Pour ma part, je ne suis pas sûr de conclure, parce que je n’aime pas ça d’abord et ensuite je vais plutôt me livrer à une réflexion à voix haute, en commençant par ce que nous venons d’entendre, qui était, ce qui ne me surprend pas, très astucieux, très intelligent, très brillant. Le rapprochement qui vient d’être fait entre l’action des libertaires et le combat pour l’innocence de Dreyfus est original. Il est d’autant plus original que les premiers défenseurs de Dreyfus étaient certainement des libertaires mais les derniers étaient des fieffés réactionnaires et parmi eux il y avait un homme que vous n’avez pas cité. Qui était Labori ? Il a été l’avocat comme on le sait de Dreyfus après avoir été l’avocat de Vaillant. Labori a terminé sa vie comme député plutôt du centre droit, partisan de la peine de mort. Le combat pour l’innocence de Dreyfus est plus un combat pour la justice que pour les libertés.
Edwy Plenel : « Excusez-moi je voudrais juste dire que c’est les libertaires qui m’intéressaient dans cette histoire »
Thierry Lévy : « oui c’est ce que j’ai compris »
Edwy Plenel : « Et Fénéon, lui, a fini communiste libertaire jusqu’à sa mort en 42 »
Thierry Lévy : Oui mais la République, elle, après les libertaires, s’est enfermée dans des structures très rigides et assez réactionnaires.
Mais aujourd’hui, je voudrais d’abord revenir sur ce que regrettait André Vallini, l’absence des policiers. Il a raison et il y a quelqu’un qui nous fait gravement défaut c’est Alain Bauer. Je regrette qu’Alain Bauer n’ait pas participé à nos discussions car il aurait apporté un éclairage intéressant non seulement sur l’affaire de Tarnac mais sur le terrorisme en général.
Et toujours dans la lignée de l’actualité, de l’actualité parlementaire, je voudrais également me référer à la décision récente du Conseil constitutionnel en matière de garde-à-vue, statuant sur la question prioritaire de constitutionnalité. Le président du Conseil constitutionnel s’est donné les gants de défendre les lois les plus progressistes, les plus respectueuses, du débat contradictoire dans le procès. Il a présidé une juridiction qui a pris une décision invitant le législateur dans un délai relativement bref à réformer les lois sur la garde-à-vue. Cette décision saluée comme un progrès, contient une partie que l’on a peut-être moins largement commentée, dans laquelle il invite le législateur à ne toucher à rien de ce qui concerne le régime de détention notamment dans les affaires de terrorisme.
Cela me conduit à une réflexion plus générale sur la notion de lois d’exception. Et quand on parle en mal des lois d’exception et de leur nécessaire abolition, il me semble qu’on oublie un fait fondamental de la législation pénale, qui est que toute législation pénale est par définition une législation d’exception.
Oui bien sûr, car la règle en matière pénale, la règle c’est qu’on peut tout faire en dehors de ce qui est interdit, le principe c’est la liberté. Le principe, c’est de faire ce qu’on veut si on ne nuit pas à autrui. La peine est un système, un principe d’exception. On punit des comportements jugés à un moment de l’histoire, illicites. Et l’on utilise, à l’encontre de ces comportements qui sont ceux de la liberté, des armes qu’on n’a pas le droit d’utiliser en général, on les utilise par exception. Toute loi pénale a un caractère exceptionnel. Et par conséquent on ne doit pas traiter la loi pénale selon la distinction : loi de droit commun – loi d’exception, on doit la traiter au contraire selon la distinction : loi bonne – loi mauvaise, loi respectueuse du droit – loi irrespectueuse du droit. Et l’exemple de la garde-à-vue est particulièrement éclairant puisque le principe qui n’existe pas dans notre procédure et que la cour européenne du droit de l’homme invite les pays membres du Conseil européen à respecter. Le principe c’est qu’il n’y a pas de bon procès si la personne mise en accusation ignore ce qu’on lui reproche et n’a pas la possibilité, au moment où on l’interroge sur les faits qu’on lui reproche, d’être assistée par un avocat qui pourra poser des questions à des témoins, demander des vérifications, demander des auditions de témoins et d’entrer, dès l’instant où l’accusation est formulée, dans un débat contradictoire. Voilà la règle. Si nous considérons que cette règle est bonne, tout ce qui va contre cette règle constitue non pas un système d’exception à abolir mais un système fondamentalement mauvais. Et je crois que cette réflexion est intéressante pour lutter contre l’idée que dans des circonstances exceptionnelles les lois d’exception peuvent avoir leur nécessité.
L’intervention du droit pénal dans la vie individuelle est toujours une circonstance exceptionnelle. Le principe de la liberté est le principe qui prévaut sur tous les autres. Ou alors, nous acceptons de considérer que la liberté nous est octroyée, qu’elle ne nous appartient pas, qu’elle nous est chichement décernée, limitée et organisée. Si nous plaçons le principe de la liberté en tête de tous les principes politiques, nous sommes nécessairement conduit à écarter cette notion de lois d’exception en considérant que toutes les lois punitives ont un caractère exceptionnel et non pas certaines d’entre elles.
Cette première remarque conduit à réfléchir sur la place du terrorisme dans la représentation politique et dans la conduite des lois répressives. D’abord le terrorisme, tel que nous le définissons aujourd’hui, dans une société démocratique comme la nôtre, c’est en fait très peu de chose. C’est du point de vue de la représentation intellectuelle considérable, mais du point de vue des faits, du point de vue de la vie quotidienne c’est très peu de choses. Les victimes du terrorisme selon la définition légale qui en est donnée sont peu nombreuses, très peu nombreuses, et même dans les situations les plus spectaculaires. La vie quotidienne, la vie dans les sociétés développées, la vie dans les sociétés moins développées créées des destructions de vie infiniment plus nombreuses que ne peut le faire le terrorisme. Le terrorisme est un fait minoritaire. Or ce fait minoritaire devient dans la politique répressive et dans la politique en général un moyen de gouvernement majoritaire. C’est-à-dire que, et là tous l’ont très bien dit, Edwy Plenel l’a très bien dit, lui aussi, le terrorisme est un moyen de gouverner beaucoup plus qu’un moyen de se protéger. On utilise la peur pour asseoir l’autorité du gouvernement.
Le cas de Tarnac est particulièrement exemplaire parce qu’à l’origine des investigations, qui ont conduit à l’arrestation des gens de Tarnac, il y a eu l’idée que les auteurs de ce livre L’insurrection qui vient étaient des gens dangereux à cause de leurs pensées, ils avaient des pensées dangereuses. Et dans une doctrine, qui est la doctrine propagée par Alain Bauer, dans une doctrine un peu simpliste, où la description d’une société complexe dans laquelle dit-il il y a des synergies qui font que les marginaux se retrouvent, les illégaux se rejoignent, les trafiquants de drogue deviennent les clients des blanchisseurs d’argent, les blanchisseurs d’argent font appel aux détenteurs d’armes, les détenteurs d’armes vont chercher leurs justifications dans le livre que j’ai cité. Ce sont ces synergies qui font que les auteurs d’un tel livre sont par définition des gens dangereux. Puisqu’ils sont dangereux, ils préparent des crimes. Et puisqu’ils préparent des crimes il faut prévenir ces crimes. C’est cette idée de la prévention du crime qui est à la base de l’affaire de Tarnac et qui est à la base également de l’échec de l’affaire de Tarnac du point de vue de la répression. Cette idée de la prévention du crime, prévention nécessaire dans une société complexe comme la nôtre, rejoint un autre principe dont on n’a pas du tout parlé aujourd’hui, qui est le principe de précaution.
La société dans laquelle nous vivons n’a plus d’ennemis déclarés, Edwy Plenel a parlé des années, pas très éloignées, des premières années de la République, la République qui a pris naissance non pas en 1870 avec Adolphe Thiers qui était le président d’une République qui n’existait pas et qui a joué le rôle que l’on sait dans la répression de la Commune. Mais, en 1875, la République, qui a fondé la plupart des lois que nous appliquons encore, vit dans une idée centrale qui est une idée de revanche militaire sur un ennemi désigné auquel il faut penser toujours, sans en parler jamais. Nous savons la suite, nous savons les deux guerres qui n’en font qu’une, nous savons ce qui est arrivé. Depuis 65 ans, plus de guerre et plus d’ennemi extérieur déclaré. Néanmoins le système politique est le même et le système politique semble avoir besoin d’alimenter une peur qui va servir de base à son autorité, et en l’absence d’ennemis déclarés il faut se trouver des ennemis ailleurs, des ennemis à l’intérieur que l’on a évoqué. C’est le travail que fait Bauer, Bauer invite les gouvernants à chercher partout où ils peuvent se trouver, les ennemis de l’intérieur. Et sa recherche, son travail, ses incitations, trouvent un aliment notamment dans le principe de précaution. Ce qui fait qu’aujourd’hui les gouvernants sont considérés comme responsables de tous les malheurs que nous subissons.
Dès lors que nous acceptons cette idée que les gouvernants ont à nous protéger contre tous les malheurs de l’existence, les accidents naturels, les maladies, la mort et tous les dangers de la coexistence avec autrui, nous les invitons, c’est nous qui les invitons à chercher des moyens, non pas de neutraliser les causes de notre peur, mais d’apaiser nos angoisses. Et c’est nous qui réclamons à nos gouvernants un rôle apaisant. Si bien que demain la gauche peut prendre le pouvoir, elle pratiquera comme la droite le principe de précaution, et comme la droite si nous avons de nouveau des attentats jugés terroristes, elle appliquera de la même manière des lois dites d’exception. Elle les appliquera de la même manière, cela ne fait aucun doute, aucun doute.
On a entendu toute à l’heure des déclarations tonitruantes, un peu plus modérées de la part de certains, faisant appel au réalisme, et réalisme tellement nécessaire en effet du point de vue de l’homme politique. Mais nous savons bien qu’aucun gouvernement démocratique actuel ne renoncera à ces systèmes de lutte contre le danger réel ou virtuel qui sont des systèmes de gouvernement. Des systèmes de gouvernement que nous acceptons, que nous intériorisions. Que nous réclamons même, dans une certaine mesure, puisque nous demandons à être protégé. Nous mettons le principe de sécurité au-dessus et largement au-dessus du principe de liberté.
Aussi longtemps que nous placerons le principe de sécurité au-dessus du principe de liberté, il y aura le discours angélique que nous avons entendu toute à l’heure et puis le discours à l’arrière-plan, le discours de l’arrière-boutique, le discours réaliste et cynique qui dit : « Vous voulez la liberté ? Alors renoncez à la sécurité. Vous voulez la sécurité ? Laissez-nous nous occuper de vos libertés. » Et il me semble que la réflexion à mener sur le terrorisme est d’abord une réflexion sur les priorités que nous adoptons dans les systèmes sociaux où nous vivons. Est-ce que nous mettons la sécurité au-dessus de la liberté, ou pas ?
Et tous les gouvernements dans l’histoire, il suffit de faire un petit retour en arrière, savent qu’on établit l’autorité, on établit la durée du pouvoir par la peur, et par l’entretien de la peur. Et vous avez parlé très justement des minorités, les minorités demain seront mises en avant pour justifier de nouvelles inquiétudes, et ces inquiétudes justifieront le recours à de nouvelles lois. Si bien qu’on en revient toujours à l’essentiel, la démocratie. La démocratie, elle existe. Elle existe ici. Il va de soi qu’il y a très peu de pays au monde dans lesquels on peut critiquer les lois et l’action du gouvernement comme on le fait ici sans encourir une inculpation, une poursuite, une arrestation. Nous jouissons tous ici d’une liberté réelle. C’est une liberté de critique et de contestation dont nous jouissons certainement. Mais en même temps nous voyons bien que la démocratie et le régime représentatif sont tout de même des avortons de démocratie. La démocratie, bien entendu c’est un avorton, c’est un produit imparfait de l’idéal démocratique donc un avorton. Nous savons très bien que la démocratie qui se considère comme en position de faiblesse par rapport aux régimes totalitaires, est prête à accepter par osmose une extension quasiment illimitée dans des situations exceptionnelles des lois qui limitent la liberté. Elle est prête à le faire, elle s’y attend et, dans certains cas, elle le réclame. Et elle continuera de le réclamer aussi longtemps, et je ne suis pas sûr que cette réclamation, cette revendication, prendra jamais fin, mais ce qui me semble essentiel quand nous réfléchissons à ces questions de terrorismes, de luttes contre le terrorisme, de lutte contre les armes antiterroristes, il est nécessaire que nous nous interrogions sur l’importance que nous-même, individuellement, attachons à la liberté. À cette question, il n’y a de réponse qu’individuelle. Et c’est ces réponses individuelles additionnées qui nous protégerons ou pas. Ce ne sont pas, je pense, les promesses que pourront nous faire les uns et les autres au nom de principes sacrés. Les principes sacrés cèdent toujours devant la peur, devant le goût de la sécurité et devant la crainte de la liberté.
Ce que je dirais enfin, c’est que les régimes auxquels on a recours dans les affaires dites de terrorisme qui très souvent n’en sont pas, c’est le cas de l’affaire de Tarnac, se répandent par osmose et que dans cette extension, quasiment mécanique, de ces régimes d’exception, contre cette extension, il n’y a pas véritablement de barrage. Quelqu’un a rappelé toute à l’heure que Villepin avait utilisé les pouvoirs constitutionnels de l’état d’urgence, on a une constitution qui permet d’autres recours que ceux qui ont été utilisés, mais d’une manière générale il n’y a pas ces barrages-là.
Alors, bien entendu, nous ne formons pas un troupeau homogène et chacun d’entre nous conserve une part de réflexion personnelle, et de liberté personnelle, ce qui fait que dans les périodes relativement calmes, il n’y a pas de véritables dangers. Mais dans les périodes troublées, le véritable danger, il n’est pas dans les régimes politiques, il est dans chacun d’entre nous. Et il est dans la capacité que nous avons ou pas de lutter contre la peur. Au fond, et c’est la dernière remarque que je ferais, quand j’ai commencé à faire le métier que je fais, le métier d’avocat, je me suis dit que l’essentiel, puisque la première chose qui m’est apparue c’est que le système pénitentiaire était un système en tout point condamnable, la première chose que je me suis dit c’est que la liberté était le bien le plus aimable. Et après pas mal d’années de pratique, j’arrive à la conclusion que la liberté n’est pas aimée. Voilà, nous n’aimons pas la liberté. Voilà ma conclusion. Ça n’en n’est pas une, n’est-ce pas ?