Tarnac : “Pourquoi nous cessons de respecter les contrôles judiciaires”

L’arrestation de Christophe, le 27 novembre, marque un palier dans la bouffée délirante d’État que l’on nomme pudiquement « affaire de Tarnac ». Sa mise en examen situe le point où une procédure ne se poursuit qu’afin de se sauver elle-même, où l’on inculpe une personne de plus dans le seul espoir de maintenir le reste des inculpations.

En fait de « premier cercle », Christophe appartient surtout au petit nombre de ceux avec qui nous discutons de notre défense. Le contrôle judiciaire qui voudrait, pour l’avenir, lui interdire de nous voir est l’aberration de trop ; c’est une mesure consciente de désorganisation de la défense, aussi. A ce point de torsion de toutes les notions du droit, qui pourrait encore exiger de nous que nous respections ces contrôles judiciaires et cette procédure démente ? A l’absurde nul n’est tenu. Il n’y a pas besoin de se croire au-dessus de la justice pour constater qu’elle est en dessous de tout. Au reste, une société qui se maintient par des moyens si évidemment criminels n’a de procès à intenter à personne.

La liberté sous contrôle judiciaire est le nom d’une sorte d’expérience mystique que chacun peut se figurer. Imaginez que vous ayez le droit de voir qui vous voulez, sauf ceux que vous aimez, que vous puissiez habiter n’importe où, sauf chez vous, que vous puissiez parler librement, au téléphone ou devant des inconnus, mais que tout ce que vous dites puisse être, un jour ou l’autre, retenu contre vous. Imaginez que vous puissiez faire tout ce que vous voulez, sauf ce qui vous tient à coeur. Un couteau sans manche auquel on a retiré la lame ressemble davantage à un couteau que la liberté sous contrôle judiciaire ne ressemble à la liberté.

Vous flânez sur un boulevard avec trois amis ; sous la plume des flics qui vous filochent, cela se dit : « Les quatre objectifs se déplacent en direction de… » Vous retrouvez après des mois de séparation un être qui vous est cher ; dans le jargon judiciaire, cela devient une « concertation frauduleuse ». Vous ne renoncez pas, même dans l’adversité, à ce que toute amitié suppose de fidélité ; c’est évidemment une « association de malfaiteurs ».

La police et sa justice n’ont pas leur pareil pour travestir ce qui tombe sous leur regard. Peut-être ne sont-elles finalement que cette entreprise de rendre monstrueux ce qui, aimable ou détestable, se comprend sans peine.

S’il suffit de ne se reconnaître dans aucune des organisations politiques existantes pour être « autonome », alors il faut bien admettre que nous sommes une majorité d’autonomes dans ce pays. S’il suffit de regarder les directions syndicales comme des traîtres avérés à la classe ouvrière pour être d' »ultragauche », alors la base de la CGT est présentement composée d’une série de dangereux noyaux d’ultragauchistes.

Nous désertons. Nous ne pointerons plus et nous comptons bien nous retrouver, comme nous l’avons fait, déjà, pour écrire ce texte. Nous ne chercherons pas à nous cacher. Simplement, nous désertons le juge Fragnoli et les cent petites rumeurs, les mille aigreurs misérables qu’il répand sur notre compte devant tel ou tel journaliste. Nous désertons la sorte de guerre privée dans laquelle la sous-direction antiterroriste voudrait nous engager à force de nous coller aux basques, de « sonoriser » nos appartements, d’épier nos conversations, de fouiller nos poubelles, de retranscrire tout ce que nous avons pu dire à notre famille durant nos parloirs en prison.

S’ils sont fascinés par nous, nous ne sommes pas fascinés par eux – eux que nos enfants appellent désormais, non sans humour, les « voleurs de brosses à dents » parce que, à chaque fois qu’ils déboulent avec leurs 9 mm, ils raflent au passage toutes les brosses à dents pour leurs précieuses expertises ADN. Ils ont besoin de nous pour justifier leur existence et leurs crédits, nous pas. Ils doivent nous constituer, par toutes sortes de surveillances et d’actes de procédure, en groupuscule paranoïaque, nous, nous aspirons à nous dissoudre dans un mouvement de masse, qui, parmi tant d’autres choses, les dissoudra, eux.

Mais ce que nous désertons d’abord, c’est le rôle d’ennemi public, c’est-à-dire, au fond, de victime, que l’on a voulu nous faire jouer. Et, si nous le désertons, c’est pour pouvoir reprendre la lutte. « Il faut substituer au sentiment du gibier traqué l’allant du combattant », disait, dans des circonstances somme toute assez semblables, Georges Guingouin (Résistant communiste).

Partout dans la machine sociale, cela explose à bas bruit, et parfois à si bas bruit que cela prend la forme d’un suicide. Il n’y a pas un secteur de cette machine qui ait été épargné dans les années passées par ce genre d’explosion : agriculture, énergie, transports, école, communications, recherche, université, hôpitaux, psychiatrie. Et chacun de ces craquements ne donne, hélas, rien, sinon un surplus de dépression ou de cynisme vital – choses qui se valent bien, en fin de compte.

Comme le plus grand nombre aujourd’hui, nous sommes déchirés par le paradoxe de la situation : d’un côté, nous ne pouvons pas continuer à vivre comme cela, ni laisser le monde courir à sa perte entre les mains d’une oligarchie d’imbéciles, de l’autre, toute forme de perspective plus désirable que le désastre présent, toute idée de chemin praticable pour échapper à ce désastre se sont dérobées. Et nul ne se révolte sans perspective d’une vie meilleure, hormis quelques âmes sympathiquement désespérées.

L’époque ne manque pas de richesse, c’est plutôt la longueur du souffle qui lui fait défaut. Il nous faut le temps, il nous faut la durée – des menées au long cours. Un des effets principaux de ce qu’on appelle répression, comme du travail salarié d’ailleurs, c’est de nous ôter le temps. Pas seulement en nous ôtant matériellement du temps – le temps passé en prison, le temps passé à chercher à faire sortir ceux qui y sont -, mais aussi et d’abord en imposant sa propre cadence. L’existence de ceux qui font face à la répression, pour eux-mêmes comme pour leur entourage, est perpétuellement obnubilée par des événements immédiats. Tout la ramène au temps court, et à l’actualité. Toute durée se morcelle. Les contrôles judiciaires sont de cette nature, les contrôles judiciaires ont ce genre d’effets. Cela va bien ainsi.

Ce qui nous est arrivé n’était pas centralement destiné à nous neutraliser nous, en tant que groupe, mais bien à impressionner le plus grand nombre ; notamment ceux, nombreux, qui ne parviennent plus à dissimuler tout le mal qu’ils pensent du monde tel qu’il va. On ne nous a pas neutralisés. Mieux, on n’a rien neutralisé du tout en nous utilisant de la sorte.

Et rien ne doit plus nous empêcher de reprendre, et plus largement sans doute, qu’auparavant, notre tâche : ré-élaborer une perspective capable de nous arracher à l’état d’impuissance collective qui nous frappe tous. Non pas exactement une perspective politique, non pas un programme, mais la possibilité technique, matérielle, d’un chemin praticable vers d’autres rapports au monde, vers d’autres rapports sociaux ; et ce en partant des contraintes existantes, de l’organisation effective de cette société, de ses subjectivités comme de ses infrastructures.

Car c’est seulement à partir d’une connaissance fine des obstacles au bouleversement que nous parviendrons à désencombrer l’horizon. Voilà bien une tâche de longue haleine, et qu’il n’y a pas de sens à mener seuls. Ceci est une invitation.

Tarnac, again

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À lire (ici), plaisir sincère. A relire itou. Ni chapelles, ni coups bas. Ni démission ni posture messianique. Un camouflet et une révolte sincères : Il n’y a pas besoin de se croire au-dessus de la justice pour constater qu’elle est en-dessous de tout, écrivent-ils. On le pense aussi. Trop de dégoûts, depuis trop longtemps.
Ce n’est plus affaire d’adhésion théorique, d’embrigadement, juste de bon sens. Ceux-ci restent debout, provocants. Et il faut, à défaut d’en faire bêtement des modèles, reconnaître l’audace de leur position. Ceux qui se disaient insoumis sont passés à l’acte, c’est déjà assez rare pour être souligné.

À trop avoir entendu, lu, discuté, ce qui déconnait dans le Comité Invisible et leur opus, à trop avoir délaissé ce qui au départ faisait sa consistance – une communauté certes faillible mais dévouée à la concoction d’un ailleurs politique, imaginative et agissante – on en oubliait le message premier, l’incitation à la révolte primaire, nécessaire. Ta chapelle nous emmerde, proclamait-on, incertains : trop d’élitisme abscons, de prétentions intellectuelles, de dogmatisme distillé par des suiveurs borné. Et pourtant, au final, il faut reconnaitre que ta chapelle emmerdante est stimulante, qu’elle remue en vrac cet égout dont on ne sait que faire, à part le critiquer encore et toujours, disque rayé. Elle gratte, dérange, provoque. Il n’est qu’à voir comment le pouvoir en place la traite pour comprendre qu’elle est tout sauf insignifiante.

La désertion. Voilà ce qu’ils décident, les terroristes. Quel plus beau mot ? Refus pur et simple, fuite avec les honneurs, sans fuite. Nous ne chercherons pas à nous cacher, disent-ils. Simplement, nous désertons le juge Fragnoli et les cent petites rumeurs, les mille aigreurs misérables qu’il répand sur notre compte devant tel ou tel journaliste. Refus digne. « I would prefer not to », répétait en boucle Bartleby, fuyant les usages du monde. « Je refuse de répondre », scandait Dashiell Hammett à ses juges, répétant encore et encore combien la lourde machine du maccarthysme ne saurait réduire sa détermination. Toujours, ils ont raison, ceux qui rendent publique et argumentent leur ligne de fuite quand la machine s’acharne sur eux, quand l’effrayant Barnum se déchaîne.

Nombreux sont ceux qui moquent le goût de la tribune médiatique des – appelons-les ainsi – Tarnaciens. Qui trouvent (à juste titre) que la cellule invisible ne l’est pas tant que ça, à force de multiplier les prises de parole spectaculaires. Et qui fustigent le choix d’un ex-prestigieux quotidien – information de référence pour un vieux Monde toujours debout – pour abriter leur coups de sang et de colères. Et quoi, il ne faudrait pas se servir des médias dans la guerre sourde qui se joue là ? Ne pas se compromettre avec ces « journaflics » que certains – embarqués dans une rhétorique fleurant bon les absurdes jambisations1 de la fin des années 1970 – considèrent pis que pendre ? Ne s’exprimer que par tracts et brochures ?

Balivernes.

Les purs nous fatiguent, qui guettent dans la plus infime reculade de ceux osant prendre quelques risques le reflet de leurs propres doutes. Les intransigeants nous rebutent, gens qui scrutent le moindre signe de compromission et se soucient tant de trahison qu’ils ne voient pas combien ils marchent seuls, sans relais ni amis. Les dogmatiques nous horripilent, rats de bibliothèque du mouvement scrutant toute phrase et pesant chaque mot pour mieux déceler un infléchissement du discours comme preuve ultime de parjure. Intellectuels dévoyés, médiocres ayatollahs de la juste révolution, donneurs de leçons à la petite semaine et autres gardiens du temple et du dogme… on en a soupé, de vos préceptes et de vos ordres.

Panache. Flamboyance. Audace. On ne demande rien de plus. De la vie, bordel ! Ceux qui la refusent, qu’ils se revendiquent autonomes, révolutionnaires ou au contraire thuriféraires du régimes, nous emmerdent tout autant. Leur semblable mépris pour les faiblesses du genre humain, leur goût commun pour la grisaille et l’embrigadement ne nous inspirent que bâillements et lassitude. Ni leur révolte, ni leurs insurrections n’existent, puisqu’eux ne sont pas capables de rire ni de pleurer, de danser ni de chanter. « If I can’t dance, it’s not my revolution. » Emma Goldmann rirait bien de ces prêtres ennuyeux, Saint Just qui n’en ont pas le talent mais dispensent, avec un sérieux désespérant, leurs mauvais points comme autant de passeports pour l’échafaud. La Fédération anarchiste en a récemment fait les frais, sa librairie (Publico) taguée par des activistes jugeant plus urgent de fustiger quelques camarades dans l’erreur que de s’en prendre directement au système qui nous broie2. Comme s’il s’agissait de prouver combien notre camp sait être ridicule et suicidaire, sans relâche, obstinément.

Cela devrait être évident pour chacun disposant d’un cortex cérébral à peu près en état de marche : les autonomes – disons, ceux qu’on regroupe arbitrairement sous ce mot – ne feront pas la révolution. Jamais. La grande révolte, si elle vient un jour, ne sera pas celle d’une avant-garde élitiste, biberonnée aux pompeux philosophes et aux citations latines. L’insurrection – puisque tout le monde n’a que ce mot-là à la bouche, fantasme d’un monde meilleur se parant d’une violence très romantique – ne s’est jamais fomentée dans quelques recoins de bibliothèque, ni n’a été menée par quelques thésards en mal de sensations fortes.
Justement : c’est de cela, de ce vernis d’irréalité intellectuelle, de cette absurde prétention philosophique et de cette ridicule pompe doctrinale que se débarrassent les Tarnaciens au fil de leurs interventions publiques. Ils descendent de leurs hauteurs, bien obligés. Goûtent à cet arbitraire qu’ils n’avaient fait que renifler de loin. En rabattent et s’affinent. On préfère.
Que veux-tu ? Quand tout ne devient plus qu’affaire d’ego, de ligne partisane, de positionnement, on recule, on s’écarte. La ligne est mortifère, tue l’élan. Tiqqun flirtait souvent avec ça, dogmatique et élitiste3, tout comme certains passages de L’Insurrection qui vient. La désignée « mouvance autonome » itou. Trop de staliniens intellectuels, d’anarchistes proclamés édifiant des barrières et refusant le dialogue pour poser une seule vérité, la leur, indiscutable et obtuse.

Les autonomes – disons : ceux qu’on regroupe arbitrairement sous ce mot – ne feront pas la révolution, donc. Mais ils pourraient être l’aiguillon d’une juste révolte. Ils seront là, comme les autres, avec tous les autres. Tous ceux qui ne parviennent plus à dissimuler tout le mal qu’ils pensent du monde tel qu’il va. Tous ceux qui constatent que dans la machine sociale, cela explose à bas bruit, et parfois à si bas bruit que cela prend la forme d’un suicide. Tous ceux qui feront ce mouvement de masse, qui, parmi tant d’autres choses, les dissoudra, eux, ces valets du pouvoir et autres rustines policières.
Si élan il y a, il sera vaste et populaire, protéiforme et pluriel. Et trouvera tout autant ses racines – si ce n’est plus – dans les colonnes du Monde que dans de confidentiels collectifs si pressés de définir l’unique ligne à suivre qu’ils ne se rendent même plus compte à quel point ils ont perdu tout lien avec le joyeux espoir d’un monde meilleur.

Ils écrivent : Mais ce que nous désertons d’abord, c’est le rôle d’ennemi public, c’est-à-dire, au fond, de victime, que l’on a voulu nous faire jouer. Et, si nous le désertons, c’est pour pouvoir reprendre la lutte. Cette lutte qu’il mènent n’est pas solitaire. Elle palpite. Elle s’articule avec toutes celles menées par les dégoutés du monde présent, les déroutés du 21e siècle. C’est tellement mieux que rien.


1 Pratique consistant à tirer une balle dans la jambe d’un désigné ennemi de classe, contre-maitre, homme politique, journaliste etc., très usitée durant les années de plomb italiennes, y compris contre des journalistes progressistes.

2 Ces révoltés d’opérette sont allés jusqu’à commettre un communiqué de revendication.

3 Même si bien souvent tiré droit au but.

Extension du domaine de la répression

omain Miroux, jeune militant et journaliste, a passé quatre mois en prison pour avoir, le soir du 6 mai 2007, manifesté pacifiquement contre l’élection de Sarkozy. Simplement parce qu’il portait un pavé – qu’il n’a jamais lancé, il en fait collection ! –, il s’est retrouvé en garde à vue, mis au dépôt, jugé en comparution immédiate et envoyé à Fleury-Mérogis. Une demi-heure de procès, quatre mois ferme pour “violence volontaire sur personne dépositaire de l’autorité publique”.

Aujourd’hui, manifester ne va plus de soi. C’était pourtant une conquête du mouvement ouvrier, un droit, et l’on défile toujours en France, vieille tradition. Mais comme aux pires moments des années 1930, 1950 ou 1960, les manifestants s’exposent à des risques sérieux. Arrestations arbitraires à la fin des défilés, multiplication des gardes à vue et des comparutions immédiates, fichage des figures de la contestation, renvoi en correctionnelle de ceux qui refusent d’alimenter le fichier des empreintes génétiques, explosion des procédures pour outrage, pressions antisyndicales, intimidations policières envers ceux qui aident des sans-papiers et des sans-logis, invention de la mouvance “anarcho-autonome” présumée terroriste… L’heure est à la répression de la parole contestataire, surtout si elle s’attaque directement à l’action de l’Etat, surtout si elle surgit des rangs de la jeunesse. De Tarnac à Poitiers, des manifestations lycéennes aux tensions dans les banlieues, la jeunesse a découvert que lorsqu’elle s’agitait un peu, elle devenait une cible du gouvernement.

DÉRIVE SÉCURITAIRE

La jeunesse n’est pas la seule à faire l’objet d’une attention accrue : le mouvement syndical, le monde ouvrier, les réseaux écologistes (les faucheurs d’OGM) subissent aussi les conséquences d’un durcissement sécuritaire inauguré au début des années 2000.

Voilà pourquoi le Syndicat de la magistrature (lire encadré page 29) à édité un Guide du manifestant arrêté (lire ci-contre). Cet outil pratique ne vise pas à exciter le peuple révolté et à monter des barricades, simplement à rappeler aux citoyens, et notamment aux plus jeunes d’entre eux, une évidence : les manifestants ont des droits définis par le code de procédure pénale et ils peuvent les faire valoir face à la police et à la justice.

LIBERTÉ D’EXPRESSION ATTAQUÉE

Matthieu Bonduelle, secrétaire général du Syndicat de la magistrature, constate “une intensité nouvelle dans la répression de la contestation depuis quelques mois”. “Avec la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, le gouvernement visait des catégories très précises de la population : les étrangers, les gens du voyage, les prostitués, la jeunesse. Or le tout-répressif ne touche plus seulement aujourd’hui les catégories fragiles mais aussi ceux qui les défendent.”

Des lois Perben aux lois Sarkozy, celles sur les peines plancher, sur la rétention de sûreté, la récidive criminelle, les bandes (actuellement en discussion), depuis 2002 l’imposant arsenal sécuritaire n’a cessé de se développer. Il relève d’une volonté politique coercitive visant à décourager tout engagement militant, au point d’entamer la liberté d’expression elle-même. En France, il ne fait pas bon interpeller le pouvoir, même de manière ironique. Des citoyens ont fait l’objet d’une procédure judiciaire pour avoir été les auteurs de phrases aussi anodines que“Sarkozy je te vois”, “Morano la menteuse”, ou pour avoir repris le célèbre “Casse-toi pauvre con”. “L’espace de la liberté d’expression se réduit, déplore Matthieu Bonduelle. Mais pas seulement : on est de plus en plus saisis et avertis de gardes à vue abusives à la fin des manifestations : au moment des manifs des facs, bien des manifestants ont été menottés sans savoir pourquoi, fouillés, fichés, poursuivis. La répression de la contestation s’est nettement accrue.”

ASSOCIATIONS,SYNDICATS, GRÉVISTES : LES MILITANTS POURSUIVIS

L’association Droit au logement a été condamnée “pour dépôt d’objets sur la voie publique” : des tentes abritant des êtres humains, plantées rue de la Banque à Paris – 12000 euros d’amende ! “Finalement, la cour d’appel l’a relaxée, rappelle Matthieu Bonduelle. Mais cela peut décourager l’action militante, quand même. L’avertissement a été entendu.” Mal-logement encore : pour avoir occupé un bâtiment vide depuis plus de quarante ans place des Vosges, douze militants du collectif Jeudi noir vont être jugés d’ici quelques jours et risquent gros : la propriétaire leur réclame 115000 euros, soit 9500 euros par personne.

En Nouvelle-Calédonie, la répression syndicale bat son plein. Le président de l’Union syndicale des travailleurs kanaks et des exploités (USTKE) a été condamné à un an ferme pour entrave à la circulation d’un aéronef : avec des militants, il avait simplement empêché des avions de décoller dans le cadre d’une manifestation sur l’aéroport de Nouméa.

Autre exemple : la mésaventure des “Conti”, ces ouvriers de l’usine Continental de Clairoix, condamnés à des peines de trois à six mois d’emprisonnement avec sursis le 1er septembre dernier par le tribunal correctionnel de Compiègne “pour destructions de biens d’utilité publique en réunion” alors qu’ils avaient saccagé quelques bureaux d’une sous-préfecture. Les agriculteurs de la FNSEA font bien pire depuis des années avec leurs coups de force à Bruxelles et ailleurs sans jamais être sanctionnés. La répression de la contestation s’organise ainsi à géométrie variable. Son intensité dépend du profil des “agitateurs”, sa dureté de l’idéologie des révoltés. Plus la voix est à gauche, plus dur est le coup de matraque.

TARNAC : UN CAS EXTRÊME

La mise en examen de neuf personnes, dont Julien Coupat, dans l’affaire des sabotages de voies de la SNCF est un exemple paroxystique. Les avocats –William Bourdon, Thierry Lévy, Jérémy Assous – évoquaient lors d’une conférence de presse le 25 novembre dernier un “scandale d’Etat” et un “fiasco judiciaire”. Pour Matthieu Bondelle, “on est là aux frontières du militantisme : un mode de vie alternatif, ne pas avoir de téléphones portables, le fait de lire un livre subversif ou de l’avoir écrit deviennent des éléments de preuve”. Ces pratiques répressives paraissent d’autant plus grave que la justice a sorti pour l’occasion l’arsenal antiterroriste. “Une justice aussi dérogatoire du droit commun pose de gros problèmes” pour le Syndicat de la magistrature. “Les gardes à vue peuvent durer six jours par cette procédure, avec un avocat qui n’arrive qu’au bout de trois jours. Que valent des aveux obtenus à la 142e heure ?

L’INFLATION DES GARDES À VUE

Il est vrai qu’au-delà du cas spécifique de Tarnac, les gardes à vue sont devenues un instrument banal de procédure. Entre 2001 et 2007, elles ont augmenté de 67% : une explosion due à la pression statistique sur la police. Nicolas Sarkozy a clairement fait de la garde à vue un indicateur de la performance de l’activité policière. Le niveau de la délinquance n’en a pas diminué pour autant : “depuis 2002, la délinquance n’est pas en hausse de manière à justifier la progression des gardes à vue”, estime Matthieu Bonduelle.

Mais, en plus de cette inflation inefficace des gardes à vue, on a pu constater la création d’infractions, comme cette loi de 2003 qui pénalise le racolage passif (alors que la prostitution est légale), le rassemblement des adolescents dans les halls d’immeubles ou encore la mendicité agressive. En réalité, ces infractions difficiles à définir apparaissent très peu dans les tribunaux. “Il n’empêche que des gens se retrouvent en garde à vue sur la base de ces infractions”, déplore Matthieu Bonduelle.

La nouvelle loi sur les bandes, préparée par le député UMP Christian Estrosi, bute sur ce même écueil : comment condamner une personne à partir de sa seule intention de commettre des violences ? Le 10 mars dernier à Gagny, Seine-Saint-Denis, une vingtaine de jeunes gens encagoulés et armés ont envahi un lycée. Du coup, Sarkozy veut une loi pour instaurer “une nouvelle incrimination réprimant de façon spécifique la participation à une bande ayant l’intention de commettre des violences ou des atteintes aux biens”. Ces personnes “présumées dangereuses” pourront être punies de trois ans de prison et de 45000 euros d’amende au nom de ce concept fumeux de “sécurité durable” inventé par le ministre Estrosi. Quant au décret “anticagoules”, qui interdit aux manifestants de dissimuler volontairement leur visage, il a été publié récemment au Journal officiel.

UNE JUSTICE INSTRUMENTALISÉE

Création de nouvelles infractions, pressions statistiques : la justice n’échappe pas à l’instrumentalisation politique. La multiplication des comparutions immédiates illustre cette dérive. A Poitiers où un “collectif anticarcéral” se livra le 10 octobre dernier à des dégradations dans le centre-ville (signe par ailleurs curieux d’une carence du dispositif d’encadrement prévu par la préfecture de la Vienne), le ministre de l’Intérieur a poussé la justice à sanctionner “durement” les délinquants. Une petite dizaine de manifestants fut arrêtée un peu au hasard, se retrouva en comparution immédiate avant d’être relâchée. On trouve là les vices d’une justice expéditive et aux ordres, dénoncés par la majorité du corps judiciaire lassée de voir l’institution se dégrader, obligée de bâcler ses procédures. Pour le Syndicat de la magistrature, “le choix de cette option procédurale, adaptée pour surfer sur l’émotion, caractérise la soumission de plus en plus fréquente des autorités de poursuites aux injonctions de l’exécutif”.

MULTIPLICATION DES FICHIERS

A la suite des incidents de Poitiers, le ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux a à nouveau pratiqué l’enchère sécuritaire en annonçant la dissolution de groupuscules d’extrême gauche, la réécriture du fichier Edvige et la généralisation de la vidéosurveillance. Il existe en France aujourd’hui plus de cinquante fichiers, dont beaucoup d’illégaux. Le Stic (Système de traitement des infractions constatées), fichier de police de base, contient plus de 30 millions de signalements. “Normalement, la police l’alimente et la justice le contrôle, mais c’est devenu complètement incontrôlable, explique Matthieu Bonduelle. A chaque fois qu’une personne est mise en cause ou qu’un témoin ou une victime est entendu, elle est fichée au Stic. Sur simple convocation, vous pouvez être fiché, même si vous n’êtes pas placé en garde à vue.” La Cnil a examiné ce fichier l’an dernier : seules 17 % des fiches sont à jour. “Ce qu’on rappelle aux militants qui liront le Guide du manifestant arrêté, c’est que dès qu’on est arrêté, on se retrouve au Stic. Il faut penser à demander son effacement sinon on risque d’y rester longtemps.

Autre fichier inquiétant : le Fnaeg (Fichier national automatisé des empreintes génétiques), créé en 1998 pour les infractions de nature sexuelle. Mais avec la loi de 2003 sur la sécurité intérieure, le fichier a changé de nature en s’ouvrant aux simples suspects et aux infractions de tout type, exceptées les infractions financières. “Les policiers sont en droit de vous demander votre ADN et vous n’avez pas le droit de refuser”, souligne Matthieu Bonduelle. Dans ce fichier de criminels, on compte un million d’individus dont 800000 suspects. “Au départ, ça pouvait se justifier pour les affaires sexuelles. Mais on est arrivé à un niveau délirant. Il faut que les gens sachent qu’ils n’ont pas le droit de refuser le prélèvement ADN. Ils risquent d’être poursuivis pour ça, et aujourd’hui des militants le sont.

UNE PHILOSOPHIE PÉNALE D’INSPIRATION ULTRALIBÉRALE

Cette dérive sécuritaire conduit à la contestation de la contestation. Elle trouve son origine dans une philosophie politique ultralibérale, comme l’a analysé le sociologue Loïc Wacquant dans ses travaux sur la prison américaine (Les Prisons de la misère). Pour Matthieu Bonduelle, “cette idéologie assigne l’Etat à une place bien précise : il ne se mêle pas des affaires économiques et commerciales. Il est légitime à exercer ses fonctions régaliennes de maintien de l’ordre”.

L’association d’un libéralisme économique et d’un Etat répressif, sur le modèle américain, a pénétré l’idéologie française. “Sarkozy reste habité par une philosophie paradoxale, qui nie les effets sociaux sur les comportements. Pour les petits délinquants, il parle d’agents rationnels, responsables de leurs actes, en niant tout déterminisme social. En revanche, pour les grands criminels dangereux, il se fonde sur des causes génétiques ou les présente comme des irrécupérables, comme s’il y avait un déterminisme très profond. Tout cela est antisociologique. Nous, professionnels de la justice, savons que même dans une délinquance relativement rationnelle, les gens sont pris dans des mécanismes qui les dépassent largement et dont ils ne peuvent sortir du jour au lendemain.” D’où ce “malaise historique”, selon le Syndicat de la magistrature, qui suinte de tous les tribunaux de France aujourd’hui. “On veut nous empêcher de faire ce pour quoi on a signé : individualiser les cas, essayer d’apprécier chaque situation en tant que telle, pas au nom d’une idéologie générale.

Dans ce paysage sinistré où les colères des citoyens se heurtent à un appareil d’Etat verrouillé, il existe encore des règles. Mieux vaut en connaître les subtilités pour affronter la rue avec une banderole, écrire des articles subversifs, crier dans la nuit sécuritaire, afin que les manifestants arrêtés n’arrêtent pas de manifester.

Les réflexions du crétin de service

Depuis l’aube d’hier, j’attendais.

J’attendais de pouvoir accéder, sur le site du quotidien Libération, à la tribune signée Laurent Joffrin, et intitulée, de manière à la fois lucide et prétentieuse, Tarnac: Réflexions d’un idiot utile.

Le bruit courait que c’était du pur et grand Joffrin, en au moins deux feuillets…

Mais cet article était réservé aux abonnés.

Il m’a fallu résister à l’envie d’aller au café-tabac-journaux de Trifouillis-en-Normandie pour acheter l’exemplaire papier que le tenancier reçoit chaque matin pour le renvoyer le lendemain.

Je me suis héroïquement cloîtré en mon manoir, y épuisant rapidement une importante réserve de cigarettes, que je ne renouvelai point, afin de ne pas céder à la tentation d’acheter le numéro de Libé

Je fumai mes mégots, les mégots de mes mégots. Et je finis par fumer les filtres.

Ce matin, j’avais une langue épaisse comme ça.

Votre grand mère a sûrement une recette.

Le texte de Laurent Joffrin, maintenant accessible à tous, entend épuiser cette grave question, qui en constitue l’incipit :

Que pensent vraiment les militants de Tarnac (…) ?

On comprend vite que le subtil Laurent Joffrin n’a jamais eu l’intention d’aller le leur demander. Il préfère appliquer sa sagacité à un texte d’Eric Hazan, « l’un des principaux soutiens des accusés de Tarnac injustement emprisonnés », qui a été publié dans le journal Libération, le 6 novembre, sous le titre Un an après Tarnac, le temps de la révolte. (On trouvera ce texte sur le site d’Eric Hazan.)

Eric Hazan, promu par notre éditorialiste maître à penser des « militants de Tarnac« , ou encore « théoricien d’une sombre radicalité« , a piqué au vif la sensibilité politique joffrinesque en écrivant:

«Pour retourner contre l’Etat les armes qu’il pointait sur nous, nous avons fait appel dans nos interventions publiques au vieux fonds humaniste-démocratique de la gauche. Dans l’inquiétude où nous étions sur le sort de nos amis emprisonnés, nous avons eu spontanément recours à cet arsenal usé mais rassurant, le mieux fait pour réunir des voix, des sympathies, des signatures.»

Ulcéré par une telle ingratitude, Laurent Joffrin se voit comme l’un de ces « démocrates qui soutenaient les bolcheviks victimes de la répression tsariste » et que Lénine nommait des « idiots utiles ». J’espère que cette référence historique aura été un baume pour lui…

Il exagère bien un peu dans le registre de l’héroïsme virtuel en notant que les « idiots utiles », au sens de Lénine, »furent les premiers à être mis en prison ou fusillés par la Tchéka« ; nous n’en sommes pas là : Laurent Joffrin et ses amis, malgré leur soutien aux bocheviks de Tarnac, sont encore en liberté.

Eric Hazan, dans les récents cauchemars de Laurent Joffrin.

Notre éditorialiste est peu enclin à admettre que ne sont, effectivement, que « balivernes » une « démocratie » qui produit, au nom du suffrage universel, un certain président de la république et un « humanisme » qui implique, au nom du droit d’ingérence, certains bombardements de populations civiles.

Mais comme il redoute de mourir « idiot », il nous offre une relecture de L’insurrection qui vient, quitte à s’éloigner définitivement des « militants de Tarnac« .

Exercice difficile, tant nous avons été abreuvés de commentaires et d’analyses sur ce petit livre…

Au moins, Laurent Joffrin nous en offre-t-il un des résumés les plus crétins qu’on ait lus:

L’action préconisée par les auteurs du livre consiste à créer des «communes» antisystème vivant en marge de la société. Jusqu’à présent, elle a débouché sur la relance d’une épicerie-buvette à Tarnac (Corrèze), à la grande satisfaction des habitants du village qui voient se poursuivre sous leurs yeux la régénération du tissu économique corrézien chère à Jacques Chirac. Lénine avait adopté pour slogan «tout le pouvoir aux Soviets». Désormais, c’est : «tout le pouvoir aux épiceries-buvettes».

Avec un esprit aussi incisif, monsieur Joffrin devrait se lancer dans le journalisme…

Laurent Joffrin, dans les récents cauchemars de Laurent Joffrin.

Retrouvant son sérieux pontifical après ce trait, notre pape de la presse dénonce deux « thèses » qui lui semblent particulièrement « néfastes ».

La première veut que la démocratie soit illusoire, que la liberté de choix n’existe pas en régime capitaliste. Aliénés, manipulés, les citoyens se croient libres mais ils sont les jouets de structures mentales invisibles et oppressives.

A cela, il répond en pondant une jolie perle:

Or l’Histoire a démontré que cette idée était fausse : certes l’aliénation existe et l’idéologie dominante exerce son emprise. Mais elle n’est pas totale. La plupart des grands acquis du mouvement ouvrier, ceux qui ont fait pièce au capitalisme, justement (le droit syndical, les congés payés, les assurances vieillesse ou maladie, la limitation du temps de travail), ont été obtenus en régime de liberté, grâce à l’usage combiné de la lutte sociale et du suffrage universel, c’est-à-dire de la raison des opprimés, librement exercée.

Nous renverrons discrètement Laurent Joffrin à l’abondante bibliographie concernant l’histoire des luttes sociales…

Quant à la seconde « thèse », notre penseur la résume de telle sorte (« le mépris du travail ») qu’elle n’en est pas une.

Sa réponse, décrivant « les «communes» de l’avenir [qui] doivent donc rester oisives et vivre de peu, financées par les prestations sociales qu’elles détournent sans états d’âme », adresse un clin d’œil entendu aux dénonciateurs de ceux « qu’on paye à rien foutre », et s’achève sur une belle profession de foi:

L’effort progressiste consiste à trouver une meilleure organisation dans laquelle les hommes font valoir leurs capacités et posent les bases matérielles d’une vie meilleure grâce à la maîtrise de la technique.

Il existe aussi une abondante bibliographie sur l’histoire de cette utopie technique…

Laurent Joffrin, dans ses rêves d’enfant.

A peine relèvera-t-on que l’éditorialiste le plus bête de France réalise le tour de force, comme on dit en anglais, de nous délayer deux feuillets sur ce « que pensent les militants de Tarnac« , sans jamais citer leurs déclarations ou leurs écrits.

On peut les lire, sans abonnement, sur le site de leurs soutiens.