Tarnac ou l’arnaque de la lutte antiterroriste

En qualifiant le groupe de Tarnac de terroriste, la justice française diabolise et hypercriminalise son action. Or, les Etats, depuis des siècles, sont restés impuissants à s’accorder sur la définition du mot. Et heureusement !

Le parquet de Paris a récemment requis le renvoi de trois des mis en examen dans l’affaire de Tarnac pour «participation à un groupement terroriste». Les faits sont connus, ils sont contestés. L’accusation, pour qualifier le groupe de Tarnac de «groupe terroriste», tient pour acquis ce postulat : l’action incriminée (tentative de sabotage sur une ligne TGV) est d’inspiration terroriste puisqu’elle résulte d’abord d’un écrit anonyme,L’insurrection qui vient, puis, d’un environnement, désigné depuis des lustres comme celui d’une mouvance anarcho-gauchiste. L’écrit fait donc l’intention et l’intention diabolise l’action.

Ce triptyque que l’on veut maléfique, c’est celui qui «arme» intellectuellement la dialectique de l’auteur du réquisitoire, exceptionnel florilège de sophismes, de syllogismes, et d’affirmations d’autorité. Bref, tout ce qui caractérise ces glissements sémantiques qui ont conduit, en France comme ailleurs, au nom de la lutte contre le terrorisme, à d’autres glissements sournois et invisibles par ceux-là même qui meurtrissent délibérément les principes fondamentaux de notre République au nom d’une promesse de sécurité menteuse.

Pour mesurer ce que signifie historiquement la responsabilité prise par le parquet de Paris de faire endosser au groupe de Tarnac la qualité d’un groupe terroriste, il faut rappeler que les Etats, depuis des siècles, sont restés totalement impuissants à s’accorder de façon définitive sur la définition du terrorisme. Et de cette incapacité, nous devons nous féliciter. Elle est heureuse pour nos démocraties mais également pour ceux qui, au nom de la lutte contre le terrorisme, ont transformé leurs pays en champs de ruines des libertés publiques.

Elle est heureuse, car le crime de terrorisme est par nature protéiforme et sa définition toujours nécessairement grevée par les arrière-pensées politiques contradictoires et multiples de ceux qui, par cette hypercriminalisation, trouvent le moyen providentiel de diaboliser leurs adversaires politiques, leurs opposants. A miroir inversé, on le sait, l’histoire nous enseigne que les terroristes d’un jour peuvent devenir, le lendemain, Prix Nobel de la paix, notamment, lorsqu’ils ont assouvi le rêve politique de l’autonomie de leur peuple. La responsabilité prise ainsi par la justice française, de faire du groupe de Tarnac un groupe terroriste en l’accusant d’avoir commis une simple tentative d’atteinte aux biens et de s’inscrire dans un mouvement d’opposition radicale à l’Etat, est lourde de sens, de conséquences et de périls.

Rappelons que l’ONU et la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme ratifiée par la France définissent l’acte terroriste comme celui «commis dans l’intention de causer la mort ou des blessures graves à des civils ou à des non-combattants […]». Cette définition se rapproche de celle adoptée par le gouvernement dans le «Livre blanc sur la sécurité intérieure face au terrorisme» paru en 2006, qui fait référence à «tout acte qui vise à tuer ou à blesser grièvement des civils ou des non-combattants […]».

Certes, les textes européens ont inclus progressivement aux actes terroristes l’atteinte aux biens, mais de façon spécifique, circonspecte et subsidiaire par rapport à l’atteinte aux personnes.

Les faits reprochés à nos clients, isolés, rattachés à un livre (jamais poursuivi !) traduit dans une dizaine de langues, et à un environnement ayant surtout contribué au développement d’un territoire, ne peuvent répondre à cette définition. Cette extension du domaine de la lutte contre le terrorisme a déjà creusé le sillon d’un Etat d’exception latent, qui construit sa justification dans le fait d’assurer aux citoyens qu’il est possible de prévenir le crime terroriste grâce à une pseudo-technique scientifique plus ou moins probabiliste, forme d’astrologie débusquant l’annonce du passage à l’acte dans les corps et les esprits. Ce cauchemar est tout simplement celui d’une action préventive déterministe.

Or, l’extension que l’on veut syndiquer sur le trio de Tarnac est faite d’un poison véhiculé de tout temps par le contre-terrorisme ; ce poison qui, goutte à goutte, en mutilant les principes fondamentaux et en pervertissant l’esprit des textes, mithridatise nos sociétés, transforme l’anormalité en normalité puis le dérogatoire en légalité. Faire de l’atteinte aux biens l’alpha et l’oméga du crime et du terrorisme, c’est ouvrir une brèche sinistre qui permettra demain d’hypercriminaliser tous ceux qui, guidés par une exaspération et une colère sociale grandissante, assiégeront des préfectures en prononçant des slogans dans lesquels des magistrats bien déterminés et bien policés pourront lire l’annonce du pire.

De hauts magistrats ont expliqué que certaines des nouvelles dispositions élargissant les missions de renseignement pouvaient demain, entre de mauvaises mains, se retourner contre ceux qui en revendiquent si fièrement la paternité.

La lutte contre le terrorisme objective donc et justifie déjà un système de surveillance de masse et son corollaire ; ces modalités sournoises de criminalisation qui, par contagion, seront susceptibles de s’étendre à tous ceux perçus comme un péril pour le pacte républicain, devenu un pacte de la peur.

On peut regretter que ce réquisitoire ne se désolidarise pas de ce qui fut, en 2008, la genèse de cette triste affaire dite de Tarnac : l’instrumentalisation de la justice par le pouvoir politique alors en place. Il faut se souvenir de cette mise en scène préméditée jetant en pâture le groupe de Tarnac, alors interpellé devant des caméras convoquées par le ministère de l’Intérieur le désignant, sans ambages, comme le nouvel ennemi intérieur. Que sept années plus tard, le réquisitoire du parquet recycle cette fatwa publiquement lancée est confondant mais malheureusement peu surprenant. Cette esquisse de jurisprudence, en étirant la définition du terrorisme, pourrait demain, entre de viles mains, rajouter d’autres souffrances aux souffrances sociales de notre pays, des peurs imaginaires, de légitimes sentiments d’injustice, au lieu de consolider et d’entretenir avec fierté notre pacte républicain.

Frontière

Les frontières n’existent pas. Elles existent moins encore que tant de ces choses dont nous dissertons à longueur de conversation et que nul n’a jamais vues : la société, la France, le temps ou le concept de fleur. Il y a des mers, pour certaines presque infranchissables. Il y a des cols, des montagnes escarpées, des lacs dont les rives se perdent à l’horizon, il y a des déserts aussi, toujours habités, étrangement habités, les déserts ; il y a des langues et des histoires, des traditions et des liens de parenté, d’amitié. Mais il n’y a pas de frontières. C’est pourquoi il faut un tel appareillage pour attester leur existence contre toute évidence. Des miradors, des barbelés, des guérites et des passeports, des hommes en uniforme et désormais aussi des scanners, des drones, des capteurs, des miracles de technologie infrarouge, des caméras inventées juste pour les surveiller, les frontières – ces fictions impératives.

 

Nous sommes en 2008, en janvier 2008. Nul n’a encore entendu parler d’un certain Edward Snowden, mais chacun sait, ou du moins peut savoir, que depuis 2001 une gigantesque machine s’est mise en branle, à l’échelle mondiale, pour mettre en fiche tout ce que la planète compte d’humanoïdes, et que ces fiches sont notamment biométriques. On ne sait pas encore que la NSA absorbe chaque photo qui tourne sur l’internet pour mettre un nom, une identité sur chaque visage qui s’y fait voir. Mais on sait que le coeur de ce mouvement mondial est les États-Unis d’Amérique. Nous sommes en 2008, à Montréal. Un ami de passage nous invite à le suivre, justement, aux États- Unis. Direction New York. Pas moyen d’ajouter nos empreintes aux fichiers impériaux. De livrer notre identité biométrique à la Machine, comme ça, sans avoir tenté de lui faire faux bond. La frontière entre le Canada et les États-Unis : des milliers de kilomètres de forêts et de lacs, de lacs et de forêts. Il suffit de nager ou de marcher. Seul le premier pas coûte. La frontière n’existe effectivement pas. Toute la plèbe du monde sait que les frontières sont des mystifications, même si l’on meurt parfois, ou l’on se fait coffrer, pour n’avoir pas respecté la croyance générale. Un ami philosophe avait déjà renoncé à donner des cours aux États-Unis pour protester contre les fichiers américains. Quelques kilomètres de marche en forêt, par moins quinze degrés, et la preuve était faite que ces fichiers n’étaient pas une fatalité. Que nous n’avions pas à nous soumettre au chantage biométrique. Le jeu en valait la chandelle philosophique, et politique. Le voyage ne nous a pas déçus. La lumière sans équivoque, le ciel immense, l’air ciselant de New York. Le pont de Brooklyn, malgré les branchés. « Mais j’aime ce pont (de là tout est si beau et l’air est si pur) lorsqu’on y marche cela semble paisible même avec toutes ces voitures qui vont comme des folles en dessous. », comme l’écrivait Norma Jean. New York, on y croisait il y a un siècle un « déserteur de dix-sept nations », nous nous serions bien passés d’y croiser un infiltré anglais travaillant pour les services secrets de pas moins de onze pays. Et de nous faire filer, de ce fait, par le FBI. Mais cela fait partie du voyage. Cela fait partie du jeu. Cela complique évidemment le retour.

 

Au retour, deux amis nous attendent dans l’unique bar d’un village, côté canadien. Un village de confins, doté pour seul commerce d’un General Store, un Magasin Général, ça ne s’invente pas. Village de confin, village de contrebande certainement, il y a encore quelques années de cela. Ceux qui habitent aux frontières savent, eux, que les frontières n’existent que pour ceux qui y croient. Un des amis va chercher nos bagages, alourdis de tout ce que nous avons trouvé de l’Autre Côté. De la terrible littérature « subversive ». Assata d’Assata Shakur. Blood in my eyes de George Jackson. There where you are not sur Wittgenstein. Autonomia de Semiotext. Les affinités électives de Goethe. Le deuxième reste avec nous. Nous jouons au billard, en attendant. En attendant, nous vidons nos poches dans le juke box. Ring of fire. I walk the line. Folsom prison blues. San Quentin. Tout JohnnyCash y passe. Le barman et les gars au bar nous couvrent d’un regard bienveillant. Village de contrebandiers, musique de prisonnier. Sympathie muette, en deçà de tout langage. À cette heure- là, en plein hiver, dans ce bar des confins, les clients inconnus doivent être rares. Le temps se fait long. L’ami qui doit revenir ne revient pas. Quelque chose cloche, à l’évidence.

 

Un coup d’oeil au travers des carreaux de la porte d’entrée laisse entrevoir une voiture blanche, qui passe à l’allure de requin qui caractérise les bagnoles de flics en maraude. On laisse l’ami au billard et se planque dans les chiottes. Un par chiotte. Un chez les hommes, une chez les femmes. Tout est dans l’ordre. Les portes du bar claquent. Une minute plus tard, le barman entre dans les toilettes. « Cela fait vingt ans que je tiens ce bar. Jamais les flics n’y ont mis les pieds. C’est pour vous. Restez-là jusqu’à ce qu’ils soient partis. Je viendrai vous chercher. » Attente. Minutes dilatées comme des bronches en apnée. Bruits assourdis. Frémissements à chaque inspiration. Les portes claquent à nouveau. Le barman revient. « Ils ont embarqué votre ami. Ils vont revenir, c’est sûr. Il faut trouver une solution. » Un des gars du bar vient vers nous. « Suivez-moi », nous dit-il sans un mot de plus. Nous le suivons, sans savoir où il nous mène. Au salut ou à l’abattoir. Nous marchons dans les rues du bled en silence, comme si les flics nous épiaient derrière chaque haie. Le gars ne dit rien. Il oblique sur la gauche vers une maison. Nous entrons. « Voilà. C’est ma maison. Je ne dors pas ici ce soir. Je ne veux pas savoir ce que vous avez fait. Votre chambre est au premier étage. La première sur le palier, à gauche. Fermez bien la porte en repartant. Bonne nuit. » Village de confins. Village de contrebandiers. Solidarité âpre et sans apprêts de la plèbe. Il y a encore des Justes sur cette terre. Ami, nous n’oublions pas ton nom. Éternelle gratitude à Johnny Cash.