Bye Bye Saint Éloi – Un juge instruit

8 juin 2015
Les mis en examen

Dans son réquisitoire, le parquet semble nous reprocher le départ de son vieil ami, Thierry Fragnoli. Soucieux de la bonne image de la galerie Saint-Eloi et de la sérénité des débats, il aurait choisi de se dessaisir. Éreinté par une campagne publique de dénigrement il aurait préféré la voie de la sagesse. À demi-mot, le parquet dénonce une défense terroriste responsable de l’usure jusqu’à la corde de son pauvre ami le juge.


S’il est vrai que nous avons publiquement soumis au Petit Robert le verbe             « fragnoler » d’où découleraient le substantif « fragnolage », l’adjectif « fragnolesque » et l’expression argotique « t’es fragno ! », il fut seul responsable de sa propre ruine. Prenons un instant pour honorer la mémoire de feu M. Fragnoli.


Ce fut presque par accident qu’il hérita un jour de novembre 2008 du « dossier Tarnac ». Depuis son arrivée au pôle antiterroriste, il s’était fait une spécialité d’incarcérer des kurdes sous divers prétextes, et principalement afin de complaire aux caprices de ses homologues turcs (avec un zèle tel qu’il lui avait déjà valu quelques articles de presse moqueurs). Ces jeunes gens qui aujourd’hui se battent à Kobané contre l’État Islamique avec le soutien de la France, M. Fragnoli, en son temps, se faisait une gloire de leur pourrir la vie. C’est pas toujours simple, l’antiterrorisme… Quoi qu’il en soit, le président du pôle lui prêtait de là quelques connaissances à propos de l’extrême-gauche. Peut-être avait-il même des notions de marxisme. Sur le moment, on considéra presque cette attribution comme une récompense, un cadeau. Après quatre jours de garde-à-vue et de fanfare, la France à l’unanimité, nous voyait déjà sur le bûcher. Notre petit Bruguière républicain n’avait plus qu’à foncer ! Il a foncé, et fait un vol plané.


Ce que M. Fragnoli n’a jamais supporté, c’est que nous ne le laissions pas simplement nous écraser. Péché d’orgueil et de carrière, il commit l’erreur de faire de cette affaire, « son » affaire. Tous les journalistes s’en souviennent, il ne manquait pas une occasion de les appeler pour leur soumettre telle ou telle petite mesquinerie sur nos vies personnelles. Il n’arrivait pas à instruire, alors il tentait de nous salir. Il lui arrivait même d’être pris de bouffées délirantes, comme ce jour où il fut certain de découvrir derrière les dates des sabotages les signes cabalistiques d’une référence à la révolution d’Octobre. Aucun doute, il montrerait au monde entier qu’avec son armada de policiers, il était bien plus malin que nous. Il ne reculait d’ailleurs devant aucune vantardise ; un jour, il raconta à un journaliste qu’il nous faisait signer nos propres procès-verbaux d’interrogatoire avec un stylo SNCF sans que nous n’y voyions goutte. Il est vrai que ç’eût été une bonne blague, si ç’avait été vrai. Il n’hésitait pas non plus à se salir les mains. Toutes les bassesses étaient bonnes pour nous empêcher de nous défendre, y compris refuser d’alléger notre contrôle judiciaire afin que deux d’entre nous puissent loger à Paris lorsque leur fils d’un an du y subir une greffe de moelle osseuse. Nous ne le connaissions pas avant, mais ce qui est certain c’est que cette affaire avait fait de M. Fragnoli un homme mauvais. Il faisait méchamment n’importe quoi.


La véritable histoire de la chute de la maison Fragnoli est peu glorieuse. On comprend que le parquet soit contraint de la réécrire. À l’occasion d’une grossière confusion – un vieux républicain espagnol de Tarnac s’appelait José, comme le père d’un de nos colocataires de Rouen –, il se mit à imaginer que Charles Torres, travailleur multi-carte et forgeron, avait réalisé les crochets ayant servi aux sabotages. La famille est mise sur écoute pendant de longs mois ; les policiers surveillent les aller et venues du fils, du père et de leur « compagnon canidé ». Les surveillances ne donnent rien, mais il en faut plus pour arrêter le juge. Il se déplace en personne à Roncherolles-sur-le-Vivier pour mettre le fils en garde-à-vue et auditionner son père. La perquisition ne donne rien et le juge comprend à l’épreuve qu’il existe de nombreux José en France et qu’il s’est donc planté. José Torres, 86 ans, ancien militant anti-franquiste, n’apprécie guère le ton méprisant et vindicatif du juge, et exige de lui qu’il se comporte avec courtoisie et respect. Le ton monte entre les deux hommes.


Sous pression, M. Fragnoli en oublie une jolie pochette de documents chez les Torres. À l’intérieur, la liste des lieux surveillés, les numéros de téléphone des policiers en opération, des trombinoscopes et même un PV de garde-à-vue vierge mais déjà tamponné. Le Canard Enchaîné s’apprête à relater l’épisode et son indéniable comique de situation, ce dont le juge est averti. Immédiatement, il rédige un courriel à ses amis journalistes « amis de la presse libre, je veux dire celle qui n’est pas affiliée à Coupat/Assous ». Il explique alors que la pochette oubliée ne contient rien de très important et les enjoint à devancer l’imminent article du Canard Enchaîné. La presse libre obtempère, le jour même Europe 1 relate les faits pour les désamorcer. Mais c’est sans compter l’allégeance de la presse aux ordres de Coupat/Assous, le Canard Enchaîné publie le lendemain le courriel du juge afin que chacun puisse constater sa sérénité et son respect relatif du secret de «son» instruction. Deux jours plus tard, Europe 1 diffuse des extraits d’une lettre du forgeron qui se moque vertement du juge en lui demandant quoi faire de sa belle pochette en cuir. À ce moment, le juge le sait, Tarnac, pour lui, c’est fini. Nos avocats annoncent qu’ils vont réclamer son dessaisissement, il est cuit. Non que ce courriel ait été le premier où il manifestait toute l’« impartialité » qu’il nourrissait à l’endroit des inculpés : il avait été précédé de dizaines de mails du même tonneau dont l’acrimonie laissait souvent pantois les journalistes, mais qui n’avaient pas filtré. À cela s’ajoutaient ses conversations avec David Dufresnes relatées dans Tarnac, magasin général où il se comparait à l’héroïne de Kill Bill et promettait implicitement aux mis en examen un sort sanglant. Il y révélait le ressort caché de la Justice, celui qu’elle met tous ses efforts à voiler : la vengeance – la vengeance mais glacée, civilisée, formalisée, déniée. Dans les couloirs du palais, ses collègues essaient désormais d’éviter d’être vus en sa compagnie. Quand il passe, on regarde par la fenêtre. Soucieux d’ajouter la honte à l’infamie, Thierry se fendra d’un ultime coup d’éclat. Pour éviter d’être viré, il demande en hâte son dessaisissement. Puis clame à qui ne veut plus l’entendre que s’il a quitté le dossier, c’est parce que, lui, l’a choisi. À lire le réquisitoire et sa version du dessaisissement de Fragnoli, il nous viendrait presque le regret de n’avoir pas été aussi procéduriers que lui, d’avoir eu la grandeur d’âme de ne pas le poursuivre devant le Conseil Supérieur de la Magistrature, de n’avoir pas cherché à écraser un homme à terre par les mêmes moyens qu’il avait employés pour tenter de nous anéantir. Mais non, on a toujours raison de se conduire sans bassesse. Dixi et salvavi animam meam.

 

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