Après la reconstitution de la nuit du 13 au 14 janvier 2011 qualifiée de «simulacre» par leurs avocats, les dix mis en examen du groupe de Tarnac s’attaquent aux deux pièces maîtresses de l’enquête menée par le juge antiterroriste Thierry Fragnoli sur le sabotage de la ligne TGV-Est dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008. A savoir la déposition anonyme du 14 novembre 2008 qui présentait Julien Coupat comme capable de tuer pour ses idées ; et le procès-verbal de filature de Yildune Lévy et Julien Coupat dans la nuit du 7 ou 8 novembre, qui démontrerait leur présence à proximité des lieux du sabotage sur la ligne TGV-Est.
Les mis en examen de Tarnac ont récemment déposé trois plaintes contre X : pour subornation de témoin (au tribunal de grande instance de Clermont-Ferrand, le 23 février 2011), pour interception de correspondances et atteinte à l’intimité de la vie privée (au TGI de Brive-la-Gaillarde le 25 février), et pour faux et usage de faux en écriture publique (au TGI de Nanterre le 1er mars).
Le 7 novembre, une vingtaine de policiers de la Sdat (sous-direction antiterroriste) et de la DCRI (direction centrale du renseignement intérieur) filent depuis son départ de Paris la Mercedes de Julien Coupat et Yildune Lévy, membres de l’«ultra-gauche, mouvance anarcho-autonome». Le couple, qui se sent suivi, joue pendant plusieurs heures au chat et à la souris avec eux sur des petites routes de Seine-et-Marne aux abords de la ligne TGV-Est.
Après avoir dîné dans une pizzeria puis dormi quelques heures dans leur voiture à Trilport, Julien Coupat et Yildune Lévy seraient, selon les agents du Sdat, revenus à proximité de la ligne TGV, à Dhuisy (à 26 kilomètres de Trilport). En pleine nuit, ils auraient stationné une vingtaine de minutes sur une voie de service, proche de l’endroit où sera découvert au matin un crochet métallique posé sur les caténaires de la ligne LGV. Puis ils repartent à Paris.
Mais la plainte pour faux et usage de faux en écriture publique, déposée par Yildune Lévy et Julien Coupat, pointe de nombreuses failles dans les récits des policiers. Et notamment dans le récit de la filature, connu sous le nom de PV 104 et daté du 8 novembre 2008, qui constitue, selon les conseils des jeunes gens, l’unique élément à charge retenu contre le couple.
Les nouvelles précisions apportées en mars 2010 par deux agents de la Sdat (le lieutenant Mancheron et le capitaine Lambert), à la demande expresse du juge, ne font qu’empirer la chose, puisqu’ils se contredisent eux-mêmes sur plusieurs points cruciaux. «C’est Dupond et Dupont», s’amuse l’un des avocats du groupe, Me
Jérémie Assous. Chronologie.
Une silhouette sur les voies ?
3h50. Selon le PV 104, la Mercedes, qui «cheminait à allure normale», parcourt les 26 kilomètres entre Trilport et Dhuisy en dix minutes. Soit une petite moyenne de 160 km/heure. Les policiers de la Sdat prétextent depuis une erreur de «transcription». Ils indiquent avoir confondu le chiffre «3» et le chiffre «5».
Les deux voies de service
4h. La Mercedes de Julien Coupat se gare près de la voie ferrée. Les enquêteurs sont incapables de se mettre d’accord sur son emplacement exact, un coup à droite du pont de la voie ferrée, un coup à gauche, voire carrément sous ou sur le pont. Selon le PV 104, le véhicule a été observé à l’arrêt «sur la voie de service au pied du pont de chemin de fer». C’est cette voie secondaire à droite du pont que les gendarmes choisissent d’ailleurs de «geler» pour préserver les éventuelles preuves. Mais d’après la nouvelle version de mars 2010 du capitaine Lambert, la Mercedes aurait en fait été garée sur une autre voie de service, à gauche du pont.
Certains procès-verbaux évoquent la présence d’un individu sur la voie de la ligne ferroviaire entre 4h et 4h20. D’après le lieutenant colonel Gosset, un gendarme chargé des constatations, un officier de la Sdat lui aurait déclaré le 8 novembre au téléphone que la personne suivie «a accédé à l’emprise de la voie ferrée à l’endroit du sabotage sans qu’il puisse déceler ses agissements».
Curieusement, les enquêteurs de la Sdat se montrent plus prudents dans leurs PV et se gardent bien de mentionner une silhouette sur les voies. «Eu égard à la configuration du terrain, les policiers n’ont pas pu observer directement les individus sans risque d’être détectés par eux», relate le PV 104.
Le capitaine Lambert précise même dans son procès-verbal de mars 2010, que «le chauffeur du véhicule 1 (…) s’est avancé à pieds sur la route pour monter en haut d’une butte formée par la chaussée (…). C’est après avoir parcouru plusieurs centaines de mètres que le fonctionnaire a pu distinguer brièvement à l’aide du matériel d’intensification de lumière le véhicule Mercedes qui était stationné sur la voie d’accès à l’emprise SNCF».
Pourquoi après avoir parcouru plusieurs centaines de mètres, se contenter d’observer «brièvement» le véhicule sans se soucier du comportement de ses occupants, pourtant soupçonnés d’avoir des intentions criminelles ? Selon les avocats, la reconstitution du 13 janvier 2011 jette un doute supplémentaire sur l’authenticité des récits des policiers.
«Il a été constaté que si un individu avait été présent près du véhicule Mercedes, lorsque celui-ci était stationné sur la voie d’accès à l’emprise SNCF, il aurait nécessairement été aperçu par le conducteur du véhicule V1 à l’aide de son matériel d’intensification de lumière», expliquent-ils. Surtout s’il a été fait usage d’une lampe frontale, comme le suggèrent les policiers, qui ont par la suite retrouvé un emballage de lampe parmi les objets jetés par Julien Coupat dans une poubelle de Trilport.
4h20. La Mercedes redémarre. Une partie des policiers poursuivent la filature. Que font les autres policiers restés sur place ? Mystère, car «il n’y a aucune précision apportée sur la surveillance de la Sdat entre 4h20 et 5 heures», indiquent les avocats.
Nouveau record à 324km/h
5h. Les policiers restants effectuent, selon le PV 104, «une minutieuse recherche aux abords immédiats de la voie ferrée et du pont de chemin de fer». D’après cette première version, les policiers se positionnent «à l’endroit exact où le véhicule a été observé à l’arrêt». Au contraire, selon la deuxième version de mars 2010, «les véhicules du dispositif restés sur place se sont stationnés (…) du côté opposé au lieu où était stationné le véhicule Mercedes».
Ce «afin de ne pas polluer les lieux où pouvaient avoir été commise une infraction». Mais relèvent les avocats, ces policiers si soucieux de ne pas «polluer les lieux», n’en inspectent même pas les abords et n’effectuent aucun gel des lieux au fin de préservation des traces et indices. Et ils ne semblent pas avoir pris la peine de prévenir la gendarmerie ou la SNCF de l’endroit de stationnement de la Mercedes de Julien Coupat.
«A l’évidence, s’ils avaient été avisés (…), la SNCF n’aurait pas stationné son camion sur la voie de service principale, et la gendarmerie n’aurait pas relevé de traces et d’indices que la Sdat revendique à présent comme siens», remarquent les avocats.
Une équipe de la Sdat se rend donc sur la voie de chemin de fer «en enjambant le grillage» selon le capitaine Lambert. Sacrée enjambée puisque la clôture métallique et les portails mesurent environ deux mètres de haut, selon les constats des gendarmes.
Le capitaine raconte alors que «ne découvrant aucun indice suspect, les fonctionnaires sont revenus sur leurs pas et c’est alors qu’ils venaient de dépasser le pont à 5h10 qu’un TGV arrivant de Paris a été repéré et qu’il a été donné pour ordre (…) aux effectifs de s’écarter de la voie ferrée (…). Ceux-ci ont alors sauté dans le talus situé de part et d’autre de la voie ferrée». Selon le PV 104, certes moins épique, les policiers n’ont pas du tout été surpris par le TGV. Ils sont «par mesure de précaution, restés sur place jusqu’au passage du TGV chargé de l’ouverture de voie».
Le passage du premier TGV provoque, selon le PV 104, «une gerbe d’étincelle au niveau de la caténaire accompagné d’un bruit sec».
5h25. Selon le capitaine Lambert, «l’ensemble des effectifs ont quitté la zone immédiatement (après l’inspection des voies, ndlr) pour se rendre sur la commune de Trilport». Mais d’après le tableau de trafic téléphonique fourni en juin 2010 par la police, les enquêteurs sont encore à Dhuisy à 5h25, d’où ils passent plusieurs appels à leur hiérarchie.
5h30. Selon le PV 104, les policiers sont de retour à Trilport. Ils fouillent la poubelle où ils ont vu Julien Coupat jeter des objets quelques heures plus tôt. Un nouveau record est pulvérisé. Les enquêteurs auraient donc parcouru un trajet de 26 kilomètres en cinq minutes, à la vitesse de 324 km/heure. Deux fois plus vite que la Mercedes de Julien Coupat et Yildune Lévy à l’aller.
5h50. Les policiers quittent Trilport, après avoir trouvé un emballage de lampe frontale et des plans du réseau TGV dans la poubelle. Derner hic, le tableau de trafic téléphonique signale des appels des enquêteurs depuis Dhuisy jusqu’à six heures du matin, alors qu’ils sont tous censés être partis depuis longtemps.
«Ils n’ont rien vu»
Et pendant ce temps que font les policiers qui suivent la Mercedes ? A 4h45, selon le PV 104, ils constatent que «le véhicule s’arrête au pied du pont de La Marne sur la commune de Trilport, puis après quelques minutes repart en direction de Paris». Plus d’un an après, le 24 mars 2010, des plongeurs repêchent à l’aplomb du pont de La Marne, plusieurs tubes de PVC ayant pu servir à poser le crochet métallique sur les câbles de la voie à grande vitesse.
Selon le Nouvel Obs, les enquêteurs soupçonnent Julien Coupat d’avoir acheté ces tubes de PVC le 7 novembre dans un Bricorama de Châtillon alors qu’ils avaient perdu sa trace entre midi et 14h50. «Il était suivi à bonne distance grâce à une balise GPS placée sur sa vieille Mercedes», explique la source «proche de l’enquête» du Nouvel Obs. A midi le signal disparu comme cela arrive quand la cible entre dans un parking souterrain. Et justement le Bricorama de Châtillon en possède un pour ses clients.»
Oups ! La pose d’une balise GPS est illégale si elle n’a pas été autorisée par un juge. «Si cette information s’avérait justifiée, elle pourrait démontrer l’absence d’authenticité du PV 104, les services de police ne pouvant raisonnablement déclarer procéder à des constatations visuelles alors qu’ils ne faisaient que suivre une balise», écrivent les avocats.
Conclusion : une vingtaine de policiers chevronnés ont suivi le couple pendant un jour mais «ils ne les ont pas vus à côté de la voie ferrée, ni en train de poser les fers à béton, ni les jeter dans la Marne, ils n’ont rien vu quoi», ironise Me Thierry Levy. Fort opportunément, le 14 novembre, alors que neuf membres du groupe de Tarnac sont en garde à vue depuis trois jours, un témoin sous X apporte de nouveaux éléments.
Entendu par deux officiers de police judiciaire de la Sdat, il décrit les gardés à vue comme «un groupe sectaire dont les membres ont été endoctrinés par Julien Coupat». Ce dernier «souhaite le renversement de l’Etat par le biais d’actions de déstabilisation qui auraient pu aller jusqu’à des actions violentes».
«Une volonté de tromper»
«C’est ce témoignage, les présentant comme un vrai groupe criminel, qui va donner l’apparence de sérieux aux interpellations, car les filatures n’ont pas donné grand-chose», estime un des avocats du groupe, Me Thierry Lévy. Alors que la rumeur sur l’identité de ce témoin crucial se répand dans les médias, la Sdat l’entend à nouveau le 11 décembre 2008 mais cette fois sous son vrai nom, Jean-Hugues Bourgeois, éleveur bio dans le Puy-de-Dôme de son état.
Le discours est inversé, Jean-Hugues Bourgeois déclare tout ignorer du projet politique du groupe de Tarnac. «Le but semblait être de noyer le poisson en me faisant apparaître parmi d’autres témoins», expliquera Jean-Hugues Bourgeois au juge, le 26 novembre 2009.
«À ce moment là, seuls les enquêteurs de la Sdat savent qu’il s’agit de la même personne, qui a témoigné une fois sous X et l’autre fois sous sa vraie identité, mais ils n’en avisent personne, dit Me Louis Marie de Roux, l’un des avocats des mis en examen. Il y a une volonté de tromper tout le monde.»
Un an plus tard, interviewé par TF1, Jean-Hugues Bourgeois explique que manipulé par la Sdat, il a signé une déposition sous X préparée à l’avance. «Le mec (l’OPJ de la Sdat, ndlr) m’explique très posément que (…) le problème c’est qu’il y a tout un tas d’infos, d’interceptions de mails, d’infos de gars infiltrés en squat, ce genre de choses, qui ne sont pas exploitables dans une procédure judiciaire et que juste ils ont besoin d’une signature», raconte Jean-Hugues Bourgeois.
Interrogé dans la foulée par le juge, l’agriculteur fait état de pressions mais refuse d’être plus précis et de revenir sur les faits. Yildune Lévy et Julien Coupat ont donc déposé une plainte contre X pour subornation de témoin.