Il existe une certaine analogie entre le procès de Tarnac et Loft Story. Le premier jour, chacun entre dans la maison intimidé par le crépitement des flashs, l’air sérieux, prêt à jouer son rôle. Au bout de quelques audiences de 13 h 30 à 20 h 30, voire du matin jusqu’à l’heure où les gens honnêtes ont fini de dîner, l’ambiance générale se détend. On se voit tous les jours, et longtemps. On se dit bonjour, on partage le goûter avec le premier qui passe, l’avocat de la SNCF rigole avec Mathieu Burnel, on discute avec des gendarmes et avec des prévenus, on baille, plus personne n’a peur de croiser la partie adverse aux toilettes. Il y a des accointances, des inimitiés et parfois quelques larmes, bref, LE LOFT – à l’exception du sexe dans la piscine car il n’y a pas de piscine au palais de justice de Paris. Ce vendredi, le loft (pardon, le tribunal) est sorti de sa salle d’audience habituelle pour se rendre sur les petites routes de Seine-et-Marne à bord d’un autocar. Les procureurs devant, les prévenus derrière. L’objectif étant de retracer les déplacements de Julien Coupat et Yildune Lévy tels que décrits par les policiers de la Sdat (Sous-direction antiterroriste), dans la journée et la nuit des sabotages sur les voies SNCF en novembre 2008 (lire l’épisode 4, « La nuit de l’invraisemblable filature »).
Selon la présidente Corinne Goetzmann, ce « transport sur les lieux » – décision rarissime pour un tribunal correctionnel – est « utile à la manifestation de la vérité »
Ce « transport sur les lieux », demandé par la défense sans opposition du procureur, a reçu l’assentiment du tribunal au premier jour du procès (lire l’épisode 1, « C’est quoi ce Tarnac ? »). Les avocats des prévenus y voient un moyen « indispensable » de démontrer les « invraisemblances » du procès-verbal de filature, tandis que le parquet entend ainsi prouver définitivement sa « cohérence ». Pendant l’enquête, quatre reconstitutions ou « mises en situation » avaient bien eu lieu, de janvier à mars 2011. Mais la seule effectuée en présence de Julien Coupat et Yildune Lévy avait tourné court, dans une atmosphère très tendue entre le juge d’instruction et la défense. L’absence des fonctionnaires de la Sdat ayant participé à la filature, un désaccord sur le matériel de vision nocturne utilisé et des contraintes horaires avaient conduit à interrompre les opérations. Épatante depuis le début du procès, la présidente Corinne Goetzmann a jugé « utile à la manifestation de la vérité » de retourner sur place, une décision rarissime pour un tribunal correctionnel.
En pratique, le tribunal a donc lancé un appel d’offres pour réserver un bus de trente places à même de transporter quatre juges (la présidente et ses trois assesseures), deux procureurs accompagnés du magistrat chargé de la communication au parquet de Paris, deux greffières, huit prévenus et leurs quatre avocats, ainsi qu’un représentant des parties civiles et ses avocats. Le tribunal a aussi réservé une Mercedes ressemblant à celle de Julien Coupat en 2008, du matériel de vision nocturne, une lampe frontale. Et il transporte avec lui certains scellés : les tubes et le crochet utilisés pour les sabotages. L’embarquement a eu lieu vendredi à 13 h 30, dans la cour du palais de justice de Paris. Le bus était réservé jusqu’à 23 h 59, étant entendu que le chauffeur – qui doit bénéficier d’un repas chaud – est payé en heures supplémentaires si le déplacement se prolonge. Pour vérifier différents points du procès-verbal, six arrêts sont prévus sur le parcours, mais nous y reviendrons plus tard.
Pour les journalistes, membres du loft à part entière depuis le début de ce procès, une question brûlante se posait : comment suivre une telle audience ? Il est temps de vous dire la vérité, la négociation et le loto ont joué une très grande place dans cet épisode. L’association de la presse judiciaire (à laquelle appartient l’auteure de cet article) a entamé des discussions avec le parquet de Paris et la présidente du tribunal. Corinne Goetzmann a accepté la présence de dix représentants du public désignés par les prévenus et parties civiles, ainsi que de cinq journalistes – un « pool » chargé de rendre compte aux autres de ce qu’il voit et entend. Avec les mêmes consignes que dans une audience classique : les photos, vidéos et enregistrements sonores sont interdits. À charge pour les journalistes de se débrouiller entre eux pour désigner les heureux élus.
Soyons tout à fait transparents sur la prise de décision. Une place a collégialement été attribuée à l’AFP, sans qui bon nombre de médias auraient pleuré leur race. Trois autres étaient réservées à des membres de l’association de la presse judiciaire, la dernière à un·e autre journaliste désirant suivre le procès. Mais les candidats étaient trop nombreux. Mercredi 21 mars, aux alentours de 13 heures, un tirage au sort de la plus haute tenue s’est déroulé sur les marches du palais de justice de Paris. Des petits papiers pliés en quatre, sur la surface desquels figuraient les noms des volontaires, ont été admirablement mélangés dans un sac Monoprix de couleur bleue (le chapeau d’Yildune Lévy n’étant pas disponible au moment des faits). L’opération a été effectuée en présence de Bertrand Deveaud et sa famille, riant de bon cœur devant cette réunion conspirative. Les Jours ont perdu (comme par hasard !), Libé a perdu, Le Monde a perdu, Politis a perdu. France Inter, BFMTV, Ouest-France et L’Obs ont gagné le droit d’aller crapahuter sur les routes de Seine-et-Marne. Ouest-France ayant finalement une ministre à interviewer, un deuxième tirage au sort a été organisé le lendemain (c’est l’ascenseur émotionnel, on vous avait prévenus). Europe 1 a gagné et Les Jours ont reperdu (comme par hasard !). Une grande déception a suivi lorsque la presse a compris qu’elle ne s’assiérait pas dans le bus, comme elle le pensait depuis plusieurs jours, mais derrière le bus dans ses propres voitures. En filature de la filature de la filature. Constatant que c’était moins drôle, Les Jours ont renoncé à faire appel du tirage au sort devant la chambre de l’instruction.
La mort dans l’âme quand même – surtout qu’il y avait des M&Ms et des pâtisseries –, nous avons suivi à distance ce tribunal mobile grâce aux tweets du « pool », le doigt sur une carte IGN. Détail vestimentaire important : les magistrats, greffières et avocats ont eu le droit de laisser leurs robes – solennelles mais encombrantes – au placard. Sage décision dans un contexte de nature verdoyante pleine de salissures.
Premier arrêt, à 14 h 50 : Trilport. « Pour des raisons judiciaires », indique un petit panneau, la circulation sur le pont de la Marne est suspendue quelques heures. C’est à proximité de ce pont qu’un ou des policiers de la DCRI auraient vu Julien Coupat et Yildune Lévy s’arrêter le 8 novembre 2008, dans leur Mercedes, à 4 h 45 du matin. Arrêt interprété, par la suite, comme le moment où ils auraient pu se débarrasser incognito de deux tubes en PVC de deux mètres ayant servi au sabotage, en les jetant dans la Marne. En tout cas, des tubes pouvant correspondre ont bien été repêchés pas loin, seize mois plus tard. Les cinq policiers anonymes de la Sdat (lire l’épisode 7, « Au tribunal, un théâtre d’ombres policières ») rejoignent cette audience foraine, cagoulés mais pas numérotés, ce qui de loin ne semble pas très pratique mais nous n’y étions pas. Ils tentent de situer la Mercedes qu’ils n’avaient donc pas vue eux-mêmes il y a dix ans, plutôt à hauteur du pont que sur les berges de la Marne. La présidente note que Julien Coupat et/ou Yildune Lévy auraient dû parcourir environ 80 mètres, dans une zone éclairée par les réverbères, pour se débarrasser des perches. Et conclut : « Il reste cinq jours aux procureurs pour faire citer les fonctionnaires de la DCRI. »
D’autres arrêts à travers champs visent ensuite à vérifier, de visu, les observations des policiers sur le relief routier – était-ce un tunnel ou un pont ? – ou encore à examiner la possibilité de faire demi-tour sur des petites routes sans croiser ses poursuivants. Le procureur a également souhaité montrer que le circuit de la Mercedes, coupant à plusieurs reprises les voies ferrées, pouvait s’apparenter à des « repérages », pour choisir le meilleur point d’entrée sur l’emprise SNCF. Son idée : l’endroit où le sabotage a été commis était le plus accessible, ce qui fait débat entre les parties.
Au PK45 – point kilomètrique 45 –, le lieu du sabotage à Dhuisy, le « Tarnac tour » continue dans une ambiance relax. De jour d’abord, le tribunal fait amener la Mercedes prévue, dans laquelle deux policiers rangent les tubes de deux mètres de long pour voir si ça rentre. Réponse de la présidente : « C’est parfait et il y a de la place pour le passager avant. » Le bus-tribunal fait une pause « repas chaud », pique-nique et sucreries dans la salle des fêtes prêtée par la mairie de Dhuisy. Il retourne près des voies vers 20 h 30, une fois la nuit tombée. Mathieu Burnel est chargé par la présidente de jouer « le saboteur », muni d’une lampe frontale, tandis que les parties en présence testent le matériel de la police : un intensificateur de lumière et une caméra thermique (l’incertitude demeure sur ce qui avait été utilisé). Conclusion, on voit super bien.
Chacun son métier.