Il y a des moments, dans une instruction antiterroriste, où il est difficile de se défendre du sentiment d’être pris dans une superproduction hollywoodienne, même si la boîte qui vous emploie est manifestement au bord de la faillite, vu qu’elle ne consent pas à vous payer, ni au reste à payer autre chose que de très piètres figurants pour vous donner la réplique. Évidemment, le moment où vous arrivez à la fouille à la Santé, et qu’un maton antillais vous souhaite la bienvenue d’un « Vous avez de la chance d’arriver ici ! Ben oui, c’est un endroit mythique. Il y a eu Mesrine et tout ça ici ! » avec en fond sonore un tube des années 1980 qui grésille sur la même fréquence que le néon du plafonnier, le tout dans un décor tiré de Ciao Pantin, fait partie de ces moments. Mais le moment où le juge Fragnoli, auto-bombardé en Maître de Cérémonie, en metteur en scène fou de peplum nocturne, se met en tête de vous faire jouer le rôle qu’il vous a dévolu dans son film/instruction, ne vient pas en dernier.
Cette « reconstitution » ou plutôt ce « transport sur les lieux » avait été réclamé par la défense, notamment pour attester que la réalité physique des lieux était contredite en une bonne trentaine de points par les invraisemblances du PV D104, des routes qui n’existent pas en passant par les « contacts visuels » impossibles jusqu’aux des tunnels qui sont en fait des ponts ou à l’impossibilité pure et simple de commettre un tel sabotage en ce lieu, à cette heure, avec une lampe, sans être vu un bon kilomètre à la ronde. Le juge Fragnoli avait fini par concéder cet acte d’instruction à la défense, à cette petite condition que celui-ci devrait se borner à démontrer que Julien et Yildune auraient pu commettre les sabotages; tout le reste était hors de propos. Le juge se chargerait ensuite, depuis son bureau sous les toits, de changer l’auxiliaire du verbe de « auraient pu » à « avaient dû » ; ce qui résume en peu de mots l’essentiel du travail de juge d’instruction. La défense avait demandé que ce « transport sur les lieux » se déroule en présence des policiers ayant rédigé le procès-verbal, ce qui semblait une politesse minimale. Ces policiers, Mancheron et Lambert, n’en étaient alors qu’à leur première réécriture du PV D104, réécriture qui ajoutait à leur premier chef d’oeuvre de nouvelles et cocasses impossibilités. Ils n’avaient pas encore déclaré être tous les deux dans la même voiture, et en être tous les deux le conducteur. Ils ne devaient, cependant, pas être bien sûrs de leur coup, car le matin même du « transport sur les lieux » nous apprenions que dix jours plus tôt le juge s’était offert sans nous en avertir une petite reconstitution privée, sur place, avec les deux policiers en question. Les pièces liées à cette petite sauterie, où le parquet avait été invité mais pas la défense, pour respecter, certainement, l’égalité qui prévaut entre les parties, le juge les avait cotées au dossier le matin même du 14 janvier. Quelle élégance ! Répéter la chose avant la grande Cérémonie, peaufiner entre soi l’énième version de Mancheron et Lambert, se mettre d’accord une dernière fois et surtout : éviter toute confrontation. Tout cela traduit un petit manque de confiance en soi, quand même. Cet acte, le magistrat instructeur avait préféré le nommer une « mise en situation », certainement parce qu’il fallait d’abord mettre la SDAT en situation de soutenir ses mensonges.
Rendez-vous était donc pris, malgré cette petite félonie de départ, dans la campagne de Seine- et-Marne à deux heures du matin au pied de l’église de Dhuisy le 14 janvier 2011. On fait rendez- vous plus galant. Nous voilà, nous, au rendez-vous, les deux mis en examen et leurs avocats, à l’heure dite. Mise en scène grandiose. 300 gendarmes et policiers mobilisés. La zone est en état de siège. Il a fallu traverser trois cordons de contrôles de gendarmerie avant d’arriver. Un hélicoptère armé d’un puissant projecteur survole la nuit, balayant les champs hivernaux de son œil de cyclope. Les brigades cynophiles déambulent à la recherche de journalistes embusqués. Du grand cinéma, pour impressionner la presse. Un imposant périmètre de sécurité pour faire dire au dehors « il y a une reconstitution, une instruction, etc. », mais que nul ne puisse constater, à part la défense et les inculpés, qu’il n’y a là en fait rien, rien d’autre qu’une mascarade.
À l’endroit dit, effectivement, il y a des équipes de journalistes qui s’ennuient à l’extérieur du périmètre, mais pas trace de juge Fragnoli. Le juge Fragnoli est facétieux. Il nous attend en fait à trente kilomètres de là, au Trilport. Mais cela, nous ne le savons pas encore. Pour l’heure, nous sommes « pris en charge » par un convoi d’une bonne vingtaine de fourgons de gendarmerie serpentant au milieu d’un paysage où chaque carrefour est bloqué par d’autres fourgons et qui nous amène on ne sait où. Au Trilport, le juge nous attend le long de la route. Il est à la tête d’un authentique fight club d’une bonne vingtaine de gars de la SDAT, cache-nez remonté, gantés, équipés, alignés derrière lui. Opés, les gars, mais pas très engageants quand même. Le juge a, lui, adopté le plus pur look autonome : jeans noir, baskets noires, blouson de cuir noir, sac à dos de sport… et lampe frontale sur la tête pour pouvoir entamer la lecture de ses questions tordues. Il n’apprécie pas nos remarques sur son nouveau style vestimentaire, et sa frontale. Il y a là aussi un gros rougeaud d’une soixantaine d’années surmonté d’un bob, d’un bob en plein hiver. Cet être un rien caractériel qui hurlera d’entrée de jeu sur les avocats, croyant les faire taire d’un « eh bien, moi, je suis premier président de…. » se révélera être rien moins qu’Yves Jannier, le chef du pôle antiterroriste. Une façon comme une autre de faire les présentations. Un jeune procureur en doudoune, un autre juge et quelques avocats de la SNCF achèveront de composer cette sympathique équipe.
Direction Dhuisy, donc, en convoi retour. À Dhuisy, direction les voies. C’est Fragnoli le MC, on est embarqués, il n’y a pas le choix, le scénario est déjà écrit, tout est prévu, cadré, vous êtes au coeur d’un dispositif dont les contours et l’étendue vous échappent ; et puis, que vont faire les vingt molosses qui vous regardent de travers si vous commencez à regimber ? Arrivés sur les voies, Fragnoli entend vérifier s’il est possible d’éclairer les caténaires avec une frontale et en prendre des photos. Il voudrait même nous immortaliser dans son dossier dans cette position pas du tout incriminante. Comme nous nous refusons à nous prêter au jeu, c’est Jannier qui s’y colle avec son bob et sa frontale dessus. On n’ose pas faire remarquer que les caténaires, on les voit même sans frontale. Et que c’est un peu ballot de faire tout ce foin juste pour vérifier si les lampes éclairent. La petite assemblée regarde les caténaires. L’un d’entre nous laisse, inattentif, promener son regard, et que voit-il ? Un policier de la SDAT , les mains croisés au niveau de la taille avec entre les mains une torche braquée vers les caténaires, l’air de rien. Pour être sûr que la photo soit bien nette, au cas où la frontale ne suffirait pas. La défense proteste devant cette gruge de CE2. Les juges font semblant de ne rien entendre. Le type éteint sa torche. De toute façon, la photo est prise, ils sont plus nombreux et plus baraqués que nous, et ils écrivent ce qu’ils veulent sur leur putain de PV. Chaque fois que les avocats tentent de dire quelque chose, le juge leur répond : « Vous n’aurez qu’à m’envoyer des observations. Notez ce que vous avez à dire sur un papier, vous me le donnerez après. » Ce qui, en langage familier, signifie : « Vos gueules ! Je n’en ai rien à foutre de tout ce que vous avez à dire. On n’est pas là pour ça.» La défense, en la personne d’un Thierry Lévy peu disposé à se laisser marcher sur les pieds, menace de s’en aller et de récuser les magistrats. Les juges acceptent de noter, pour la suite, quelques remarques de la défense. Nous demandons que d’autres points soient vérifiés, maintenant que nous sommes sur les voies, en particulier l’extrême visibilité du lieu. On nous le refuse en arguant du fait qu’il faut évacuer les voies à 4 heures. Ce qui donne tout son sens à l’heure perdue à faire Dhuisy-Le Trilport puis Le Trilport-Dhuisy. Il devient en tout cas urgent d’évacuer les lieux maintenant que la défense sollicite une vérification. La SNCF, après tout, est du côté du juge, qui est du côté du parquet, qui est du côté des policiers. Parfois, la défense se sent un peu seule.
Point suivant : s’assurer que, comme l’ont déclaré Mancheron et Lambert, ils ont pu voir la Mercedes stationnée près des voies depuis le champ d’en face en pleine nuit, avec un « instrument d’intensification lumineuse » inventé dix-huit mois après la rédaction du PV initial dans l’espoir de le sauver. Il est quatre heures du matin et tout ce petit monde se retrouve sur une route qui passe à travers champs. Des agents sont restés aux abords des voies avec une Mercedes de modèle récent. Juges et procureurs se font des grognement approbatifs en se faisant passer un engin qui s’apparente à des jumelles. Bêtement, nous demandons ce que c’est que cette chose au gars qui veille sur l’objet comme sur un trésor que la négligence humaine pourrait à tout moment ruiner. Ce type de la SDAT, un honnête homme manifestement égaré dans ce service, nous dit d’un ton d’évidence « eh ben, c’est une caméra thermique ! ». Moins innocemment, nous demandons « Et c’est la même chose l’imagerie thermique et l’amplification lumineuse ?» Après quelques secondes de silence, le gars explose, comme si sa fonction policière n’avait pu contenir sa passion scientifique, comme s’il ne pouvait laisser passer si parfaite ânerie, « Mais non ! Ça n’a rien à voir ! L’imagerie thermique, ça coûte dix fois plus que l’intensification lumineuse. Ce n’est pas du tout la même technique. C’est des milliers d’euros ce matériel, c’est vachement précieux. Faites-y gaffe.» Silence gêné dans l’assemblée. Dans le noir quelqu’un gueule « Damien ! », comme une mise en garde à l’adresse de celui qui vient de cracher le morceau sans s’en rendre compte, et qui se retire penaud. S’il a fallu sortir, ce soir-là, du matériel « précieux » et sans rapport avec celui que Mancheron et Lambert ont prétendu avoir utilisé, c’est qu’il est impossible, avec du matériel d’intensification lumineuse, de voir une voiture sans voir des humains ; ce qui est vaguement possible, à force de mauvaise foi, avec une caméra thermique. Or le PV D104 dit que la SDAT aurait vu une voiture, mais pas d’occupant, ce qui est grotesque. La défense finit par obtenir, au terme d’une négociation d’une bonne demi-heure où l’on usa de tous les tons, que l’on demande aux agents qui se tenaient dans la voiture de s’en écarter pour savoir si, même avec du matériel thermique, il était possible de voir des humains à côté du gros bloc lumineux de chaleur formé par le moteur en marche de la voiture. Le juge proposa généreusement que les agents se mettent accroupis derrière la voiture au niveau du moteur, pour être bien sûr qu’on ne les verrait pas. Finalement, cette proposition lamentable l’étant un peu trop visiblement, on s’en remit à la mauvaise foi. Les agents se déplacèrent. On distinguait très nettement leur tête, leur corps et leurs membres. Mais le parquet ne vit que des « formes indéterminées en mouvement ». Un peu comme quand on leur fit agiter une lampe frontale qui se voyait très distinctement, et qu’il ne vit qu’un « point lumineux faible par intermittence ». Fragnoli avait presque réussi à réduire la « mise en situation » à ce qu’il avait répété dix jours plus tôt avec ses petits amis. À réduire la défense au rôle de spectateur de son grand show écrit d’avance. On s’en retourna au Trilport. Le petit jour se levait sur une ville quadrillée par la gendarmerie, et dont le centre était interdit de circulation. Sur l’axe principal, un embouteillage se formait. Tous ceux qui allaient travailler à Paris et piaffaient là, bloqués, ont dû croire à un braquage. Mais ce n’était que le cirque Fragnoli.
Toutes les demandes ultérieures de « transport sur les lieux »ont été refusées.