Tarnac : le parquet requiert le renvoi de Julien Coupat en correctionnelle pour terrorisme

Tarnac Le Monde 07.05.2015

 

Après sept ans d’une enquête mouvementée et largement médiatisée, le parquet de Paris a rendu son réquisitoire définitif dans l’affaire dite de « Tarnac ». En novembre 2008, dix jeunes gens issus de l’ultragauche gravitant dans ce petit village corrézien autour d’un intellectuel fédérateur, Julien Coupat, avaient été mis en examen pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Les services de police et de renseignement les soupçonnaient d’être impliqués dans une série de sabotages de lignes TGV commis dans les nuits du 25 au 26 octobre et du 7 au 8 novembre 2008.

 

Dans son réquisitoire, que Le Monde a pu consulter, le ministère public demande que seuls les trois principaux mis en examen – Julien Coupat, sa compagne Yildune Lévy et son ex-petite amie Gabrielle Hallez – soient renvoyés devant le tribunal correctionnel pour des sabotages « en relation avec une entreprise terroriste ». Il requiert un non-lieu pour deux de leurs compagnons, ainsi que pour trois des cinq sabotages, dont l’enquête n’a « pas permis d’identifier les auteurs ».

 

Pour les cinq autres membres présumés de cette « association de malfaiteurs », le parquet, qui reconnaît manquer d’éléments les reliant aux dégradations, rejette la circonstance aggravante d’« entreprise terroriste ». Il requiert néanmoins leur renvoi pour des « tentatives de falsification de documents administratifs », des « recels » de documents volés ou des « refus de se soumettre à des prélèvements biologiques ». C’est la juge d’instruction, Jeanne Duyé, qui décidera au final de renvoyer ou non devant le tribunal tous ces mis en examen. Elle devrait signer l’ordonnance de renvoi avant l’automne.

 

Flot de critiques sur l’enquête

 

Politisé dès sa genèse par le gouvernement Fillon, qui avait fait de l’« ultragauche » une priorité policière, le dossier Tarnac est devenu au fil de l’instruction un objet médiatico-judiciaire incontrôlable. Procès-verbal après procès-verbal, les méthodes d’enquête de la toute nouvelle Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), créée le 1er juillet 2008, ont été éreintées par voie de presse, fragilisant chaque jour un peu plus l’instruction.

 

Si ce dossier a provoqué tant de passions et de remous, c’est en raison de sa charge politique et parce qu’il interroge les fondements mêmes de l’arsenal antiterroriste à la française. Dans ce contexte houleux, le ministère public savait son réquisitoire attendu. Aussi a-t-il pris le soin de revenir en détail sur le flot de critiques qui s’est abattu sur cette enquête et sur la plus épineuse des questions qu’elle soulève : Julien Coupat est-il un terroriste ?

 

Les fers à béton usinés posés sur les caténaires de cinq lignes TGV en octobre et novembre 2008 avaient occasionné de nombreux retards, mais aucun blessé. De l’aveu même des experts, ce dispositif, emprunté aux méthodes employées dans les années 1990 par les militants antinucléaires allemands, ne peut engendrer aucun déraillement ni porter atteinte à la sécurité des voyageurs.

 

Sabotage similaire en août 2014

 

Le caractère relativement bénin de ces dégradations avait été soulevé lors de l’instruction par les avocats de la défense, qui en contestaient le caractère « terroriste ». Le ministère public leur répond que « la finalité terroriste du groupuscule ne saurait être nuancée par l’absence de victimes humaines », l’article 421-1 du code pénal disposant que « les atteintes aux biens » peuvent constituer en droit français des actes de terrorisme pour peu qu’elles aient « pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ».

 

En août 2014, un sabotage en tout point similaire – la pose d’un crochet sur une caténaire de la ligne du TGV Lyon-Paris – a pourtant été considéré comme un simple « acte de malveillance ». Selon les informations du Monde, c’est le parquet de Châlons-sur-Saône qui a ouvert une enquête préliminaire dans cette affaire, la section antiterroriste du parquet de Paris n’ayant pas jugé utile de se saisir du dossier.

 

Si Julien Coupat, Yildune Lévy et Gabrielle Hallez sont renvoyés pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », c’est donc uniquement à la lumière de leur idéologie et de leurs relations mise au jour par la surveillance dont ils faisaient l’objet avant le début des sabotages. Un contexte qui permet à l’accusation de projeter une intention terroriste sur des dégradations qui relèveraient en d’autres circonstances du droit commun.

 

« Structure clandestine anarcho-autonome »

 

L’enquête préliminaire visant les membres du groupe de Tarnac a été ouverte le 16 avril 2008, soit six mois avant les sabotages. Elle se fondait sur une note de la sous-direction antiterroriste décrivant cette communauté comme une « structure clandestine anarcho-autonome entretenant des relations conspiratives avec des militants de la même idéologie implantés à l’étranger et projetant de commettre des actions violentes ».

 

Les services de renseignement étaient destinataires d’une information selon laquelle Julien Coupat avait rencontré des anarcho-autonomes « dans un appartement new-yorkais » en janvier 2008. C’est ce voyage qui, sur la fois d’un renseignement des autorités américaines, a déclenché l’ouverture de l’enquête. Selon le ministère public, ces liens avec la « mouvance anarchiste internationale » constituent un des arguments justifiant la qualification de « terrorisme ».

 

Mais le pivot de l’accusation repose sur la pensée du principal mis en cause, c’est-à-dire sur ses écrits. Le ministère public considère comme acquis que Julien Coupat est la « plume principale » – ce que l’intéressé a toujours démenti – d’un « pamphlet » intitulé L’Insurrection qui vient, publié en 2007 par le Comité invisible. Ce texte préconise un « blocage organisé des axes de communication », au premier rang desquels les chemins de fer, par des groupes ayant adopté un mode de vie communautaire, afin de faire tomber « l’architecture de flux » qu’est devenu le monde moderne.

 

« Sentiment de terreur et d’intimidation »

 

Pour le parquet, cet « opuscule présenté de façon faussement béate par plusieurs témoins comme un simple livre de philosophie » est en réalité un guide théorique visant à « renverser par la violence l’Etat ». S’il reconnaît que le passage à l’acte violent « apparaît dans un premier temps de relativement faible intensité », le ministère public estime qu’il ne s’agissait que d’une « phase initiale » que l’interpellation des suspects a permis d’interrompre, évitant que ne s’installe « un sentiment de terreur et d’intimidation » dans le pays.

 

Le 25 mars 2009, les avocats de la défense avaient contesté la définition très large de l’« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » au regard du droit international, estimant qu’elle s’appliquait abusivement à leurs clients. « Il ne suffit pas à la partie poursuivante de mettre en perspective des infractions de droit commun avec un discours politique critique pour caractériser l’existence d’une infraction terroriste, argumentaient-ils. Affirmer l’inverse permettrait de qualifier d’entreprise terroriste toute action portée par un discours politique ou syndical visant à dénoncer des choix politiques ou à exprimer une exaspération, voire une colère. »

 

« Si la promotion idéologique d’une nécessité de changer de société est une position politique protégée par la liberté d’opinion, sa mise en œuvre par l’intimidation ou la terreur relève de la délinquance, rétorque le ministère public. L’infraction terroriste est par nature politique puisque instiller l’intimidation ou la terreur a comme finalité l’exercice d’une forme de pouvoir sur la société. »

 

La bande de Tarnac menacée d’un procès

 

L’épicerie de Tarnac, en 2008. (Photo Marc Chaumeil. Divergence)

 

Le parquet de Paris vient de requérir le renvoi devant un tribunal de la bande de Tarnac, Julien Coupat en tête. Non pas pour avoir fomenté une entreprise terroriste, passible de vingt ans de prison devant une cour d’assises, mais plus modestement pour «association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste», passible de dix ans devant un tribunal correctionnel. De l’art de couper la poire en deux, de sauver une procédure mal embouchée.

«Hystérie». Simple dégradation de biens ou tentative d’attentat ? Dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, la pose d’objets métalliques contondants, non pas sur les rails mais sur les caténaires, visait à perturber la circulation des TGV et non à entraîner leur déraillement – aucune vie humaine n’étant mise en danger, selon les experts.

 

L’affaire Tarnac a défrayé la chronique judiciaire, mais aussi politique : François Hollande dénonçait en 2009 une «hystérie judiciaire», visant particulièrement la ministre de l’Intérieur de l’époque, Michèle Alliot-Marie, laquelle avait vilipendé une «mouvance anarcho-autonome de l’ultragauche».

 

Le réquisitoire du parquet tente, vaille que vaille, de sauver ce qui peut l’être. «La finalité terroriste du groupuscule ne saurait être nuancée par l’absence de victimes humaines.» A le lire, les Tarnac auraient monté «un plan concerté contre le réseau ferré», relevant d’une «volonté de déstabiliser l’Etat» français, pas moins. Des «faisceaux d’indices concordants», selon la terminologie consacrée, ont justifié amplement la mise en examen rapide de Coupat et ses amis du plateau de Millevaches (Corrèze) : certains s’étaient déplacés en voiture à proximité des voix ferrées durant la nuit litigieuse. Si cela suffit à diligenter des poursuites, c’est insuffisant pour condamner. Pour justifier leur renvoi devant un tribunal, le parquet en est réduit à l’insinuation, évoquant «l’éventualité de recourir à des engins» plus dangereux à l’avenir, risquant de «basculer dans le terrorisme».

 

«Infecte». Prévention ou répression ? La justice pénale n’a que faire de l’interrogation : elle juge sur des faits. Si la juge d’instruction en décide, bon courage au tribunal qui sera saisi. Julien Coupat a annoncé qu’il n’est «pas question de clamer notre innocence», mais de dénoncer une «infecte procédure pénale». Après avoir épousé sa compagne, Yldune Lévy, pour mieux contourner leur interdiction de se rencontrer.

 

Tarnac : la défense conteste la dimension terroriste du dossier

« Retenir la qualification terroriste dans le dossier Tarnac prêterait à sourire, surtout aujourd’hui, s’il ne s’agissait pas d’un aveuglement judiciaire inquiétant », ont dénoncé dans un communiqué les avocats des huit mis en examen, Mes William Bourdon et Marie Dosé. « Dans la période actuelle, tenter de valider un élargissement contre la doctrine française et la loi internationale de la définition du terrorisme ouvre la voie demain, et c’est fâcheux, à une hyper criminalisation des mouvements sociaux », ont-ils encore mis en garde. « Que le parquet ose évoquer une instrumentalisation des médias par les mis en examen est à proprement parler scandaleux. Doit-on rappeler les conditions dans lesquelles Nicolas Sarkozy », alors président, et sa ministre de l’Intérieur « Michèle Alliot-Marie ont convoqué toutes les télévisions dans le village de Tarnac le jour de l’interpellation des mis en cause ? », ont demandé Mes Dosé et Bourdon. 

 « Cette affaire est avant tout l’histoire d’une instrumentalisation du politique sur le judiciaire, instrumentalisation dont l’institution judiciaire n’a jamais réussi à se défaire », jugent-ils. « Et tous les éléments à décharge rapportés par la défense pendant toutes ces années ont été balayés d’un revers de main par l’ensemble des magistrats… Retenir la qualification terroriste et faire fi de tout ce que la défense a pu rapporter tout au long de l’instruction démontre surtout la parfaite partialité avec laquelle cette affaire est traitée depuis le début. »

Tarnac – le parquet colle à la version policière et veut un procès pour terrorisme

 

C’est l’un des dossiers qui illustre le mieux les dérives du système antiterroriste français. Mais le parquet de Paris ne se dédira pas. Près de sept après l’interpellation, au petit matin du 11 novembre 2008, de 15 membres du groupe de Tarnac (Corrèze), il a rendu le 6 mai son réquisitoire définitif et demande le renvoi devant le tribunal correctionnel de trois militants pour terrorisme.

En novembre 2008, dix militants, qui avaient racheté une ferme près de Tarnac (Corrèze) et repris l’épicerie du village, sont accusés d’avoir saboté plusieurs lignes TGV. Ils sont mis en examen après 96 heures de garde à vue à Levallois-Perret pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Julien Coupat, désigné comme le chef de ce petit groupe « anarcho-autonome », est également accusé de« direction d’une structure à vocation terroriste », ce qui peut lui valoir jusqu’à 20 ans de réclusion et un renvoi aux assises.

Comme l’a révélé hier Le Monde, le parquet n’a pas totalement renoncé à ces qualifications terroristes. Mais Véronique Degermann, la procureure adjointe, ne requiert le renvoi devant le tribunal correctionnel pour« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » et « dégradations en réunion » que de trois des militants : Julien Coupat, 40 ans, son épouse, Yildune Lévy, 31 ans, et son ex-compagne, Gabrielle Hallez, 36 ans. Elle juge cependant le costume de « direction d’une structure à vocation terroriste » taillé à ce fils de bonne famille un peu large. Et demande la requalification, Julien Coupat étant « davantage un animateur qu’un dirigeant ou organisateur ».

L’« idéologue du groupuscule » se voit reprocher la pose de deux fers à crochet sur des lignes TGV : la première fois à Vigny la nuit du 25 au 26 octobre 2008 avec Gabrielle Hallez, la seconde à Dhuisy avec Yildune Lévy dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008. Cette nuit-là, quatre autres fers à béton paralyseront pendant quelques heures les trains sur les lignes TGV en direction de Lille, Strasbourg et Lyon. Mais « l’information judiciaire n’ayant pas permis d’identifier leurs auteurs », le parquet demande un non-lieu pour ces quatre sabotages.

Pour les sept autres mis en examen de ce « groupuscule », malgré leur « probable proximité idéologique avec les théories développées par Julien Coupat », le parquet reconnaît qu’il n’a pas assez d’éléments pour leur imputer des dégradations ou retenir une quelconque « association de malfaiteurs ». « Il ne ressort pas de la procédure qu’ils aient embrassé le projet terroriste mis en œuvre par leurs trois condisciples », écrit la procureure qui requiert donc l’abandon de la circonstance aggravante d’« entreprise terroriste ».

Pour deux d’entre eux, le parquet demande un non-lieu complet, pour les autres il se raccroche à des infractions mineures. Après sept ans d’enquête, quatre personnes pourraient ainsi être renvoyées… pour avoir refusé le prélèvement ADN lors de leur garde à vue. La procureure demande également le renvoi pour « recel, détention et tentative de fabrication de faux documents administratifs » d’un couple, chez qui avaient été découvertes lors d’une perquisition trois fausses attestations Assedic et quatre cartes d’identité volées.

 

Il faut rappeler l’intrusion massive dans leur vie privée et militante qui mène à ce résultat : des dizaines de perquisitions à leurs domiciles et ceux de leurs proches, des filatures, le balisage d’au moins une voiture, des mois d’écoutes téléphoniques, d’interceptions de leurs flux Internet, d’analyse de leurs disques durs, le placement sous vidéosurveillance de la ferme du Goutailloux en Corrèze et la sonorisation des parloirs de Julien Coupat, détenu jusqu’en mai 2009 à la Maison de la santé.

Dans son livre Tarnac magasin général, le journaliste David Dufresne décrit très bien comment un service policier en sursis, celui des RG, croit trouver sa planche de salut dans la lutte contre la menace anarcho-autonome (un mot forgé maison pour les différencier des autonomistes bretons ou corses). Et comment cette nouvelle expertise rencontre l’obsession d’une ministre de l’intérieur, Michèle Alliot-Marie, persuadée de la résurgence de la violence d’ultragauche (encore un mot maison visant à la différencier de l’extrême gauche). Mais de ce contexte politique et policier, le parquet fait totalement abstraction.

Tout au long des 135 pages de son réquisitoire, le parquet endosse, sans aucune prise de distance, les thèses policières. L’enquête préliminaire est ouverte mi-avril 2008, six mois avant les sabotages. Pendant plusieurs mois, le dossier semblera ensuite sommeiller, avant qu’il ne s’accélère juste après les sabotages de la nuit du 7 au 8 novembre 2008.

Méthodiquement et un peu scolairement, le parquet s’attache à décrire le « basculement vers le terrorisme » de ce qui est au départ décrit par des ex-RG (à l’époque obsédés par l’« ultragauche ») comme « une structure à finalité subversive clandestine anarcho-autonome d’un vingtaine de personnes ». La procureure adjointe perçoit une montée en puissance chez Julien Coupat, passant d’« actions de basse intensité » – une série de dégradations d’agences ANPE en 2005 – à la « recherche de l’affrontement contre les forces de l’ordre afin de tenter de créer une sorte de synergie de la violence » lors de plusieurs manifestations en 2008, pour arriver à une « tentative de déstabilisation de l’État par la destruction des infrastructures ferroviaires ».

 

Blanchiment de témoin sous X

 

 

Le pilier de l’accusation reste un livre, L’Insurrection qui vient, publié en 2007 par le Comité invisible et dont Julien Coupat est aux yeux du parquet, malgré ses dénégations, l’« auteur anonyme ou au moins la principale plume ». La procureure adjointe en fait une lecture littérale, voyant dans cet « opuscule présenté de façon faussement béate par plusieurs témoins comme un simple livre de philosophie » un programme d’action suivi à la lettre par le groupe de Tarnac.

« Ce pamphlet expose les nécessités de provoquer une insurrection, laquelle serait conduite par des groupes isolés ayant adopté un mode de vie communautaire qui auront assuré leur clandestinité, résume son réquisitoire définitif. Le premier mode d’action sera de détruire les réseaux dits de flux, c’est-à-dire ceux permettant de vivre dans une société organisée, au premier rang desquels le chemin de fer. Il est singulier que le ciblage des chemins de fer avait été établi dès les années 1990 en Allemagne par les anarchistes. »

Elle voit ainsi dans l’installation du groupe à Tarnac la création d’« une de ces premières communes vantées dans ce pamphlet, première étape nécessaire à l’insurrection ». « S’en est suivie la prise de contact, là encore présentée comme nécessaire, avec les « coreligionnaires » issus des mouvances anarchistes italienne, allemande, écossaise, et grecque parallèle », poursuit le parquet. Qui souligne que « le fait que cette mécanique de préparation des phases du passage à l’acte soit, à l’analyse totalement illusoire, ne peut occulter le projet fomenté très sérieusement par le groupuscule installé à Tarnac ».

Le réquisitoire date la « radicalisation » de Coupat de 2005 en s’appuyant sur un unique – et quel ! – témoin : un chevrier voisin, Jean-Hugues Bourgeois, qui a accusé le groupe de Tarnac de faire « peu de cas de la vie humaine » et Coupat, présenté comme un « gourou », d’avoir mené des actions contre des agences ANPE. Entendu sous X par la sous-direction antiterroriste (Sdat) de la PJ le 14 novembre 2008 alors qu’il était lui-même embringué dans une enquête judiciaire pouvant le mettre en cause, l’agriculteur assurera ensuite lors d’une deuxième audition par la Sdat, cette fois sous son vrai nom, qu’il n’a « jamais » été informé par les résidents de Tarnac de « projets violents visant l’État ».

Interviewé en caméra cachée un an plus tard par un journaliste de TF1, l’agriculteur admettra avoir fait l’objet de pressions des policiers de la Sdat lors de la première audition qui aurait duré neuf heures. Les policiers lui auraient expliqué qu’ils avaient juste « besoin d’une signature » pour pouvoir exploiter « tout un tas d’infos, d’interceptions de mails » qui n’étaient « pas exploitables dans une procédure judiciaire ».

Malgré cela, le parquet blanchit ce témoignage sous X, estimant – et pour cause – qu’il reprend « les grands axes de ce que les investigations ont mis à jour ». « Si cette date de radicalisation n’est pas confirmée par d’autres témoignages recueillis, les enquêteurs ont cependant relevé la commission en 2005 de plusieurs actions contre l’ANPE, ce qui tendrait à illustrer la progressivité d’une violence cherchant à prendre appui sur les problèmes sociaux », élude la procureure. Qu’importe que les auteurs de ces actions n’aient, de l’aveu du parquet lui-même, jamais été identifiés, et que toute confrontation des mis en examen avec ce témoin à charge ait été refusée.

Le parquet prend également pour argent comptant les renseignements des officiers de liaison étrangers, notamment britanniques. C’est en effet sur la base d’informations fournies au FBI par les services de police du Royaume-Uni, qu’est reproché à Julien Coupat sa présence à une réunion d’«anarcho-autonomes» à New York en janvier 2008, ainsi qu’à une autre rencontre à Nancy en février 2008 au cours de laquelle « la confection d’engins explosifs improvisés (IED) » aurait « fait l’objet de discussions et de travaux pratiques ». Malgré les révélations des Inrocks et du Monde sur le rôle trouble du policier anglais Mark Kennedy, qui avait infiltré la mouvance altermondialiste de 2003 à 2010, ses informations ne sont à aucun moment questionnées par le parquet de Paris. L’agent double britannique, qui a approvisionné les services occidentaux, et notamment les RG sur l’affaire de Tarnac, s’est pourtant ensuite révélé être un mythomane.

L’étape suivante dans le raisonnement du parquet est « le grand soir de l’anarchie franco-allemande » soit « les passages à l’acte coordonnés de la nuit du 7-8 novembre 2008 ». Le fait qu’une lettre d’un groupe allemand ait été envoyée de Hanovre au Berliner Zeitung le 13 novembre 2008, pour revendiquer ces sabotages ainsi que diverses explosions ayant eu lieu cette nuit-là en Allemagne sur le passage du train de déchets nucléaires Castor, n’émeut pas plus que cela la procureure. « Loin d’innocenter les personnes mises en examen dans cette procédure, (…) cette revendication ne fait qu’appuyer l’existence d’un projet plus vaste, tranche-t-elle. Il ne peut être que craint que cette étape (…) aurait été suivie d’une phase plus violente ainsi que l’illustre l’intérêt porté par Yildune Lévy pour les techniques de fabrication d’engins explosifs improvisés. »

La SNCF et Réseaux ferrés de France se sont portés partie civile. Mais de leur propre aveu, les sabotages n’ont causé que des retards et dégâts matériels, et ne pouvaient en aucun cas faire dérailler de train. S’agit-il de simples dégradations ou d’actes terroristes ? En mars 2009, Me William Bourdon l’un des avocats de la défense, avait contesté leur caractère terroriste soulignant que, selon plusieurs textes internationaux, « l’acte de terrorisme suppose la volonté d’attenter à la vie ou à l’intégrité physique d’autrui ». Dans son réquisitoire, la procureure adjointe répond que selon le code pénal français les atteintes aux biens (« vols, extorsions, destructions et dégradations ») peuvent constituer des actes de terrorisme si elles visent à « troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ».

 

 

« Lutte médiatico-procédurale »

 

 

« La finalité terroriste du groupuscule ainsi constitué ne saurait être nuancée par l’absence de victimes humaines, ni même l’absence de réel risque de voir des vies atteintes », estime le parquet. Qui pousse la fiction à imaginer que seules les interpellations des intéressés les ont empêchés d’aller plus loin : « Le passage à l’action violente s’il pouvait apparaître dans un premier temps de relativement faible intensité, s’inscrivait dans un processus de recherche de causer un trouble majeur à l’ordre public en créant dans la population un climat de terreur. La mise hors service de plusieurs lignes ferroviaires plusieurs week-ends nuisant à des centaines de milliers de personnes (…) aurait nécessairement créé un tel climat. » Avant de se féliciter : « Le fait que le sentiment de peur et d’intimidation n’ait pu être distillé ne doit ainsi qu’à l’identification et l’interpellation immédiate des mis en cause. »

Après avoir dans un premier temps contesté la qualification terroriste des faits reprochés, les mis en examen avaient ensuite concentré leur combat sur les méthodes des services antiterroristes. Les avocats de la défense avaient déposé trois plaintes visant les incohérences du PV de filature de la nuit du 7 au 8 novembre 2008, le témoignage sous X de Jean-Hugues Bourgeois, et les écoutes menées à l’épicerie de Tarnac. Cette « lutte médiatico-procédurale » a manifestement fortement déplu au parquet qui dénonce – sans rire – «la recherche de la déstabilisation de l’instruction par tous les moyens disponibles », une « grande malhonnêteté intellectuelle » et une « instrumentalisation des médias auxquels des informations parcellaires voire faussées à dessein étaient régulièrement communiquées ».

Les trois enquêtes ouvertes se sont toutes heurtées au mur du secret défense. Elles se sont conclues par des non-lieux ou un classement sans suite. Ce qui permet au parquet de coller au PV de filature de la nuit du 7 au 8 novembre 2008, pièce-maîtresse qui confirme à ses yeux « le basculement de Julien Coupat et Yildune Lévy dans le terrorisme ». « Ils arrivent [vers la voie de chemin de fer – ndlr] vers 4 heures, décrit le parquet.Ils préparent le dispositif de perche isolante, déposent le crochet sur la caténaire puis quittent les lieux à 4h20.(…) À 4h45, le couple s’arrête le long de la Marne à Meaux pour y jeter les tubes en PVC. » On s’y croirait.

Le problème est que le couple, s’il a reconnu s’être arrêté cette nuit-là à proximité de la ligne TGV Est, a toujours nié le sabotage et que la vingtaine de policiers de la DCRI et de la Sdat qui les suivaient écrivent eux-mêmes ne les avoir pas vus le commettre. Les mis en examen contestent la présence même des policiers, qui ont reconnu auprès de plusieurs journalistes (dont Mediapart) avoir utilisé illégalement cette nuit-là une balise GPS qui n’apparaît pas en procédure. Qu’importe. « Malgré tous les efforts déployés pour la discréditer sans crainte de remettre en cause la probité des fonctionnaires de police l’ayant effectuée, la surveillance correspond à l’observation sans ambiguïté possible de deux personnes en train de commettre une infraction », tranche le parquet.

 

D’ailleurs même si « ni le fabricant du crochet, ni son lieu de fabrication n’auront été identifiés, le modus operandi correspond aux inscriptions manuscrites découvertes par les autorités canadiennes dans le sac à dos du couple Coupat-Lévy en janvier 2008, mais également à celui employé par les membres de la mouvance anarchiste allemande fréquentés par Julien Coupat ». Quant aux explications de Julien Coupat et Gabrielle Hallez sur leurs promenades la nuit du premier sabotage (25 au 26 octobre), alors qu’ils s’étaient rendus au domicile des parents de Gabrielle Hallez à 70 kilomètres de la ligne TGV, elles sont jugées « peu réalistes ».

C’est désormais à la juge d’instruction Jeanne Duyé, qui a hérité du dossier au printemps 2012 après la mise en cause de l’impartialité de son prédécesseur, de décider de renvoyer ou non devant le tribunal les mis en examen. Et si oui, de conserver ou non la qualification terroriste. Aux yeux de Me William Bourdon, l’un des avocats de la défense, « la preuve est en tout cas rapportée que plus la justice est instrumentalisée par le politique plus on fabrique de graves dysfonctionnements de procédure ». L’avocat s’inquiète du « risque d’extension de ces qualifications terroristes à des faits qui pourraient conduire à criminaliser les mouvements sociaux ». « Dans le contexte d’exaspération sociale actuel, on potentialise un outil judiciaire qui demain pourrait être utilisé à d’autres fins », souligne-t-il.

 

Communiqué de Marie Rose Bourneil, maire de Tarnac

Nous venons d’apprendre que le parquet avait rendu son réquisitoire à l’encontre des dix mis en examen de la soit disant « affaire de Tarnac ».

Je suis trop attaché à l’indépendance de la justice, je me garderai donc bien de porter un jugement sur la procédure en cours. Mais on peut s’interroger sur la concordance entre cette annonce et la succession de lois sécuritaires depuis un an: la loi Cazeneuve sur le terrorisme, en plein été 2014 et la loi sur le Renseignement votée le 5 mai, malgré toutes les critiques des défenseurs des libertés publiques.

 Ces lois permettront de juger les personnes sur des présomptions et non des faits, et de justifier la mise sous surveillance de tous au nom d’une « lutte contre le terrorisme » dont on sait de moins en moins où elle commence et où elle finit. 

Ces lois me semblent dangereuses et aujourd’hui et il ne faudrait pas que certains utilisent ce climat sécuritaire pour tenter de masquer les difficultés accumulées dans la procédure.

Cette soit disant affaire tourne à l’acharnement !

 Deux des cinq personnes mises en examen et résidant à Tarnac, sont des élus municipaux et font un travail sérieux au sein de notre équipe municipale pour le bien de tous les habitants. Je ne peux que le certifier.

Tarnac, depuis cette « affaire », a repris son développement et porte aujourd’hui des projets utiles à tous. C’est bien cette image, qu’il faut retenir de la commune. 

 

Le Cynisme De Nos Gouvernants Est Inoxydable

Alors que son affaire redémarre, le principal inculpé du groupe de Tarnac, Julien Coupat, répond aux questions de « l’Obs » sur son avenir judiciaire, la loi sur le renseignement et la France de l’après-« Charlie »

Il ne s’était pas exprimé dans la presse depuis 2009. Après avoir été incarcéré six mois pour des accusations de « terrorisme », Julien Coupat était devenu à gauche un des plus puissants symboles d’une dérive autoritaire du pouvoir sarkozyste, accusé de monter en épingle une affaire de sabotage de caténaires SNCF pour créer un « ennemi intérieur ». Leader intellectuel du groupe de gauche radicale dit « de Tarnac », il n’avait pas cessé depuis de dénoncer une manipulation policière, menant une rude bataille judiciaire aux côtés des autres inculpés. On le sait désormais, le quinquennat socialiste n’aura pas inversé la tendance. Deux jours après le vote par l’Assemblée de la loi sur le renseignement, Julien Coupat, 40 ans, s’est donc vu signifier, le 7 mai dernier, une demande de renvoi en correctionnelle pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », aux côtés de deux jeunes femmes, parmi lesquelles sa compagne Yildune Lévy. Un certain François Hollande, alors président du conseil général de Corrèze, territoire sur lequel se trouve Tarnac, avait pourtant pris la plume au printemps 2009 pour ironiser sur la qualification des faits en « terrorisme » et dénoncer une « affaire politique ». Aujourd’hui, Julien Coupat reprend la parole.

 

Le parquet a de nouveau retenu la qualification de « terrorisme » dans votre dossier et demandé votre renvoi en correctionnelle. Comment prenez-vous cette nouvelle?

Dans n’importe quel autre pays d’Europe, un dossier comme celui-ci aurait depuis longtemps donné lieu à relaxe avec de discrètes excuses des autorités. Mais nous sommes en France, et, comme l’écrivait Alexandre Herzen, « en France, quand on entre dans un tribunal, on recule de deux ou trois siècles ». Dans son formidable autisme historique, la magistrature n’a manifestement pas eu vent de la chute de la monarchie. Elle croit pouvoir tout régler en coulisses, guetter des signes de la cour avant chacune de ses décisions, tordre le cou à toute logique et mettre à mort qui s’est rendu coupable de lèsemajesté. L’humanité à la Daumier des prétoires ferait bien de s’aviser de l’arrogance de son anachronisme. Ou bien elle devra constater de ses propres yeux que ce François Hollande avait bel et bien un parfait profil de Louis XVI.

 

Vous n’êtes plus que trois, au sein du groupe de Tarnac, à faire l’objet de poursuites. Avez-vous eu à un moment donné l’espoir d’un abandon définitif des charges?

Depuis le jour de nos arrestations, nous avons toujours trouvé hilarantes les charges qui pèsent contre nous. Et nous trouvons toujours aussi hilarant que le parquet s’appuie dans son réquisitoire, pour étayer l’accusation de « terrorisme », sur un livre en vente à la Fnac,

« l’Insurrection qui vient », et le témoignage sous X d’un mythomane qui a reconnu au 20-heures de TF1 avoir été manipulé par la police antiterroriste. Les procureurs sont des écrivains de polars ratés. Leur littérature, pleine de « structures à finalité subversive clandestine », de « plans terroristes », de « tentatives de déstabilisation de l’Etat par la destruction des infrastructures ferroviaires », est manifestement le produit de l’imagination squelettique de gens qui regardent la vie depuis les fenêtres de leurs cabinets molletonnés. Leur mauvaise foi prête à rire. Mais, un peu comme pour le procès-verbal de filature D104, l’hilarité s’arrête quand vous prenez conscience que la magistrature a, dans son petit monde suspendu, le pouvoir de transformer, contre toute évidence, un faux grossier en « vérité judiciaire » ­ quand vous réalisez que tout cela est grotesque, mais que cela marche, et se dirige vers vous pour vous écraser.

Nous ne nous sommes pas battus, et nous ne nous battons pas, pour faire reconnaître on ne sait quelle innocence ni pour que la justice, dans sa grande mansuétude, daigne abandonner ses poursuites infondées. Nous nous battons parce que l’on a tenté et que l’on tente encore de nous détruire, de rayer définitivement de la carte la possibilité politique dont l’Etat a fait de nous un exemple. Nous nous battons pour nous, pour nos proches, pour nos amis et pour tous ceux qui nous ont un jour exprimé leur sympathie, et ce malgré la disproportion massive des forces. Plutôt que de faire prudemment marche arrière, l’appareil antiterroriste, ivre de sa toute récente popularité, insiste pour avoir le dernier mot dans l’enceinte de ses petits tribunaux. Qu’il sache que nous ne sommes pas de ceux qui se laissent faire, que nous préférerons toujours déchaîner les feux de l’enfer plutôt que de nous laisser piétiner, et que nous ne sommes pas seuls.

 

L’incrimination la plus grave, celle de « direction » d’un groupe terroriste, qui était initialement retenue contre vous et pouvait vous valoir les assises, a finalement été abandonnée. De « chef » vous voici devenu simple « animateur »… Comment qualifieriez-vous votre rôle réel au sein de la collectivité de Tarnac ?

De paratonnerre, plutôt.

 

Vos avocats ont réagi en disant que maintenir la qualification élargie de « terrorisme » au sujet de votre dossier ouvrait la voie à une « hyper-criminalisation des mouvements sociaux ». Est-ce votre crainte, notamment suite à l’adoption de la loi sur le renseignement ?

Nous vivons dans un monde qui va dans le mur à tombeau ouvert, et qui le sait. Les faits l’attestent tout autant que la production hollywoodienne. Ceux qui tiennent les rênes de la machine préfèrent qu’il en soit ainsi plutôt que de renoncer à la moindre miette de leur pouvoir. Ils s’attachent simplement à distiller dans la population le sommeil nécessaire, quitte à le peupler de cauchemars terroristes. C’est ce dont témoigne exemplairement le vote sans


Le 6 mars, les gendarmes évacuent la ZAD du Testet édifiée pour lutter contre le projet de barrage de Sivens(Tarn).


états d’âme de la nouvelle loi scélérate dite « sur le renseignement ». Que l’on en soit, quinze ans après le Patriot Act, après le rapport du Sénat américain sur la torture, après les révélations de Snowden, à adopter des mesures aussi exorbitantes dit à la fois le cynisme inoxydable et le pathétique mimétisme des gouvernants français. Ils croient vraiment qu’ils vont pouvoir refaire avec quinze ans de retard le coup du néoconservatisme martial, et que nous sommes tous trop bêtes, trop lâches et trop passifs pour nous en insurger. Evidemment, le fait que le parquet, qui tenait son réquisitoire prêt depuis des mois, ait choisi le lendemain du vote de cette loi pour le faire fuiter dans « le Monde » ajoute à l’impudence du geste. Le geste dit : « Oui, nous allons tous vous mettre au pas par un contrôle de masse au nom de l’antiterrorisme, et vous allez voir quel traitement nous réservons à ceux qui nous résistent. » Il est vrai que le seul espoir des gouvernants est de convaincre chacun qu’il n’y a pas d’autre choix que de les suivre, qu’il est vain de croire pouvoir construire d’autres mondes, insensé de s’organiser contre eux et suicidaire de les attaquer. C’est pourquoi Tarnac doit être décapité. C’est pourquoi les ZAD doivent être mises au pas, que ce soit par voie judiciaire ou avec l’aide de milices.

 

Votre seul entretien paru dans la presse remonte à 2009, soit trois ans avant l’élection de François Hollande. Il était commun alors, à gauche, de reprocher à Nicolas Sarkozy et à Michèle Alliot-Marie leur instrumentalisation d’un « ennemi intérieur », leur emploi flottant du concept de terrorisme, sans parler d’une sorte d’acharnement spécifique à votre égard. Diriez-vous que l’arrivée du PS au pouvoir n’a rien changé à votre situation ni, plus largement, au traitement étatique réservé à l’« ultragauche » ?

Le régime social-démocrate actuel, chacun le constate, est en passe de réussir ce que Nicolas Sarkozy n’a pas réussi à faire, en matière d’« austérité » comme d’antiterrorisme, de droit du travail comme de répression de tout ce qui se trouve à sa gauche. Noske [homme politique allemand qui écrasa la révolte spartakiste, NDLR] a trouvé sa digne descendance postmoderne. Cela n’a, au reste, rien d’un phénomène spécifiquement français : Renzi en Italie, Obama aux Etats-Unis sont faits de la même pâte politique, qui n’a conservé de l’héritage des organisations de gauche que leur pente autoritaire et leur rhétorique saisissante d’hypocrisie. Les déçus du hollandisme s’ajoutant à ceux du jospinisme, du rocardisme et du mitterrandisme, il est peut-être temps d’entendre enfin ce que Mascolo a établi il y a des décennies déjà: le contraire d’être de gauche, ce n’est pas être de droite, c’est être révolutionnaire.

 

Rémi Fraisse, le jeune manifestant mort en octobre dernier lors des manifestations contre le barrage de Sivens, est le premier manifestant tué par les forces de l’ordre depuis trente ans en France. Quel regard portez-vous sur cet événement?

Précisément : seul un régime de gauche pouvait tuer un manifestant, mentir des jours durant sur les circonstances de sa mort, pour finalement expulser ses camarades de lutte grâce aux gros bras de la FNSEA, et tout cela sans déclencher une révolte de masse. Néanmoins, les manifestations qui ont répondu au meurtre de Rémi Fraisse, notamment à Toulouse et à Nantes, avaient de quoi inquiéter grandement le gouvernement, qui n’en a rien laissé paraître et s’est attaché à en minimiser à la fois l’étendue et la portée. Car dans la rue, ces jours-là, ce qui s’est exprimé n’était pas quelque obsession groupusculaire contre la police, mais bel et bien une rage diffuse. C’était alors toute la foule des centres-villes du samedi après-midi qui clamait d’une seule voix que « tout le monde déteste la police ». C’étaient des grandsmères qui cognaient à coups de sac à main sur les véhicules sérigraphiés. C’étaient des pères de famille qui bravaient les CRS. C’étaient des passants qui, toute crainte bue, chargeaient la BAC. Cet automnelà, qui fut aussi celui de Ferguson aux Etats-Unis, le divorce entre police et population a atteint son comble. On ne comprend rien à la façon dont le gouvernement a géré la réponse aux attentats de janvier si on ne la comprend pas « stratégiquement », comme réaction calculée à cette situation d’extrême dissensus. Depuis lors, il paraît que la police serait là pour nous protéger. On ne fait jamais l’« union nationale » que contre un ennemi intérieur, et en vérité rarement contre celui que l’on désigne. La suite l’a assez prouvé.

 

Suite aux attentats commis en France en janvier dernier, notamment à « Charlie Hebdo », craignez-vous que l’antiterrorisme ne devienne plus que jamais une politique de substitution, et même une vision du monde ? En voyez-vous déjà des signes ?

Replaçons-nous à l’automne. Tout observateur un peu lucide se demandait alors comment un régime aussi discrédité pourrait encore gouverner deux ans et demi. Janvier a apporté la réponse : par l’antiterrorisme. Depuis le jour de nos arrestations, nous n’avons cessé de répéter que l’antiterrorisme n’a rien à voir avec la lutte contre le terrorisme, qu’il ne vise pas centralement ceux qu’il frappe, mais l’ensemble de la population, qu’il s’agit bel et bien d’intimider. Et c’est certainement d’avoir éprouvé cette vérité que tant de gens que nous ne connaissions pas et qui ne nous connaissaient pas nous ont soutenus, aidés, donné la force de tenir bon. Je crois que l’ensemble des manoeuvres politiques qui ont suivi les attentats de janvier, et exemplairement la récente loi sur le renseignement, a achevé d’en apporter la démonstration: l’antiterrorisme est bien une technique de gouvernement des populations, un instrument de dépolitisation de masse. Les gens qui, comme nous, se font coffrer comme « terroristes » ne sont que le prétexte d’une offensive bien plus générale. Il faut être aveugle ou parfaitement insincère pour en douter à présent.


Graffiti à Toulouse le 1er novembre 2014

 

Grâce au tour de passe-passe de l’antiterrorisme, le gouvernement se pose comme unique garant de ce qui est collectif, collectif qu’il réduit à une masse confuse d’atomes grelottants, à une série statistique d’individus apeurés, dotés d’une « liberté » illusoire et bientôt fatale. L’opération n’est pas bien compliquée : nous autres Occidentaux sommes confits de peurs sans nombre. L’Occident est entre toutes la civilisation de la peur. Il nous faut donc nous dissoudre comme population, c’est-à-dire, pour chacun d’entre nous, conquérir sa crainte, cesser de faire obstacle à la vie, éprouver de coeur à coeur le commun qui est là, dont nous sommes faits et par où tout communique. Par où passe le commun, le gouvernement ne passe pas.

 

Une bataille idéologique fait rage aujourd’hui autour du 11 janvier. Comment avez-vous vécu ces événements, qu’en retenez-vous?

Nous avons eu le malheur, avec quelques camarades, d’atterrir en France le 8 janvier au matin. Nous revenions du Mexique, où nous étions allés à la rencontre des zapatistes. Nous quittions un pays insurgé, nous trouvions le nôtre en état de siège. Tous les uniformes imaginables étaient de sortie. A la télévision, sur les ondes, tous les personnages qui avaient présidé à nos arrestations plastronnaient comme dans un cauchemar : les Guéant, les Bauer, les Squarcini se répandaient en conseils avisés d’experts en « sécurité ».

D’un côté, « Charlie Hebdo » était un journal politiquement détestable. Sa ligne était depuis longtemps devenue si droitière que c’est, je crois, le seul organe de presse qui ait vu ses locaux dévastés lors d’une manifestation contre le CPE. D’un autre côté, si Cabu, pour la génération de 1968, c’est « l’Enragé », « Hara-Kiri », etc., pour la mienne, c’est Récré A2. Faut-il que la sagesse de ce monde soit devenue complètement folle pour être contemporain d’un attentat à l’arme lourde contre le Club Dorothée? Ainsi, deux blocs d’absurde entraient en collision au-dessus de nos têtes. Et nous étions là, juste en dessous, ensevelis sous les débris. A cela s’ajoutait que l’un des frères Kouachi avait un temps partagé avec nous le même juge d’instruction, Thierry Fragnoli. Celui-ci lui avait accordé un non-lieu au moment même où il s’enfonçait dans des actes d’enquête toujours plus invraisemblables contre nous. En voilà un qui avait le sens de la République. Pour avoir côtoyé l’antiterrorisme de près, il était pour nous évident que les Kouachi, les Coulibaly, les Merah n’en étaient pas des ratés, mais au contraire de purs produits. Nous avions des choses à dire. Nous n’avons rien dit. Nous sommes restés interdits. Il ne nous semblait pas qu’il y ait, à ce moment-là, une oreille disposée à nous entendre. Tout le monde déraisonnait.

Il n’y a pas d’« esprit du 11 janvier ». Ce qu’il y a, c’est une population au fond plutôt pacifiste qui ne veut pas être prise dans les guerres extérieures, dans la guerre de civilisation engagée par son gouvernement, et un appareil gouvernemental qui retourne de manière obscène la situation en instrument de domination accrue de la population. Le hic, c’est que la seule façon de desserrer l’étau où nous sommes pris est d’entrer en guerre, d’une manière ou d’une autre, contre ce qui nous gouverne, et que cela va contre tout pacifisme, que cela réclame du courage, de la stratégie et des complices, de nombreux complices. Il faut se souvenir comment le pacifisme, dans les années 1930, a mené à la collaboration. Le pétainisme est un pacifisme.

 

Vous qui avez eu affaire depuis toutes ces années aux services de renseignement, comment expliquez-vous, après des scandales comme celui de la NSA aux Etats-Unis, que ces enjeux de respect des libertés ne mobilisent que si peu les opinions publiques?

Mon expérience des services de renseignement est que l’on a affaire à des menteurs patentés, à des êtres torves, à des cinglés en armes. Et ce n’est pas d’avoir entendu Bernard Squarcini, dans une librairie où je l’ai croisé fortuitement, s’excuser devant moi et soutenir qu’il n’avait rien à voir avec l’affaire de Tarnac qui me convaincra du contraire. Voilà des gens à qui je ne confierais pas ma fille, et moins encore ma « sécurité ». Quant à l’« opinion publique », je n’ai jamais compris ce dont il s’agissait. Si l’on parle des sondages fabriqués de toutes pièces que l’on sert à la demande de tel ou tel commettant ou de l’appareil médiatique, qui ne brille guère par son attachement à la vérité ni par la profondeur de ses questionnements, je sais à peu près, comme la vaste majorité des gens, à quoi m’en tenir. Ce que j’entends chaque fois que je discute dans un bar, que je rencontre un inconnu en stop ou que j’écoute des gens qui ne partagent pas mes vues, c’est une immense défiance visà-vis de tout ce qui se dit « publiquement ». Un temps, l’internet et les réseaux sociaux ont servi de soupape de sécurité à ce divorce, mais ils sont à présent en voie de flicage avancé. L’incrimination d’« apologie du terrorisme » est là, désormais, pour produire sur toute expression téméraire la terreur requise.

 

Manifestation à Paris le 31 janvier 2009, en soutien à Julien Coupat.

Pour savoir réellement ce que pensent « les gens », il n’y a guère d’autre moyen que de reprendre physiquement l’espace public et de se confronter en assemblées ouvertes. Il est frappant que, de nos jours, lorsque des gens se retrouvent dans la rue pour parler et réfléchir ensemble, ils ne tardent pas à se convaincre qu’il s’agit là d’une révolution, ou qu’une révolution est à faire. Pour ce qui est de Snowden et Assange, que nous sommes allés rencontrer à Londres, le fait que l’un en soit réduit à se réfugier dans la Russie de Poutine et que l’autre n’ait aucun espoir de sortir un jour de l’ambassade minuscule où il est reclus en dit long sur ce qu’il faut entendre par le mot « démocratie ».

Les insurrections sont finalement venues, écrit le Comité invisible dans « A nos amis » (La Fabrique). Toujours pas en France en tout cas, où la gauche radicale ne progresse ni dans les urnes ni dans la rue. Comment l’expliquezvous? Pourquoi l’extrême droite anti-immigrés est-elle la seule force à profiter du délitement politique dans notre pays?

Nous vivons des temps radicaux. L’état de choses ne pouvant durer, l’alternative entre révolution et réaction se durcit. Si la décomposition en cours profite essentiellement aux forces fascisantes, ce n’est pas parce que « les gens » inclineraient spontanément vers elles, c’est qu’elles donnent de la voix, font des paris, prennent le risque de perdre. Nous autres, révolutionnaires, sommes comme retenus par les fils invisibles d’une tradition que nous craignons continuellement de trahir. Mais comment pourrions-nous nous trahir nousmêmes ? Qu’avons-nous à perdre, si nous avançons ensemble, si nous réfléchissons pas à pas sans redouter la vérité ? Y a-t-il de plus grand risque, dans la situation actuelle, que de ne pas prendre de risque ?

Pour revenir au Front national, tout le paysage de la politique classique n’est qu’un vaste champ de ruines, FN compris. Ce dernier a, jusqu’à une date récente, servi d’ultime illusion : qu’il pourrait y avoir un parti contre les partis, une politique contre la politique. Nos infinies réserves de lâcheté veulent toujours croire que nous pourrions abandonner à quelque force autre que nous, à quelque leader le soin de nous sauver. Mais il n’y a plus rien. Nous allons devoir faire nos affaires nous-mêmes. Le vent se lève. Il faut tenter de vivre.

Tarnac : l’anti-terrorisme déraille

Le feuilleton du terrorisme à grande vitesse est presque arrivé à destination. Depuis les spectaculaires arrestations, en 2008, de militants d’une « ultragauche » fantasmée, l’enlisement le disputait à l’entêtement. Le procureur de la République de Paris persiste : il vient de prendre des réquisitions de renvoi à l’encontre de trois des mis en examen de Tarnac pour des infractions terroristes. 

L’évidente absurdité de la qualification de terrorisme fondée sur la radicalité politique de jeunes épiciers libertaires ne l’a pas arrêté. Comme si rien n’avait changé depuis la circulaire de la Garde des Sceaux du 13 juin 2008 donnant mission à la Justice de neutraliser « la mouvance anarcho-autonome » érigée en nouvelle menace terroriste. 

 Au contraire, la posture est assumée. Elle trouve son assise dans la définition abusivement vaste des infractions terroristes dans la loi française. Un droit dérogatoire qui ratisse large puisqu’il n’est pas besoin de faire le choix de la violence pour commettre des actes terroristes. Pour peu qu’on y lise une volonté « de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur », quelques dégradations suffisent à soumettre des militants politiques à une législation anti- terroriste d’exception, encore épargnée – mais pour combien de temps ? – aux cheminots en grève ou aux militants écologistes retardant les convois nucléaires. 

C’est bien de lecture qu’il est question : jugeant acquise la participation à des dégradations, le parquet y adosse le mobile terroriste par l’exégèse d’un ouvrage de philosophie qu’il attribue aux mis en examen. Des individus dont le choix de l’isolement social, tout autant que la participation à des rencontres et des manifestations politiques jusqu’en dehors des frontières, finiraient de trahir la culpabilité ! Tandis que l’émotion supposée d’une population terrorisée par le retard d’un train, vient achever la curieuse construction intellectuelle. 

 Et le parquet de brandir l’arme fatale, l’association de malfaiteurs à visée terroriste, laquelle ne requiert ni commencement d’exécution, ni même projet terroriste défini, mais la seule démonstration de l’existence d’un groupe et d’une intention à peine formée. Ici, c’est la finalité présumée de renverser l’Etat par la violence qui a éveillé la prescience des services antiterroristes. Loin de tirer les enseignements de tant de procédures échouées, la justice persiste à s’en remettre aveuglément à des services spécialisés, qui, faisant métier d’intelligence, sauraient détecter et décrypter les pensées coupables en formation. 

Las ! L’actualité n’est pas à la redéfinition légale du terrorisme, encore moins au retour vers le droit commun par l’abandon d’une qualification qui, sans être nécessaire à la répression des infractions les plus graves, relève en réalité d’une instrumentalisation politique du droit. La représentation nationale s’apprête au contraire à confier aux services de renseignement le droit de surveiller chacun, sans limitations ni contrôles réels et effectifs. Comment ne pas voir dans les réquisitions du parquet de Paris un encouragement à traquer les paroles et les opinions à l’aune des peurs du moment pour les prétendre criminelles. ?

Le retour du fantôme du « groupe de Tarnac », un scandale d’Etat

 

Après sept ans de procédure, on avait presque oublié ce dossier portant sur les sabotages de lignes TGV survenus en 2008, l’affaire dite du « groupe de Tarnac », triste épisode politico-judicaire élaboré par un montage policier abracadabrantesque. Et voilà que, au lendemain du vote par l’Assemblée nationale de la loi « Renseignement », où des mesures de surveillance encore plus larges et intrusives ont été instaurées par le gouvernement, le parquet de Paris fait fuiter les réquisitions de renvoi en correctionnelle de Julien Coupat et de deux de ses camarades sous le chef d’accusation « d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». Rien de moins ! Hasard du calendrier ? Certainement pas.

 

En effet, les réquisitions du parquet consistent à réhabiliter une enquête contestée et incohérente de la sous-direction antiterroriste (SDAT) de la police judiciaire et à montrer ainsi que ceux de Tarnac agissent avec les mêmes intentions que les frères Kouachi ou Coulibaly.

 

En l’absence de preuves tangibles, en dépit des failles d’une enquête menée par des magistrats qui doivent pourtant instruire à charge et à décharge, une enquête partiale fondée sur des manipulations grossières, a conduit le Parquet à requérir le renvoi en correctionnelle notamment de Julien Coupat. Le parquet lui reproche sa supposée intentionnalité idéologique fondée sur un livre, « L’insurrection qui vient », ouvrage théorique sur la Révolution au XXIe siècle, en vente à la Fnac et dans toutes les librairies depuis belle lurette. Si ce livre est si dangereux, pourquoi les autorités compétentes n’ont-elles pas interdit sa diffusion ou encore justifié une saisie préalable à une condamnation ? Et pourquoi peut-on toujours se procurer les écrits de Marx, Lénine, Blanqui, Proudhon, Bakounine, Frantz Fanon, Jean-Paul Sartre, qui peuvent manifestement parfois inciter à la violence … ?

 

Les précédents ne manquent pas. L’incrimination à caractère idéologique a déjà été pratiquée en Italie. Le philosophe Toni Negri n’a-t-il pas passé de longues années en exil en France, puis en détention en Italie, pour avoir « inspiré » l’action des Brigades Rouges italiennes ?

 

Pour notre part, nous ne voulons pas que notre pays connaisse des investigations et une politique de répression menées par pur esprit maccarthyste.

 

Inquiets de l’interprétation extensive de la loi sur le Renseignement ainsi que de la notion de « l’apologie du terrorisme », nous avons refusé de voter ces lois.

 

Insatisfaits des définitions floues et globalisantes qui permettent de contourner notre Etat de droit chèrement gagné, nous avons refusé d’être pris en otage par les criminels de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper Cacher.

 

Cette affaire expose clairement les dérives, les méthodes déloyales, voire les manipulations, imputées à la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), tout juste créée par Sarkozy et Fillon. Cette affaire demeure l’un des plus grands fiascos de l’antiterrorisme de ces dix dernières années.

 

François Hollande, alors président du Conseil général de Corrèze, où se situe Tarnac, avait clairement exprimé sa conviction lors d’une conférence de presse à l’Assemblée nationale en 2009: « Le couac de Tarnac est devenu une affaire politique », avait-il déclaré. Qu’elle le reste sous son quinquennat nous interroge quant à la nature du changement opéré après 2012.

 

Nous en appelons au Président de la République et à la Garde des Sceaux pour faire cesser ce scandale d’Etat.

 

 

Url orginale de publication : http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/140515/le-retour-du-fantome-du-groupe-de-tarnac-un-scandale-d-etat

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