Au tribunal, un théâtre d’ombres policières

Jour 7. Où les agents qui ont suivi Julien Coupat et Yildune Lévy défendent, anonymement, leur filature et leur procès-verbal.
23 mars 2018
Camille Polloni / Paru dans Les Jours - Photo Capture d’écran France 3

Si un curieux avait fait irruption par hasard au procès du « groupe de Tarnac », jeudi, il serait tombé sur une scène étrange. Dans une salle d’audience bondée, la présidente du tribunal Corinne Goetzmann s’adresse, par écran interposé, à une porte vitrée obscurcie par un store. Derrière, une ombre répond à ses questions avec une voix de robot. C’est de cette manière qu’ont témoigné successivement cinq policiers, en poste à la sous-direction antiterroriste (Sdat) de la police judiciaire en 2008. Ils ont obtenu le rare privilège de rester anonymes (lire l’épisode 1, « C’est quoi ce Tarnac ? »). Toutes les parties connaissent pourtant leurs identités, qui figurent dans la procédure, et se sont « habituées à l’existence de ces êtres qui ont des noms », selon la formule de Julien Coupat. Mais les révéler est passible de cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende. Depuis le début du procès, tout le monde a fauté une ou plusieurs fois. Les prévenus, leur avocat Jérémie Assous, mais aussi le procureur et la présidente ont lâché les vrais noms à la place des identifiants standards : T1, T2, T3, T4 et T5. Même face à la porte vitrée en personne, deux avocats ont eu ce réflexe, somme toute assez naturel, d’appeler leur interlocuteur par son nom.

Je me suis attaché à retranscrire le plus fidèlement possible ce que j’ai vu et je me retrouve accusé d’avoir commis un crime.

T3, le policier de la Sdat qui a rédigé le procès-verbal de la filature

Les cinq témoins de la Sdat ont participé à la filature de Julien Coupat et Yildune Lévy les 7 et 8 novembre 2008 (lire l’épisode 4, « La nuit de l’invraisemblable filature »), date à laquelle il est reproché au couple d’avoir commis un sabotage sur une voie SNCF à Dhuisy (Seine-et-Marne). En préambule, chaque ombre s’est vu demander de « lever la main et dire je le jure », l’exécution du geste étant, de fait, assez difficile à apprécier. Les fonctionnaires ont eu à cœur de défendre leur travail, comme l’a fait avant eux le commissaire Fabrice Gardon, leur chef à tous, qui dirigeait la section « terrorisme international » de la Sdat jusqu’en avril 2009. Aujourd’hui numéro 2 de la PJ à Marseille, il est venu volontairement, et à visage découvert, « défendre l’honneur de la Sdat », dont l’enquête a été « injustement discréditée ». « Depuis des années, on fait le procès de l’enquête plus que le procès des mis en cause », a déploré le commissaire, pour qui le dossier de Tarnac reste « plutôt secondaire » par rapport aux dossiers jihadistes, kurdes et tamouls traités à l’époque.

Les policiers de la Sdat ont filé Julien Coupat et Yildune Lévy — Photo Marc Chaumeil/Divergence-images.

Contre l’image persistante d’une affaire « politique », Fabrice Gardon a affirmé que son service de police n’a subi ni « pressions », ni « demandes extérieures pour prioriser, aller plus vite ou orienter l’enquête de telle ou telle manière ». Le témoin numéro 3, quant à lui, s’est vu interroger par le procureur Olivier Christen : « Votre intégrité professionnelle avait-elle déjà été remise en cause, avant cette procédure ? Comment l’avez-vous vécu ? » « Très mal », répond sans surprise T3 avec sa voix de robot, la scène rappelant vaguement une émission de télé animée par Jean-Luc Delarue. Le policier, rédacteur du procès-verbal qui compile ses propres observations et celles de ses collègues, regrette qu’on ait « ri de la manière dont mes collègues et moi ont travaillé dans cette procédure ». Mais surtout, « je me suis attaché à retranscrire le plus fidèlement possible ce que j’ai vu et je me retrouve accusé d’avoir commis un crime ». Julien Coupat et Yildune Lévy ont effectivement porté plainte pour « faux en écriture publique » contre le procès-verbal de filature. L’enquête ouverte à Nanterre s’est terminée par un non-lieu, mais les cinq policiers ont été entendus.

« Moi, je trouve que le PV, quoi que tout le monde en dise, est plutôt bien rédigé compte tenu des difficultés », soutient T2, le chef de groupe qui se trouvait dans la même voiture que T3. La méfiance des personnes suivies, leurs manœuvres de contre-filature et la méconnaissance de la zone géographique arpentée expliquent aux yeux des policiers les incohérences du procès-verbal. Fabrice Gardon explique que « malgré une quête permanente de la rigueur et de l’excellence », les « approximations » sont des choses qui arrivent. « Il peut y en avoir, reconnaît T3, et je suis le premier à en être désolé. » Il revient sur les horaires impossibles d’un trajet entre Dhuisy et Trilport, selon lesquels la Mercedes de Julien Coupat a roulé à 159 km/h (lire l’épisode 4). « J’ai beaucoup regretté d’avoir commis cette erreur d’horaire », admet-il encore.

Ce n’est pas la seule imprécision. T1, seul dans une voiture, a quitté la filature entre 00 h 30 et 1 heure du matin, soit bien avant l’horaire supposé des sabotages, sans que son départ ne figure dans le PV. Celui-ci ayant pour objectif de « mentionner les agissements des personnes suivies, pas des policiers », il n’est pas d’usage d’être aussi explicite, explique T2. L’arrêt du couple à l’hôtel du Mouflon d’or n’est pas non plus mentionné. « Est-ce qu’il y aurait d’autres erreurs qui auraient échappé au tribunal ? », interroge la présidente. « À mon sens, non », conclut T2, qui ajoute : « Les imprécisions ne font pas de ce PV un faux. »

Fabrice Gardon, ancien commissaire de la Sdat, a témoigné à visage découvert — Dessin Julien Jaulin/Hans Lucas.

Le doute persiste toutefois sur le moment où il a été rédigé. Après que les policiers ont pris connaissance des sabotages coordonnés, pour sûr, mais quand ? « Dans les 24 heures qui ont suivi la surveillance », pour T2 ; « dans les 24 ou 36 heures, dans les 48 heures », selon T3 (le rédacteur, donc), c’est-à-dire « entre le 8 et le 10 novembre », après avoir confronté ses notes à « des outils cartographiques en libre accès », tel que Google Maps, « pour compléter des noms de voies ».

Neuf fois sur dix, il ne se passe rien et là, on a eu de la chance, il s’est passé quelque chose d’intéressant.

Fabrice Gardon, qui dirigeait la section « terrorisme international » de la Sdat

Les raisons d’une filature longue et massive, ce jour-là – cinq fonctionnaires de la Sdat et une douzaine de la DCRI –, ne sont pas non plus très claires. « Pas de raison objective », selon T3, pour qui la surveillance aurait tout aussi bien « pu durer deux heures ». Pour Fabrice Gardon au contraire, le dispositif est justifié par le passage du train de transport de matière nucléaire Castor le soir-même (lire l’épisode 3, « Tribunal particulier cherche caténaires particulières »), et des « petits sabotages » sur des voies SNCF les jours précédents. « C’était bien notre espoir d’assister à quelque chose d’incriminant. » La suite le réjouit donc. « Neuf fois sur dix, il ne se passe rien et là, on a eu de la chance, il s’est passé quelque chose d’intéressant. » Cette explication fait « bouillonner » Julien Coupat, qui accuse rétrospectivement Fabrice Gardon de « mentir comme un arracheur de dents » : « Quand, en France, des “anarcho-autonomes” s’en sont-ils pris à des transports Castor ? Et quand nous a-t-on prêté un quelconque activisme antinucléaire ? »

La thèse des prévenus est désormais connue : les policiers seraient tout simplement partis, aux alentours de minuit, et auraient reconstitué a posteriori des trajets fantômes permettant d’incriminer Julien Coupat et Yildune Lévy pour le sabotage de Dhuisy. Fabrice Gardon s’élève contre cette version : « Il est incontestable que les policiers étaient présents du début à la fin. » Il en veut pour preuve un appel téléphonique que lui a passé T2 depuis Dhuisy, à 5 h 23 du matin, lorsqu’il a vu une gerbe d’étincelles se produire au passage du premier train. Les relevés de bornage téléphonique attestent bien de sa présence sur place, à 21 h 18, puis de 4 h 30 à 5 h 30 environ. Mais aucun autre policier de la Sdat n’a accepté de donner son numéro pendant l’enquête, empêchant toute vérification. L’avocat Jérémie Assous, qui défend sept prévenus sur huit, saisit la balle au bond. « Il suffit, pour mettre un terme à la contestation de votre présence, de voir si tous vos numéros de téléphone apparaissent sur le bornage. »

Des policiers lors des interpellations du 11 novembre 2008 à Tarnac — Capture d’écran France 3.

Au moment précis où Julien Coupat et Yildune Lévy sont accusés d’avoir commis le sabotage – entre 4 heures et 4 h 20 –, la voiture de T4 et T5 était « au large » (c’est-à-dire trop loin pour voir quoi que ce soit). Leur témoignage ne s’avère pas d’une grande utilité. Dans une autre voiture banalisée, T2 et T3 étaient les plus proches. T2 explique avoir tenté une « approche piétonne » qui lui a permis de distinguer la Mercedes, garée à côté de la voie ferrée, grâce à un appareil de vision nocturne. Il estime être « le seul » qui aurait pu voir directement les sabotages. Mais sur le moment, il ne jette qu’un coup d’œil furtif et n’a « jamais vu qui que ce soit accéder à la voie ferrée ». « Je pensais à un énième arrêt du véhicule. On peut considérer que j’ai manqué de pertinence. » T3 défend son collègue : « Ce n’est pas comme attendre que les occupants d’une voiture braquent une bijouterie : on s’interroge sur cet arrêt de vingt minutes, mais on ne sait pas ce qu’on cherche. » La lumière des phares aurait ensuite indiqué à T2 et T3 que la Mercedes repartait. Enfin seuls, les policiers escaladent le grillage et vont faire un tour sur les voies, à la recherche d’éventuelles « dégradations », d’un « engin incendiaire posé sur la voie » ou de toute autre joyeuseté. Ils ne regardent pas en l’air, où un fer à béton doit logiquement les narguer. À 5 h 12, le train ouvreur manque de les faucher. Ils voient une gerbe d’étincelles, mais le train continue sa route.

Pourquoi est-ce que personne ne suit la voiture jusqu’au bout quand elle rentre à Paris ? Vous n’avez pas la curiosité de savoir ce qu’ils font après, s’ils ont rendez-vous avec d’autres personnes ?

Marie Dosé, avocate d’Yildune Lévy

Pendant ce temps, d’autres policiers disent avoir suivi la voiture de Julien Coupat et Yildune Lévy. Le procès-verbal mentionne un arrêt, près du pont de la Marne, interprété par la suite comme le moment où ils auraient pu se débarrasser des tubes. Mais aucun fonctionnaire de la Sdat n’en a été directement témoin. Si ce n’est la Sdat, c’est donc la DCRI qui a rapporté ce moment, en toute logique. Ce point pose manifestement un problème juridique à la présidente : « L’enquête judiciaire a été confiée à la Sdat seulement, or la DCRI participe aux surveillances. » « Oui, ça arrive régulièrement », confirme T2. Corinne Goetzmann continue de s’interroger sur « la valeur probante de ce que disent des fonctionnaires dont on ne peut obtenir ni l’identité, ni la position, en raison du secret-défense ».

Marie Dosé, l’avocate d’Yildune Lévy, se pose une autre question : « Pourquoi est-ce que personne ne suit la voiture jusqu’au bout quand elle rentre à Paris ? Vous n’avez pas la curiosité de savoir ce qu’ils font après, s’ils ont rendez-vous avec d’autres personnes ? » T2 tranche : « Après dix-huit heures de filature, on n’était pas trop mal niveau curiosité. À un moment, il faut savoir s’arrêter. » Une fois les sabotages constatés, les policiers de la Sdat passent trois jours à préparer les arrestations, « un peu dans l’urgence ». Ils estiment avoir trouvé leurs coupables, malgré le retrait bancaire effectué à 2 h 44 à Pigalle à 80 km de là avec la carte d’Yildune Lévy (lire l’épisode 5, « Yildune Lévy invoque son droit de retrait ») qui, des années plus tard, jette le doute sur sa présence en Seine-et-Marne. Défendant jusqu’au bout le sérieux de leur travail avec leurs mots, comme T3 : « Est-ce que j’aurais dû dire, de façon malhonnête, que je l’ai vu accrocher un crochet sur les voies alors que le dispositif ne l’a pas vu ? » Mieux vaut éviter ce genre d’acrobaties.

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