans un avenir indéfini. L’univers totalitaire anticipé par Steven Spielberg dans Minority report, se met ainsi en place, à nos portes, sous nos yeux. Il fait pâlir d’envie les instruments, qui paraissent aujourd’hui bien rudimentaires, dont pouvait user le pouvoir absolutiste de l’Ancien Régime.

    Le chevalier de La Barre est devenu une icône de la libre pensée. Des associations, des commémorations, des livres innombrables célèbrent sa mémoire. Son martyr annonce avec éclat l’explosion de la Révolution qui vient, celle de 1789. Les pouvoirs qui se réclament aujourd’hui de cette révolution seraient avisés de renoncer à la stratégie à courte vue consistant à chercher à éloigner l’Insurrection qui vient en faisant de nouveaux martyrs. Même ceux qui ne connaissent d’autre raisons que la raison d’Etat, doivent savoir aussi, parfois, faire marche arrière. Ne serait-ce que pour échapper au ridicule.

Il faut libérer immédiatement Julien et Yildune.

                   
Elisabeth Claverie est directrice de recherche au CNRS. Luc Boltanski est directeur d’études à l’EHESS. Ils ont publié en 2007 (avec Nicolas Offenstadt et Stephane Van Damme) un ouvrage collectif consacré à l’histoire de la forme affaire : Affaires, scandales et grandes causes (Paris, Stock).
 

Inculpés de Tarnac Délire paranoïaque ou manœuvre cynique ?

L’affaire est désormais bien connue : neuf jeunes gens, soupçonnés d’avoir endommagé des caténaires alimentant des lignes TGV, dans la nuit du 11 novembre 2008, ont été inculpés d’« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », et cinq d’entre eux sont actuellement maintenus en détention, dans le cadre du dispositif anti-terroriste.

A l’heure où le terrorisme réel (si les mots veulent encore dire quelque chose) fait 200 morts à Bombay, l’état français qualifie de terrorisme une simple dégradation de biens, très éventuellement « commise en réunion » — ce qu’un ministre de l’intérieur raisonnable pourrait qualifier d’actes de vandalisme.
Par ailleurs, ces actions de dégradation n’ont pas été revendiquées, et les enquêteurs ne disposent à ce jour, pour toutes pièces à conviction, que de quelques horaires SNCF (document subversif, s’il en est !) et de « matériel d’escalade » (en langage courant une « échelle » — arme caractéristique des terroristes du XXIè siècle).

En réalité, la police livre une indigne guéguerre de harcèlement à de jeunes contestataires qui ne s’en laissent pas imposer par la violence d’état (il faut avoir un certain cran pour continuer de manifester dans certaines circonstances après, par exemple, la répression sauvage des manifestations altermondialistes de Gênes).

Il s’agit donc moins d’une paranoïa sécuritaire que d’une besogne de basse police, consistant à prendre au piège des apparences un groupe de jeunes gens rétifs à l’embrigadement marchand, comme au fliquage social généralisé :
ils n’acceptent pas de se soumettre aux contrôles biométriques ? ce sont de dangereux soldats de l’ombre !
Ils refusent de posséder des téléphones portables ? de redoutables conspirateurs !
Ils résistent aux charges policières lors des manifestations ? de terrifiants guérilléros urbains !
La réalité est bien différente : les cinq personnes qui ont été placées en détention provisoire sont respectivement philosophe, étudiante en archéologie, musicienne (premier prix de conservatoire de clarinette), étudiante infirmière, et étudiant à Sciences Po… Rétifs à la brutalité des métropoles, ils ont fait l’acquisition d’une ferme, à Tarnac. Bien insérés dans le village, ils ont rouvert l’épicerie, organisent des rencontres, ravitaillent les anciens…

Certes, il revient à la justice de déterminer s’il convient ou non de les poursuivre pour les actes de dégradation dont on les soupçonne. Mais de quelle justice s’agit-il ? Ce ne sont pas des auteurs présumés d’actes de dégradation qui seront jugés mais des présumés terroristes — et qui seront avérés tels si l’enquête parvient à démontrer qu’ils ont peu ou prou participé à la dégradation de quelques caténaires. Aux termes de la loi anti-terroriste, huit d’entre eux encourent dix ans de prison et 150.000€ d’amende, et leur « chef » présumé 20 ans de prison et 300.000€ d’amende…
Au-delà de l’indéniable criminalisation rampante de l’opposition militante à laquelle nous assistons depuis des mois (qu’on songe seulement, pour prendre l’exemple le plus récent, à la condamnation assassine de Droit Au Logement suite à leur nouvelle campagne d’implantation de tentes sur les trottoirs parisiens…), ces inculpations sont symptômatiques de la panique des dirigeants actuels face au profond mal-être qui gagne aujourd’hui tout un peuple, et dont ces jeunes gens se sont fait concrètement, pratiquement, l’expression dans leur mode de vie.

En mai 1968, faire le coup de poing contre les forces de police (comme l’ont fait à l’époque nombre de directeurs de cabinet, de directeurs de journaux, d’élus de la République et de conseillers du prince… d’aujourd’hui — tous désormais en âge d’être les pères et mères des objecteurs de Tarnac) valait une nuit au poste et quelques contusions ; quarante ans plus tard, en 2008, la rupture sarkozienne révise les tarifs : c’est désormais lynchage médiatique (les noms des soi-disant « terroristes » divulgués à tout-va, le rapport de l’enquête de police consultable en intégralité — et en toute impunité — sur le net, etc), et curée judiciaire (procédure d’exception, violation de la présomption d’innocence, peines encourues, etc) : largement de quoi bouziller des existences et d’inciter nombre de jeunes gens à devenir pour de bon ce qu’un gouvernement, soucieux de complaire aux franges les obscurantistes, paranoïaques et belliqueuses de l’électorat, voudrait nous faire croire qu’ils sont.