Intervention de Jean-Claude Monod – Chercheur au CNRS (verbatim)

18 octobre 2010
Jean-Claude Monod

Je ne tenterai pas d’entrer dans l’examen des lois antiterroristes françaises de ces 25 dernières années, d’autant que je ne suis pas juriste. Je voudrais plutôt, comme l’y invite le titre de cette table ronde, re-situer ce qu’on a appelé « l’Affaire Tarnac », dans le contexte d’un certain mode de gouvernement , ou de gouvernance au sens large , qui s’est mis en place dans les dernières décennies et qui s’est radicalisé, semble-t-il, après le 11 septembre 2001. Ce qui est en jeu à mes yeux avec cette affaire, ce sont principalement quatre points, quatre tendances lourdes.

Le premier point c’est l’extension, l’utilisation extensive de la catégorie de terrorisme, la tendance à inclure sous la lutte contre le terrorisme des choses qui n’ont rien à voir avec cela, et en France cette extension passe par un usage souple du chef d’inculpation d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste.
Deuxième point, ce qui est en cause c’est par-là même soit la mise en place, soit l’extension, soit ou, puis la banalisation de procédures d’exception au droit commun et aux droits fondamentaux.  Alors si ce processus a été souvent abordé à travers la thématique spectaculaire de l’état d’exception, j’aimerais plutôt souligner le fait que les procédures d’exception n’ont pas nécessairement besoin de la promulgation d’un état d’exception en bonne et due forme pour être mis en œuvre.
Troisième point, un procédé politique qui permet typiquement de faire accepter ou de banaliser les procédures d’exception consiste à construire un discours de la guerre, déplacé ou métaphorisé vers d’autres terrains, vers des ennemis non étatiques, diverses. Guerre contre le terrorisme et plus récemment en France, guerre contre les voyous.
Quatrième point, ces extensions et évolutions participent d’un processus que Michel Foucault a perçu dans ses cours sur la gouvernementalité dite néo-libérale, la montée en puissance et l’autonomisation de ce qu’il appelait les dispositifs de sécurité, au détriment des normes classiques de l’État de Droit.

Voilà, donc je vais parcourir ces quatre points assez rapidement.
Premier point, l’extension de la catégorie de terrorisme. On connaît toutes les difficultés qu’il y a à donner une définition du terrorisme, la capacité des États membres de l’ONU à s’entendre à ce sujet en est un signe. Il me semble pourtant qu’intuitivement, si on interroge l’homme de la rue, disons, et si on s’interroge soi-même, on a une certaine idée du terrorisme comme acte visant à tuer délibérément des civils et à répandre ainsi la terreur dans une population civile.
L’article 421-1 du Code Pénal français inclus cependant dans la définition des actes de terrorisme, les vols, les destructions, les dégradations et détériorations en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public. C’est cette conception extensive qui a conduit à qualifier de terrorisme des actions certes délictueuses mais nullement meurtrières comme le blocage de trains et à appliquer à leurs auteurs présumés sans preuve, et à leur entourage, des procédures d’exception. Donc, on a vu avec Tarnac me semble-t-il, combien le chef d’inculpation d’association de malfaiteurs en  relation avec une  entreprise terroriste pouvait ainsi prêter à manipulation.

J’ai souvent lu que cette qualification était nécessaire pour empêcher des actes terroristes. On crédite le dispositif législatif et policier français d’avoir empêché des attentats à Strasbourg ou dans le cas du gang de Roubaix. Je ne suis pas en mesure d’en juger, ce point sera sans doute abordé dans la prochaine table ronde sur l’efficacité, mais ce qui est sûr  c’est que l’Affaire de Tarnac montre aussi les dangers de cette qualification en raison du flou qui entoure la notion de relation avec une entreprise terroriste et en raison de l’extension de la définition du terrorisme, qui serait donc applicable à la dégradation de caténaires de la SNCF pour bloquer des TGV durant quelques heures. Il me semble que l’accusation de terrorisme est trop grave, trop lourde de conséquences juridiques et pénales radicales, pour que l’on puisse accepter sans broncher cet usage extensif et je crois qu’il faut que les citoyens, les politiques, les parlementaires s’emparent de ce problème au vu du risque devenu réalité d’une utilisation souple de la catégorie pour criminaliser des comportements voir des manières de vivre, de penser et de contester théoriquement et pratiquement, pacifiquement des modes d’organisation économique et disons civilisationnelles, les valeurs de la société actuelle. On peut en effet parler à propos de Tarnac d’une criminalisation de comportements jugés marginaux et d’une manière de penser jugée associale. Qu’on se reporte par exemple aux justifications avancées par le Contrôleur Général de l’UCLAT, l’unité de coordination de la lutte antiterroriste, qui a étroitement suivi les investigations. Christophe Chaboud interviewé dans Libération en décembre 2008, M. Chaboud ayant avoué la découverte de ces cellules anarcho-libertaires, le journaliste demande  « Comment s’exprime leur velléité terroriste ? »,  M. Chaboud répond : « De par leur attitude et leur mode de vie, ces personnes recherchent une coupure totale avec la société ». « Comment la menace qu’ils représentent se manifeste-t-elle ? » demande le journaliste, « se procurent-ils des explosifs ou des armes ? ».  « En l’occurrence non » , répond M. Chaboud. Le journaliste observe enfin que quand des opposants à la réforme des retraites coupent des câbles SNCF ou quand José Bové démonte un Mac Donald, ces dégradations ne sont pas assimilées à des entreprises terroristes,  « la différence avec le groupe Coupat, répond M. Chaboud, est une combinaison de comportements, de discours et d’actes qui revendiquent tous une rupture avec la société. » Fin de citation. Ces déclarations sont assez stupéfiantes puisque revendiquer une rupture avec la société, adopter une attitude de coupure avec la société, et d’ailleurs qui en décide ? quelle société ? sur quel mode ? tout cela n’est pas précisé, autoriserait donc à être traité par l’État et ses services de police et de justice comme un terroriste. Nul besoin d’armes nous dit ce haut responsable de la sécurité. Nul besoin même d’actes ou même d’intentions terroristes au sens que tout un chacun donne à cette notion, l’imputation d’une intention terroriste se fonde ici sur une combinaison de comportements de discours et d’actes non spécifiés.

Deuxième point, la banalisation des procédures d’exception. La juriste Mireille Delmas-Marty notait récemment que « le 11 septembre semble avoir en quelque sorte libéré les responsables politique, symboliquement et juridiquement, de l’obligation de respecter les limites propres à l’État de Droit », fin de citation. Aux États-Unis, cette transgression des limites de l’État de Droit a été réalisée sous la forme d’un État d’exception explicite, la Loi Patriot Act instaurant un « Military order » et autorisant donc un mode de gouvernement qui court-circuite les instances de contrôle et de délibération, et qui restreint nombre de droits fondamentaux au nom de l’urgence. Alors faut-il rappeler le résultat ? Je ne crois pas. La rupture avec les normes de l’État de Droit et des garanties démocratiques était d’une ampleur telle qu’elle a immédiatement frappé le monde entier, qu’il s’agisse des tribunaux d’exception, de notion comme celle de détention indéfinie sans charges précises ni procès, de la catégorie de combattant à ennemi étranger soustrait aux conventions de Genève, qu’il s’agisse au plan international même de la notion très plastique de guerre contre le terrorisme, autorisant une série de guerre préventive ou préemptive, contre les États dits « voyous », au besoin sur la base de fausses informations, et bien sûr jusqu’à ces pratiques généralement associées aux États totalitaires, enlèvements, prisons secrètes et pour finir autorisation de la torture.

Tout cela a marqué un basculement hors des normes de l’État de Droit, que la candidat Obama avait dénoncé avec force, mais les lois prétendument sécuritaires ont ceci de particulièrement redoutables qu’il est rare qu’elles soient démantelées par la suite, même par les gouvernants élus sur la base d’une volonté ou d’une promesse de rupture sur leurs aspects les plus choquants, et bien sûr l’administration Obama a corrigé bien des points mais en maintenant un nombre de dispositions attentatoires aux libertés également. En France, la rupture avec le cadre normatif de l’État de Droit n’a pas été aussi loin et n’a pas pris la forme d’un État d’exception déclaré. Cela est dû bien sûr au fait que, fort heureusement la France n’a pas connu de 11 septembre ou  de 11 mars, mais cela est dû aussi au fait que la législation antiterroriste avait été largement élaborée dans les années 80, en particulier en 85/86, sous l’effet des attentats attribués alors au GIA. On notera que l’état d’urgence prévu par la Loi d’octobre 1955, alors dans le cadre de la guerre d’Algérie, était ressortie des cartons, alors qu’on pouvait le croire implicitement abrogé par la Constitution de 58, à propos de la Nouvelle-Calédonie en 85, et plus récemment lors des émeutes de banlieues de 2005. C’est une singularité française, l’état d’exception n’est pas décrété contre les terroristes, mais l’état d’urgence est décrété contre les mouvements indépendantistes des colonies ou face aux émeutes dans les-dites banlieues. Donc l’absence d’état d’exception déclaré n’empêche pas un contournement et une érosion des normes de l’État de Droit par des pratiques qui auparavant étaient jugées contraires à ces principes. On peut reprendre avec Mireille Delmas-Marty, une énumération des formes variées de ce contournement en France et en Europe, généralisation des fichiers et de leur interconnexion, banalisation de l’internement des étrangers en situation irrégulière pour des durées de plus en plus longues. Là encore, l’internement administratif n’avait été légalisé en 1980 qu’en cas de nécessité absolue, avant de connaître un allongement et une banalisation continue depuis. Enfermement dit « de sûreté » pour une durée reconductible, avec la Loi de 2008, mise en cause du secret médical, contournement des autorités de contrôle. Dans le cas de Tarnac, on peut bien parler d’un contournement des règles de l’État de Droit, l’autonomisation des dispositifs policiers, de police et de renseignement vis à vis des garanties juridiques, notamment des instructions et du contrôle d’un magistrat, c’est traduit par une série de pratiques de police et de renseignement développées hors d’un cadre juridique, avec le système de vidéosurveillance placé chez Julien Coupat sans qu’aucun magistrat instructeur ne l’ai ordonné ; les écoutes téléphoniques de l’épicerie de Tarnac sans autorisation préalable, et bien sûr avec la banalisation de la pratique du témoignage sous X qui représente aussi une extension manifeste de procédé d’exception réservé jusqu’ici à la lutte contre la mafia, la criminalité organisée ou le terrorisme.

Je passe assez vite sur le troisième point que j’évoquais, c’est-à-dire le discours de la guerre parce qu’au fond peut-être il ne renvoie pas directement à notre sujet, mais il me semble frappant de constater que l’extension des procédures d’exception s’accompagne au plan politique de la comparaison de la situation avec celle d’une guerre, avec l’urgence d’une guerre. « War on terror », guerre contre le terrorisme, dans l’administration Bush. Plus récemment il me semble que c’est nullement un hasard si le thème lancé par Nicolas Sarkozy à Grenoble, cet été, de guerre contre les voyous, s’est accompagné justement de l’annonce d’une mesure, la déchéance de nationalité, jusque-là exceptionnelle, réservée à la haute trahison, puis au terrorisme, et avec des variations de périmètres possibles de cette mesure aux meurtriers de policiers ou de tout agent de l’État et pourquoi pas à la polygamie donc avec cette extension ouverte d’une mesure d’exception et là encore l’invocation de l’urgence de la guerre, fait que l’État républicain renoue avec un type de pratiques dont l’usage généralisé avait été historiquement le fait de l’État français anti-démocratique, anti-républicain, anti-libéral et raciste.

Quatrième point, les dispositifs de sécurité, leur émancipation. Le processus en cours peut être décrit me semble-t-il, avec Michel Foucault, comme une sorte de montée en puissance des dispositifs de sécurité. Dans ses cours « Sécurité, territoires, population », Foucault soulignait ce qui distingue les dispositifs de sécurité d’une logique juridique stricte. Le droit pénal moderne prévoit des jugements et éventuellement des peines pour des actes individuels au terme d’un processus assez long et patient qui passe par une enquête, un procès etc., processus au cours duquel les prévenus sont présumés innocents. De leur côté les dispositifs de sécurité assurés par la police ou le renseignement, obéissent à une autre logique. Ils visent plutôt des groupes, des populations et des intentions que des actes individuels. La suspicion, le suspect ou le groupe à risque, la dangerosité virtuelle sont ici des figures plus importantes que l’innocence ou la culpabilité attachées à des actes. Les exigences judiciaires, présomption d’innocence, administration de la preuve, garantie de respect des droits fondamentaux et de la régularité de la procédure, s’effacent tendanciellement au profit d’une approche souple de gestion des risques ou de calcul des probabilités, de prévention, de coups de filets sur la base de soupçon, d’intentions non prouvées avec nécessairement acceptation d’une certaine marge d’erreur. Il y aura des innocents dans le coup de filet, mais eu égard au risque supposé, tant pis !
En situation normale, dans un État de Droit, les dispositifs de sécurité restent en principe encadrés juridiquement, soumis aux normes du droit, or on peut dire que, depuis quelque temps, on assiste à une sorte de renversement. Ce sont les dispositifs de sécurité eux-mêmes qui tendent à imposer leurs normes souples et probabilistes au droit et à la loi, la récente loi sur la rétention de sûreté est une illustration de la contamination d’une logique par l’autre, on peut maintenir ici un an en détention quelqu’un qui a purgé sa peine, de façon éventuellement reconductible et indéfinie sur la base non pas d’actes passés avérés et jugés, mais de présomption.

Foucault associait la montée en puissance des dispositifs de sécurité à une certaine logique néo-libérale, au sens ou le néo-libéralisme se targue non pas d’abolir l’État, mais de le faire jouer, d’améliorer son efficacité, sa gouvernance en lui appliquant un modèle managérial. Donc le temps et la patience que prennent les procédures juridiques, le poids des garanties, deviennent ici des pesanteurs qu’une gestion plus souple, moins étatique doit fluidifier, alléger. Cette managérisation de l’État, parallèle à un allègement considérable de l’État social, passe par l’intégration d’organismes privés à l’appareil étatique, qui leur délègue un certain nombre de fonctions ou par l’imbrication entre services privés et services publics. Ce qu’on appelle aujourd’hui la sécurité globale ou la sécurité intérieure en France est pour une bonne part pilotée et co-produit par des personnages et des entreprises qui se sont situés à cette interface. Se présentant comme experts scientifiques en matière de sécurité, ils fournissent non seulement des diagnostiques, mais ils offrent aussi leurs conseils et services pratiques, clés en main, pour résoudre les problèmes qu’ils ont eux-mêmes diagnostiqués en toute neutralité scientifique, bien entendu. Ils offrent ces services auprès des villes, des mairies, des régions et finalement du ministère de l’intérieur et de la présidence de la République. La plus pure incarnation de ce conflit d’intérêt entre expertise scientifique et intérêts privés est assurément Alain Bauer, auteur d’un « Que sais-je ? » sur les violences urbaines, également auteur de « La Guerre ne fait que commencer » où est avancée notamment la notion d’attentat de basse intensité, et par ailleurs, mais tout à fait par ailleurs, PDG d’AB Associeted, groupe conseil en sûreté urbaine. M. Bauer comme on sait est aujourd’hui un conseiller de M. Sarkozy sur les questions de sécurité et c’est aussi ce M. Bauer qui, suite à sa lecture de « L’insurrection qui vient », a transmis au directeur de la Police Nationale, une note dont le résultat était l’arrestation et la détention pendant plusieurs mois des 10 de Tarnac. M. Bauer lui-même semble cependant avoir été dépassé par le monstre qu’il avait ainsi créé puisque dans une interview de juin 2009 pour le magazine en ligne bakchich.com il estimait que la notion de terrorisme telle qu’elle est présente à l’article 421-1, est trop large et qu’elle devrait être plus strictement délimitée en référence à la visée d’attenter à la vie humaine.

Pour conclure en quelques mots, s’agissant de Tarnac, il est évident à mon sens qu’il faut un abandon des charges d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste et même l’annulation de la procédure entachée d’innombrables irrégularités. Au-delà de Tarnac une réflexion s’impose me semble-t-il sur cette qualification même, sur la banalisation des procédures d’exception, comme celle du témoignage sous X et sur le démantèlement des principes de l’État de Droit.
Alors j’aimerai finir en citant deux philosophes, deux représentants de la grande tradition politique du libéralisme politique français. Le premier rappelait que  » la République romaine s’était corrompue quand elle avait commencé à accorder des pouvoirs extraordinaires et à renoncer à un contrôle mutuel des pouvoirs au profit d’un césarisme autoritaire sous prétexte de rétablir l’ordre » écrit Montesquieu, « on a progressivement caractérisé comme rébellion ce qu’on appelait naguère liberté ». Et l’autre phrase est cet avertissement de Benjamin Constant « Tout gouvernement se perd en sortant de la légalité « .

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