L’affaire est désormais bien connue : neuf jeunes gens, soupçonnés d’avoir endommagé des caténaires alimentant des lignes TGV, dans la nuit du 11 novembre 2008, ont été inculpés d’« association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », et cinq d’entre eux sont actuellement maintenus en détention, dans le cadre du dispositif anti-terroriste.
A l’heure où le terrorisme réel (si les mots veulent encore dire quelque chose) fait 200 morts à Bombay, l’état français qualifie de terrorisme une simple dégradation de biens, très éventuellement « commise en réunion » — ce qu’un ministre de l’intérieur raisonnable pourrait qualifier d’actes de vandalisme.
Par ailleurs, ces actions de dégradation n’ont pas été revendiquées, et les enquêteurs ne disposent à ce jour, pour toutes pièces à conviction, que de quelques horaires SNCF (document subversif, s’il en est !) et de « matériel d’escalade » (en langage courant une « échelle » — arme caractéristique des terroristes du XXIè siècle).
En réalité, la police livre une indigne guéguerre de harcèlement à de jeunes contestataires qui ne s’en laissent pas imposer par la violence d’état (il faut avoir un certain cran pour continuer de manifester dans certaines circonstances après, par exemple, la répression sauvage des manifestations altermondialistes de Gênes).
Il s’agit donc moins d’une paranoïa sécuritaire que d’une besogne de basse police, consistant à prendre au piège des apparences un groupe de jeunes gens rétifs à l’embrigadement marchand, comme au fliquage social généralisé :
ils n’acceptent pas de se soumettre aux contrôles biométriques ? ce sont de dangereux soldats de l’ombre !
Ils refusent de posséder des téléphones portables ? de redoutables conspirateurs !
Ils résistent aux charges policières lors des manifestations ? de terrifiants guérilléros urbains !
La réalité est bien différente : les cinq personnes qui ont été placées en détention provisoire sont respectivement philosophe, étudiante en archéologie, musicienne (premier prix de conservatoire de clarinette), étudiante infirmière, et étudiant à Sciences Po… Rétifs à la brutalité des métropoles, ils ont fait l’acquisition d’une ferme, à Tarnac. Bien insérés dans le village, ils ont rouvert l’épicerie, organisent des rencontres, ravitaillent les anciens…
Certes, il revient à la justice de déterminer s’il convient ou non de les poursuivre pour les actes de dégradation dont on les soupçonne. Mais de quelle justice s’agit-il ? Ce ne sont pas des auteurs présumés d’actes de dégradation qui seront jugés mais des présumés terroristes — et qui seront avérés tels si l’enquête parvient à démontrer qu’ils ont peu ou prou participé à la dégradation de quelques caténaires. Aux termes de la loi anti-terroriste, huit d’entre eux encourent dix ans de prison et 150.000€ d’amende, et leur « chef » présumé 20 ans de prison et 300.000€ d’amende…
Au-delà de l’indéniable criminalisation rampante de l’opposition militante à laquelle nous assistons depuis des mois (qu’on songe seulement, pour prendre l’exemple le plus récent, à la condamnation assassine de Droit Au Logement suite à leur nouvelle campagne d’implantation de tentes sur les trottoirs parisiens…), ces inculpations sont symptômatiques de la panique des dirigeants actuels face au profond mal-être qui gagne aujourd’hui tout un peuple, et dont ces jeunes gens se sont fait concrètement, pratiquement, l’expression dans leur mode de vie.
En mai 1968, faire le coup de poing contre les forces de police (comme l’ont fait à l’époque nombre de directeurs de cabinet, de directeurs de journaux, d’élus de la République et de conseillers du prince… d’aujourd’hui — tous désormais en âge d’être les pères et mères des objecteurs de Tarnac) valait une nuit au poste et quelques contusions ; quarante ans plus tard, en 2008, la rupture sarkozienne révise les tarifs : c’est désormais lynchage médiatique (les noms des soi-disant « terroristes » divulgués à tout-va, le rapport de l’enquête de police consultable en intégralité — et en toute impunité — sur le net, etc), et curée judiciaire (procédure d’exception, violation de la présomption d’innocence, peines encourues, etc) : largement de quoi bouziller des existences et d’inciter nombre de jeunes gens à devenir pour de bon ce qu’un gouvernement, soucieux de complaire aux franges les obscurantistes, paranoïaques et belliqueuses de l’électorat, voudrait nous faire croire qu’ils sont.