Bye Bye Saint Éloi – Un violeur à Scotland Yard

8 juin 2015
Les mis en examen

Parmi les onze propositions en matière de législation antiterroriste que la Commission Européenne fit à l’automne 2001 « en réponse au 11 septembre », dix étaient déjà à l’étude avant l’attentat. L’attentat permit juste de les « faire passer en douce », comme l’écrit si joliment une conseillère du ministre du Commerce britannique dans un mail à ses collègues le jour même de la chute des tours jumelles. L’ancêtre de toutes les législations antiterroristes qui seront adoptées « en réponse au 11 septembre » est d’ailleurs britannique : c’est le Terrorism Act de 2000. Le terrorisme sera désormais défini par son intention de « contraindre indûment des pouvoirs publics ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque » ou encore de « gravement déstabiliser ou détruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’un pays ou une organisation internationale ». Cette définition purement politique permettra tôt ou tard de viser toute grève générale ou tout mouvement un peu trop décidé. Ce n’est pas sans raison, au reste, qu’elle est née sur le sol anglais : dans les années 1980, Margaret Thatcher n’avait-elle pas déjà tenté de traiter par l’antiterrorisme la grève des mineurs ?


 Mais la législation d’exception anglaise de 2000 n’est, pour une fois, pas dirigée contre les Irlandais, mais contre les éco-activistes. Depuis plusieurs années, le gouvernement britannique est en butte à un mouvement diffus, populaire et déterminé contre la construction de toutes sortes d’infrastructures superflues, principalement de routes ne servant qu’à enrichir les bétonneurs et de mines achevant de ravager ce qu’il reste de « nature » dans l’île. Le cœur de ce mouvement qui recourt tant aux manifestations, aux free parties qu’au sabotage est composé de teufeurs et de militants écologistes radicaux. C’est eux que vise le Terrorism Act. Il faut dire que ces derniers ont le tort d’avoir en quelque sorte « lancé » le mouvement antiglobalisation en s’attaquant par milliers le 18 juin 1999 à la City de Londres, lors d’un mémorable Carnival against Capital. Voilà un crime qui ne peut rester impuni. Les routes, passe encore, même le Prince Charles aime entendre gazouiller les mésanges, mais la City, c’en est trop ! D’autant que l’on raconte que ce seraient ces mêmes éco- anarchistes qui auraient formé et inspiré le « black bloc » qui, quelques mois plus tard, bouleversera la donne politique mondiale à Seattle. Une violente attaque antiterroriste contre le mouvement anglais s’ensuivit, qui prit la forme de procédures judiciaires bien sûr, mais surtout d’une vaste opération d’infiltration ainsi que d’un lobbying mondial en faveur d’une éradication de ces nouveaux militants anti-capitalistes, dont la persistance en pleine « fin de l’Histoire » faisait décidément tache. Il faut aussi bien admettre qu’il y a beaucoup d’argent à se faire dans la sécurité, et que la Grande- Bretagne dispose dans ce domaine d’un avantage compétitif non négligeable sur ses concurrents, voire de plusieurs longueurs d’avance.


Il n’est ainsi pas exagéré de dire que les législations antiterroristes qui se sont succédées depuis quinze ans, tout en feignant de viser on ne sait quel ennemi intérieur à barbe, visent en réalité ceux qui, en Occident, n’ont pas renoncé à en finir avec une organisation capitaliste dont il est chaque jour un peu plus patent qu’elle mène le monde dans le mur tout en nous réservant d’ici là des existences inutilement pénibles. Ce qu’elles mettent en œuvre n’est autre qu’une contre-révolution préventive dont la matrice fut la lutte contre le mouvement antiglobalisation. Les bureaucrates de l’Union Européenne et leurs correspondants des multinationales n’ont particulièrement pas apprécié de voir la rue s’enflammer à Prague en 2000, alors qu’ils s’y réunissaient pour papoter et tranquillement gueuletonner. C’est tout le plaisir de vivre qui s’en va lorsqu’une effluve de gaz lacrymogène vient se mélanger à la saveur du champagne. « Sommes-nous nés pour vivre assiégés par ces gueux masqués ? » Puis vinrent Nice, et Thessalonique, et surtout Gênes, cauchemar, cauchemar, cauchemar. Ah, vraiment, Talleyrand avait raison : « Ceux qui n’ont pas connu l’Ancien Régime ne pourront jamais savoir ce qu’était la douceur de vivre ».


Ainsi donc, alors que l’on met en place le Système d’Information Schengen afin de pouvoir, entre autres choses, bloquer les fauteurs de troubles aux frontières, on commence à travailler à une stratégie européenne pour en finir avec toute contestation trop virulente. Pas celle de la FNSEA, bien entendu. En cette année 2003, un homme s’ennuie à la Metropolitan Police de Londres. Il en a marre de chasser depuis presque dix ans les petits dealers dans la rue. Il rêve d’aventure, comme tout le monde. Cet homme s’appelle Mark Kennedy. Et la Metropolitan Police songe justement à monter une vaste équipe de James Bond à crête de punk, de 007 de l’anarchie. Après tout, on est bien au pays de Chesterton et du Nommé Jeudi. Jusqu’ici, Mark Kennedy a toujours été le petit frère minable vivant dans l’ombre de son aîné, rebelle, dealer et un peu punk sur les bords, justement. C’est l’occasion de sa vie pour devenir ce qu’il n’a jamais pu être : un héros, ou du moins pour être payé à jouer le héros pour le compte des services de renseignement. Mark se fait donc tatouer. Il s’approprie la biographie de son frangin, se met à jouer de la guitare comme lui, à se faire piercer, à fréquenter les milieux anars-écolos, qu’il aura pour tâche, désormais, d’infiltrer. Dans son nouveau rôle, tout lui sourit, en particulier les filles. Une première dans sa vie de raté. Il n’est pas le seul à accepter la délicate mission de « pénétrer » le mouvement par tous les moyens, en commençant par les relations amoureuses. Il sera finalement poursuivi pour viol en 2011, avec quatre autres de ses collègues, par une dizaine de leurs anciennes copines, mais nous n’en sommes pas encore là. Pour l’heure, il drague à tout va, s’infiltre partout, participe aux camps, à la baston avec les flics qui, un jour, lui brisent le dos, ignorant qu’ils avaient en réalité affaire à un collègue.


Ainsi, de blessure en histoire de cul, Mark Kennedy, devenu Mark Stone, « gravit les échelons », comme on dit chez les flics. De plus en plus de gens le connaissent, lui font confiance. Si, au début de sa carrière de Stone, on se défiait de lui, il fait maintenant partie du paysage. Il disparaît régulièrement pour exercer, paraît-il, son métier de cordiste ou de photographe, c’est selon. Puis réapparaît, toujours prêt à prêter son gros 4×4 pour une action. Lors de ses absences, il va faire ses rapports au service, et rend visite à sa femme, en Irlande, qui élève ses deux enfants en tenant un bouge misérable où les prolos du coin viennent se finir à la pinte. Chaque retour à la maison, chaque fois qu’il redevient le sinistre Mark Kennedy, lui est plus intolérable. Il pense à ses copines, à ses potes, à ses actions, à toute cette vie galopante, passionnante, pleine de gens qui l’aiment et qu’il trahit goulûment. Alors, généralement, il va aux putes pour calmer son anxiété. D’année en année, il est le siège d’un divorce toujours plus prononcé entre Mark Kennedy et Mark Stone. Cette vie à être payé pour faire la fête, lutter et faire la grasse mâtinée en bonne compagnie, il ne peut plus s’en passer. Or la vérité est que ce mouvement s’épuise, que ces écolos qui ne représentent aucune menace sérieuse ne valent pas le coût faramineux de l’infiltration. Sa mission, et sa nouvelle vie, pourraient s’achever du jour au lendemain, s’il ne trouve pas un nouvel appât pour le chef. Or justement, au niveau des chefs et des chefs des chefs, carrément au niveau des instances informelles d’Europol, la lutte contre le mouvement antiglobalisation, ce mouvement crypto-terroriste, a toujours eu la cote. Le degré d’infiltration du mouvement écolo-radical anglais est d’ailleurs devenu tellement haut que l’on se marche sur les pieds, on ne croise quasiment plus que des collègues. Il décide donc, en accord avec les chefs et les chefs des chefs, de se lancer dans l’infiltration mondiale de ce mouvement et de ses dépendances. En plus, ce qui est bien avec l’international, c’est que les défraiements sont bonnards et que tu peux raconter au patron toutes les sornettes que tu veux, il n’a aucun moyen de vérifier. Et puis, tu peux même vendre certaines informations à ton compte à des boîtes étrangères, personne le saura. T’es sur un bon terrain, là. Un terrain durable, et rentable. Valeureusement blessé en 2005 dans la bataille de Gleneagles, un contre-sommet avorté par les attentats de Londres, Mark Stone/Kennedy se met à promener ses tatouages et ses piercings dans les réunions d’organisation des contre-sommets suivants. Lorsqu’il grille un collègue qui tente de venir sur son nouveau terrain, il ne craint pas de glisser à l’oreille de tel ou tel gauchiste : « Faites gaffe à lui. Je le sens pas ce mec. Je parierais que c’est un flic. » Et il faut bien dire que ces réunions de préparation, si fréquentées, si officielles même quand elles ont lieu dans un squat, sont un repaire de flics. Chaque pays, presque chaque service, y envoie son représentant. Tout le malheur des mis en examen est d’y avoir mis les pieds une fois. Ensuite, ce fut comme le sparadrap du capitaine Haddock.


À partir de 2006, Mark Stone/Kennedy devient un authentique 007 planétaire. Il voyage de par le monde, travaille à la fin pour onze services de renseignement différents, en plus de bosser pour sa propre boîte privée. À Heiligendamm en 2007, il parvient à saborder deux ou trois actions insignifiantes, mais surtout il croise plus de militants du monde entier qu’il n’en a jamais croisés. Il fait fructifier son terrain. En Italie, il enjoint à l’action tel ou tel groupe d’écolos radicaux. En Islande, il lance quasiment à lui tout seul l’activisme anarchiste. En Allemagne, il se la coule douce à Berlin. De café en café, à bavarder avec les militants locaux, qui ne disent de toute façon jamais rien de précis. Ils sont prudents, les Allemands. En France, il participe à des discussions politiques très générales, en assemblée ou en plus petit comité. Ici, personne ne le connaît, donc personne ne lui fait confiance. Mais rentré au service, ou le soir quand il appelle son référent qui se trouve toujours à une dizaine de kilomètres de lui avec une équipe, au cas où il faudrait l’exfiltrer précipitamment avant qu’il ne se fasse dévorer par une horde de féroces anarchistes, il faut bien qu’il vende sa vie d’oisiveté rémunérée au prix fort. Alors, il invente des bobards, il brode, il en rajoute. Il est au beau milieu du milieu du black bloc le plus enragé. Ils vont bientôt passer à l’acte, enfin pas tout de suite, mais ils ont des projets. Ils vont faire des trucs, c’est sûr. Mais pour savoir quoi, il faut continuer, continuer à voyager, à boire, à danser, à baiser. « Rien de tel pour choper de l’information que de choper des meufs, j’vous l’jure patron » : telle était la morale de flic de Kennedy ; et ce fut elle, finalement, qui le perdit.


Dans les échanges de gré à gré entre services, échanges qui se font plus souvent dans des bars à La Haye que dans des bureaux climatisés, les bobards de Stone le violeur commencent à filtrer. Même si la coopération contre le mouvement antiglobalisation est de mise entre services européens, il est tout de même humiliant pour un RG de recevoir des informations sur l’état de la discussion politique entre militants français par la Metropolitan Police de Londres. Même si les Français demandent bien aux Anglais de continuer à les tenir informés, les inventions de Stone leur donnent sérieusement les glandes. Ce n’est évidemment pas par hasard que Stone, apprenant en janvier 2008 que Julien et Yildune se trouvent à New York, y file dare-dare ; pas par hasard qu’il leur laisse son mail pour « se voir » ; pas par hasard, ensuite, que leurs bagages sont saisis à la frontière canadienne, et que tout ce qui y figure est épluché méthodiquement. Ce n’est pas par hasard non plus que le chef de la police de New York, Kelly, qui a reçu la Légion d’Honneur de Nicolas Sarkozy par l’entremise de l’inénarrable Alain Bauer, déclarera au lendemain de l’explosion d’une bombinette devant la porte du bureau de recrutement de l’armée américaine à Times Square qu’il connaît les coupables, deux anarchistes étrangers dont les bagages ont été saisis à la frontière canadienne. Tout cela, c’est le fruit des inventions bien compréhensibles de Stone/Kennedy. Heureusement pour eux, Julien et Yildune étaient de retour en France depuis un mois lorsque cette bombinette explosa. Imaginez que vous vous trouvez dans votre village du fin fond de la Corrèze et que vous voyez à la télé le chef de la police de New York vous désigner, sans la moindre raison valable, comme l’auteur d’un attentat à Times Square contre l’armée américaine. Alors, votre sang se fige, votre vie s’arrête. La seule question qui demeure est : combien de temps me reste-t-il encore avant d’être arrêté ? Et que va-t-on inventer à me reprocher ? C’est évidemment le moment où la France ouvre une instruction antiterroriste contre vous ; c’est bien le minimum : on ne peut pas délocaliser tout le travail de fiction policière.


Toute l’insistance du réquisitoire sur des affrontements internationaux auxquels les mis en examen n’ont pas participé, comme à Thessalonique, voire sur des contre-sommets où ils n’ont même pas mis les pieds, comme à Évian, ou plus comique, le travestissement d’une prise de parole dans un colloque de philosophie comme à l’Isola San Giorgio (prise de parole qui figure, bien que tronquée, dans les actes de ce colloque) en « violence », la ridicule intention prêtée à Julien Coupat de « faire dégénérer » un rassemblement de cent personnes cerné de robocops devant l’Assemblée nationale en « secouant une barrière », mais surtout la place accordée à la manifestation de Vichy en octobre 2008 contre un sommet des ministres de l’Intérieur européens au sujet de l’immigration organisé en pure provocation par Brice Hortefeux à Vichy, voilà autant de traces du travail de construction politique de l’affaire, autant de traces de la lutte contre le mouvement antiglobalisation comme matrice de la lutte antiterroriste présente.


Kennedy a été démasqué par sa propre copine en 2010. Il s’est repenti à la télévision de « tout le mal qu’il avait fait », dans une pure mise en scène de repentir chrétien. Si la mythomanie de Kennedy est un fait avéré outre-Manche où il a déclaré à peu près tout et son contraire, c’est évidemment parce qu’il avait pris l’habitude de mentir pour vivre depuis si longtemps qu’il a du mal à admettre que cela ne marche plus. Mais le fait le plus « amusant », c’est qu’à présent il porte plainte contre la Metropolitan Police pour ne pas lui avoir accordé les soins psychologiques dont il avait besoin dans sa mission d’infiltration et, en particulier, de ne pas l’avoir aidé à ne pas tomber amoureux de ceux qu’il surveillait.


Si l’affaire de Tarnac est effectivement une affaire de cinglés, c’est qu’on trouve à son origine, en dehors de constructions criminologiques et d’intérêts politiques transparents, une densité anormalement haute d’agents frappés de conduites qui relèvent très nettement du psychiatrisable. Beau comme la rencontre fortuite à la table de la section antiterroriste entre ce pervers de Bichet et ce porc de Kennedy.

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