Intervention d’Antoine Comte – Avocat (verbatim)

18 octobre 2010
Antoine Comte

Je crois que ce qu’a indiqué Matthieu Bonduelle, sur la difficulté de ce sujet traité par ce dernier panel, est quelque chose de très, très sérieux. Quand on dit abroger les lois antiterroristes, le droit d’exception antiterroriste, cela veut dire re-toiletter intégralement les différentes lois. Car ce qui est typique depuis 86, l’introduction de ce type de lois dans notre système, c’est qu’il a cancérisé l’ensemble du droit. Les exemples qui ont été pris ici tout à l’heure sur le fichier génétique, même sur le STIC (Système de traitement des infractions constatées) d’une certaine manière, sur les gardes à vues renforcées, tout le droit a été cancérisé par l’exception. Ce qui fait qu’une des questions qui peut se poser, c’est évidemment « qu’est-ce qui reste du droit commun et qu’est-ce qui est exceptionnel et qu’est-ce qui ne l’est pas ? » En vérité je pense qu’il y a une inversion dans les termes, et l’exception devient aujourd’hui la règle à peu près normale. Pour prendre un exemple d’une personne qui était assise à cette table. À partir du moment où les faucheurs volontaires ont dégradé en groupe et en réunion, ils étaient poursuivis évidemment pour cette infraction, ce qui pouvait se concevoir, mais du coup ils tombaient précisément dans le fichier génétique, c’est-à-dire qu’ils devaient admettre le fichage génétique qui, comme cela a été rappelé initialement par Jean-Pierre Dubois, ne devait concerner initialement que des crimes sexuels. Donc on est dans un système qui a été entièrement cancérisé.
Alors le débat que l’on a ici, il est extrêmement complexe, puisque l’on nous dit, enfin complexe, du moins il est difficile. On nous dit « Qu’est-ce que vous pouvez opposer à l’exception terroriste ? ». Et ça c’est une vraie question. Parce que c’est une question qui se pose à nos politiques, qui se pose à l’opposition actuelle dont on espère qu’un jour, elle deviendra la majorité dans ce pays; et qui par conséquent devra se traduire par des actes concrets, des lois concrètes. Est-ce que nos parlementaires élus, on l’espère, du côté du progrès social dans ce pays, vont devoir détricoter intégralement le Droit pénal et pas uniquement le Droit pénal, la procédure pénale, d’autres droits aussi. Est-ce que des lois peuvent être avancées ? Est-ce que des prises de positions peuvent être prises ? On est au cœur d’une véritable question extrêmement importante, non pas pour notre plaisir à nous, mais pour la démocratie.
Je pense que nous avons deux choses à démontrer et nous avons des références sur lesquelles nous pouvons nous appuyer. Et cela me paraît décisif. Première chose que nous devons démontrer, et je vais prendre des exemples historiques, parce que sans ça on ne touche pas du doigt la réalité, le mot terrorisme, la notion de terrorisme, grâce à quoi l’on introduit dans tous les droits européens, américains, bref dans tous les droits occidentaux, des exceptions profondément attentatoires aux droits des citoyens, le mot terrorisme est un opportunisme politique de la plus sale espèce. Entendons-nous. Je ne veux pas dire qu’il n’y a pas de terrorisme. Mais ce que je veux dire, c’est qu’à partir du moment où l’on englobe des faits de violence politique dans le mot terrorisme, on renverse la chaîne de la causalité. On ne s’intéresse plus aux causes, on s’intéresse aux effets et l’on extrait en quelque sorte du champ politique, les débats politiques qui peuvent avoir lieu au sujet du terrorisme.
Je vais prendre un exemple, parce que c’est un exemple tranché historiquement et dans ce cas-là il faut le prendre, parce qu’il est très parlant. Pendant des années, devant des juges antiterroristes de Paris, j’ai défendu des Irlandais poursuivis pour terrorisme, association de malfaiteurs antiterroriste, transport d’armes terroristes, ainsi de suite, je vous en passe et des meilleures. Il faut mesurer ce que ça veut dire. Cela veut dire que les Anglais en particulier, mais les Français s’alignaient sur les services anglais là-dessus, traitaient une question politique comme une question de pure police, de renseignement et de droit d’exception. À tel point d’ailleurs que, à part la Turquie, j’y reviendrais, la Grande-Bretagne a été le pays le plus régulièrement condamné pour ses pratiques de lois antiterroristes en Irlande. Et alors qu’est-ce qu’on disait en fait de l’Irlande ? On disait ces gens mènent des actions, tuent des innocents, tirent dans la foule, etc.  Et je disais, c’est un renversement des causalités car en réalité on prenait les effets, on poursuivait les effets, on les englobait dans des faits procéduraux exceptionnels, et les causes ? on en parlait des causes ? On parlait de Bloody Sunday où l’on a tiré sur une foule désarmée dans les années 70 ? On a tiré en 1972 sur une foule désarmée, 18 morts. Et l’on sait aujourd’hui à travers les archives du gouvernement britannique qui ont été finalement ouvertes, et nous on pourrait ouvrir aussi des archives sur bien des questions de notre histoire, on sait que l’affaire a été menée par des soldats britanniques qui ont décidé spontanément, dans des conditions d’organisation avec les services secrets, de tirer sur la foule désarmée. Alors voilà. On perd de vue une révolte justifiée, on perd de vue les causes et l’on poursuit les effets. Si nous ne dénonçons pas cette pratique du mot opportuniste qu’est le terrorisme, qui n’est pas défini, jamais, systématiquement utilisé, dans des circonstances historiques très différentes, on perd de vue la manière de lutter contre les lois d’exception antiterroristes.
Deuxième exemple que je veux prendre et deuxième chose que je veux dénoncer, et je ne veux pas d’effets incantatoires, ne vous inquiétez pas, il y a des références. C’est la culture du résultat dont on a parlé tout à l’heure. On vous dit en permanence « les lois d’exception sont nécessaires pour des résultats optimaux ». Et qu’est-ce qu’on vous prend comme exemple ? Toujours la même chose, que ce soit devant la Cour suprême israélienne ou devant le gouvernement de 1957 sur les pouvoirs spéciaux ici dans ce pays, on prend l’exemple de la bombe qui va exploser, du terroriste qui est devant vous, et qu’est-ce que l’on va utiliser comme moyens ? Et bien des moyens d’exception évidemment. Vous savez lesquels, on les connaît et ça a été jusqu’à la torture en Algérie. Alors je ne dis pas que nous sommes dans le même cas ici, mais attention, c’est toujours la même logique. Et je voudrais sur ce point précis, c’est peut-être incongru de faire référence au général Massu dans une enceinte parlementaire, voire c’est peut-être même un peu obscène, mais je voudrais vous rappeler le général Massu. Le général Massu, en 1957, il est responsable des affaires militaires, politico-militaires, sur Alger et il va éradiquer le terrorisme. Il nous fait la démonstration, des films ont été faits, dans les reportages, il essaye la gégène sur lui et dit, « finalement c’est supportable ». Et au soir de sa vie, au soir de sa vie, Massu vient vous dire « non seulement ça n’a servi à rien d’utiliser ce type de méthode, mais de plus ça a corrompu ceux qui les utilisaient ».
Alors là vous êtes au cœur d’un deuxième justificatif apporté aux lois d’exception c’est son efficacité. Et si j’ai pris l’exemple de Massu, c’est parce que vous retrouvez dans la loi de 2006 qui étend la garde-à-vue, non plus seulement à 96 heures, comme si cela ne suffisait pas, mais à 144 heures, dans un cas particulier, c’est-à-dire s’il ressort des premiers éléments de l’enquête ou de la garde-à-vue elle-même, qu’il existe un risque sérieux de l’imminence d’une action terroriste. Très précisément, on va utiliser le même argument que ceux qui ont justifié devant la Cour suprême israélienne, devant le gouvernement de 1957 dans le cadre des pouvoirs spéciaux en Algérie, l’imminence d’un attentat. Et nous avons la réponse faite à la fin de sa vie, c’est-à-dire 30 ans ou 40 ans plus tard, du général Massu lui-même, « ça n’a servi à rien », et comme disait quelqu’un ici sur ce panel, « on a perdu cette guerre et l’armée s’est déshonorée ». Massu allait plus loin. « Ça a corrompu les gens qui s’en servaient ».
Il faut lutter contre ces deux formulations. Et je vous disais, il ne s’agit pas seulement d’être incantatoire et de dire « cette soi-disant efficacité ça ne vaut rien ». Ou de dire « De toute manière l’absence de définition du mot terrorisme permet toutes les manipulations politiques et historiques ». Il faut aller plus loin, il faut prendre des références. Et quand vous prenez des références notamment de la Cour européenne sur la Turquie, de quoi parle-t-on ? On parle des excès de la garde-à-vue devant quelle juridiction ? Devant des juridictions de sûreté de l’État Turc, et l’on vous dit, je les ai ici, c’est l’arrêt Salduz contre Turquie. C’est cela qui a entraîné en France le débat sur la garde-à-vue. La Cour européenne, dans des arrêts concernant des garde-à-vue renforcées antiterroristes, dit : « Non seulement la Cour de sûreté de l’État d’Izmir s’est abstenue, avant d’examiner le fond de l’affaire, de prendre position sur l’opportunité d’admettre comme preuves les déclarations faites par le requérant pendant ses gardes à vue. Mais elle a fait de la déposition livrée à la police par l’intéressé, la preuve essentielle justifiant sa condamnation nonobstant la contestation par le requérant de son exactitude » Et la Cour européenne condamne la Turquie parce que dans des procédures d’exception antiterroristes, il n’y a pas d’avocat, il n’y a pas de droit au silence, il n’y a pas de possibilité pour l’avocat de participer aux réponses. Nous avons des références pour aller de l’avant, et dire que ces lois d’exception sont une infection. Deuxième arrêt, l’arrêt Damian contre la Roumanie. La même chose. Une Cour d’assises, une Cour spéciale antiterroriste, l’absence de l’avocat lors des gardes à vue, l’absence d’avocat lors des interrogatoires. Cela vaut la condamnation de la Turquie. Et pour terminer, il y a trois jours, condamnation de la France toujours dans des affaires de gardes à vues exceptionnelles. En l’occurrence, garde-à-vue renforcée, non pas de 144 heures mais seulement de 96 heures, en matière de stupéfiants. Et là, l’arrêt est tombé, il y a trois jours, il est extrêmement clair. La France est condamnée parce que la personne avait un droit au silence, on ne lui a pas notifié son droit au silence; quelle n’a pas vu d’avocat pendant sa garde-à-vue et que cet avocat ne lui a pas indiqué que dans le cadre de sa garde-à-vue, elle pouvait se taire.
Qu’est-ce que ça veut dire ? Cela veut dire qu’il faut prendre des décisions qui sortent de l’ordinaire français, pour arriver à cette évidence que la criminalité organisée, les stupéfiants, voire le terrorisme, ne nécessitent pas d’exception au point qu’on en perde notre âme et que l’on utilise des méthodes qui rappellent des régimes qui n’ont rien à voir avec des démocraties. Les démocraties, nous le savons, dans des périodes extrêmes que ce soit l’Angleterre, démocratique par excellence, de la guerre civile irlandaise; une démocratie même comme la démocratie israélienne, démocratie interne si j’ose dire, la démocratie française des années 50-57 peuvent être amenées sur leurs périphéries, dans des cas exceptionnels, à une forme de totalitarisme. Il faut faire attention à cela et il faut sauver la démocratie.
Et pour terminer, je voudrais prendre quelques exemples. Et un qui va me rendre très impopulaire. Il faut se méfier du réalisme politique. Il faut se méfier de ce qu’on a appelé la « culture du gouvernement ». Car c’est un domaine qui amène certains des gens de gauche que nous respectons le plus, à prendre des lois d’exception, et ce n’est pas facile de le dire ici entre Mendès-France et Mitterrand. C’est Robert Badinter qui a extraordinairement, il faut le dire, réussi à supprimer la Cour de sûreté de l’État, réussi à supprimer les 6 jours de garde-à-vue qu’elle comportait, les juges spéciaux qu’elle comportait, et que l’on a retrouvé dans l’antiterrorisme, et la peine de mort, on en parle toujours, donc ce n’est pas la peine que j’en rajoute. Mais, c’est également Robert Badinter qui a introduit les Cours d’assises spéciales composées en 1982.
Nous autres à la LDH, j’y étais à l’époque, nous avons dit à Robert Badinter, qui était évidemment un ligard , « Attention, une juridiction d’exception, elle envahie comme un chancre le champ judiciaire ». Et ça n’a pas manqué, la Cour d’assises spéciale est maintenant la même, composée de la même manière, par les mêmes textes de loi que ceux inventés par Badinter. Cette Cour d’assises spéciale est compétente pour toutes les affaires de terrorisme; cette Cour d’assises spéciale est compétente pour toutes les affaires criminelles de stupéfiants et, inévitablement, un de ces quatre matins, si on n’y prend garde, elle sera compétente aussi pour la grande criminalité dans certaines conditions renforcées.
Il faut être humble sur ces questions-là. Il ne faut pas penser que l’on va, grâce à notre bagage idéologique, venir au gouvernement, ou ceux qui viendront au gouvernement, vont venir avec la notion de changer les choses. Il faut faire attention au réalisme politique qui frappe les gens. Il faut faire attention à la culture de gouvernement. Il faut rompre de manière décisive. Nous avons les bases juridiques pour le faire. Il suffit de regarder ailleurs qu’en France.

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