“L’antiterrorisme est devenu un mode de gouvernance en France” – D. Dufresne

Auteur de “Tarnac, magasin général” et ex-journaliste à Mediapart, David Dufresne s'est longtemps penché sur l'affaire de Tarnac. Prévenus, enquêteurs, habitants de la commune Tarnac, il les a tous rencontrés avant de publier son ouvrage. Du Canada où il se trouve actuellement, il nous livre son analyse de l'affaire. Interview.
26 mars 2018
Nidal Taibi / Paru dans Les Inrocks

Vous êtes le journaliste qui a le plus enquêté sur l’affaire dite de Tarnac. Pourriez-vous nous préciser comment vous vous êtes retrouvé à travailler sur cette affaire ?

A dire vrai, je ne me considère plus tellement comme journaliste en tant que tel. Publier “Tarnac, magasin général”, c’était pour moi une manière de faire le deuil de l’actualité. J’ai arrêté de couvrir l’actualité au jour le jour. Par manque d’intérêt, et de conviction. L’affaire dite de Tarnac a été le révélateur.

Au tout départ, j’étais journaliste à Mediapart au service police-justice. Je n’étais pas chargé de cette affaire à l’origine. Un collègue, qui s’en occupait, avait publié un rapport de synthèse du Parquet dans lequel il avait omis de biffer quelques noms de famille, quelques adresses. Chose qui m’a énervé. Disons que je m’opposais à sa conception du journalisme. Une confrontation qui symbolisait le duel entre ce que j’appelle le “journalisme de PV”, le journalisme de révélation, et le journalisme de compréhension.  Autrement dit, le journalisme de scoop, d’un côté, et le journalisme qui prend son temps, qui avance pas à pas, de l’autre. Ce dernier, bien qu’il ne soit plus bien en vogue, demeure mon préféré. Je pense qu’il faut les deux. Mais le scoop, seul, ne nous permet pas de raconter le monde, de le comprendre. Et si mon livre est truffé de PV, c’est justement pour tenter d’aller au bout de ma démonstration: les réponses d’un gardé à vue, quel qu’il soit, ne suffisent pas, encore moins les passages soigneusement extraits. Les questions des policiers valent autant pour comprendre les logiques à l’œuvre.

C’est en ce sens, selon moi, que l’affaire dite de Tarnac était et reste éloquente bien au-delà des faits policiers: elle en dit long sur notre époque, les dérives de la police du renseignement,  le piétinement des libertés publiques, la collusion des pouvoirs, police-politique-justice-médias.

Depuis l’ouverture du procès, la presse, unanime, se pose la même question : comment la justice a-t-elle pu se tromper durant toutes ces années avant de retirer l’accusation de terrorisme dans cette affaire ? Or, ces mêmes médias portent une responsabilité. Ils ont laissé passer le mensonge et continuent à laisser passer bien des choses, chaque jour. Car le direct, car la peur du ratage, car le suivisme, car la paresse, etc.

Vous avez défendu dans une précédente interview que l’affaire de Tarnac c’est “l’antiterrorisme bras armé de la politique”. Pourriez-vous développer ce point ?

Étymologiquement, par police on entend gestion de la cité. Il y a plusieurs sortes de polices. Parmi lesquelles deux sont éminemment politiques : la police du maintien de l’ordre et celle de l’antiterrorisme. Deux polices que j’ai étudiées pendant des années. Précisons par ailleurs qu’il n’existe pas de définition universelle du terrorisme. A l’ONU, par exemple, il n’y en a pas. Parce que le terroriste de l’un est le résistant de l’autre. Alors évidemment, aujourd’hui en France, avec tous les attentats qui ont été perpétrés  – à Nice, au Bataclan, à Charlie Hebdo, au magasin Hyper Cacher, à Toulouse -, c’est très délicat d’en discuter. Je reste bouleversé comme chacun par ces actes sans nom. Mais l’on se doit, tous, de raisonner.  Or, dans le cadre de mon enquête sur l’affaire dite de Tarnac, tous les protagonistes de la machine antiterrorisme que j’ai rencontrés, police, justice, et autres, se situaient, fatalement, d’un point de vue politique. Dans cette affaire, on n’est pas dans le droit commun. Ce n’est pas un braquage qui est examiné, mais un mode de pensée. Un mode d’action. Des modes de vie. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu’aujourd’hui l’antiterrorisme est devenu un mode de gouvernance en France. La vie politique et sociétale entière est axée sur l’antiterrorisme. Sarkozy, Valls, Collomb, même combat.

Dans Tarnac, magasin général”, j’avais souligné comment les fonctionnaires de la DCRI (La direction générale de la Sécurité intérieure) étaient en service commandé. Ils exécutaient les ordres. Les grands patrons du renseignement étaient obligés d’alimenter le ministère de photos, de documents, concernant des groupes présentés comme terroristes. La DCRI, fleuron de Sarkozy, était vendue par ce dernier comme un FBI à la française. On se focalisait notamment sur l’ultragauche. Un vieux fantasme de la droite classique. Dans son imaginaire, quand la gauche de gouvernement se trouve en état faiblesse – c’était le cas au début du quinquennat Sarkozy -, l’extrême gauche retrouve du succès.

Au-delà du procès en lui-même, vous avez émis le souhait pour que l’affaire de Tarnac soit une occasion de faire “le procès du procès en lui-même.

Oh, je suis loin d’être le seul ! Mon souhait, disons, serait que tout le monde soit à la hauteur des enjeux. Qu’il y ait une véritable prise de conscience, de la part de tous les pouvoirs qui ont eu à intervenir dans cette affaire. Pas seulement les hommes, mais les machines, le système. Il n’y a pas de journalisme innocent, pas plus il n’y a pas de police neutre  ou de justice véritablement impartiale. On parle tous d’un point de vue. Si chacun faisait l’effort de réfléchir à son métier, et à son rôle, tout le monde sortirait gagnant. Face au monde réactionnaire dans lequel nous baignons, ce serait pas mal qu’il y ait plus d’esprit critique et plus d’exigence. Je pense que cette affaire, par son spectre, par ses différents aspects, nous offre une belle occasion pour réfléchir à notre position dans la société.

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