Tarnac : l’instruction en rase-campagne

Après des années d’acharnement contre le groupe d’extrême gauche, la justice renonce à la qualification d’«entreprise terroriste». C’est sur cette notion floue que reposait toute l’affaire, partie d’un sabotage de lignes SNCF.
9 août 2015
Libération - Par Willy Le Devin — 9 août 2015 à 20:06

C’est la substance même de l’un des dossiers les plus controversés de l’antiterrorisme qui s’est évaporée dans la torpeur d’un après-midi d’août. Samedi, un peu après 17 heures, un bulletin de l’AFP annonce que la qualification «terroriste» n’a pas résisté à l’ordonnance de renvoi de la juge Jeanne Duyé dans l’affaire dite de Tarnac – du nom d’un hameau corrézien où vit une petite communauté de militants d’extrême gauche. Diantre ! Voilà sept ans que le parquet antiterroriste, une bonne partie de la classe politique, et certains médias (lire page 4) – dont Libération le lendemain des arrestations – surfaient sur le potentiel insurrectionnel du groupe, vraisemblablement auteur du pamphlet anarcho-libertaire, l’Insurrection qui vient, publié le 22 mars 2007 par le mystérieux Comité invisible. C’est le lien supposé entre ces écrits, préconisant un «blocage organisé des axes de communication», et les sabotages de lignes SNCF survenus dans l’Oise, dans l’Yonne, en Moselle et en Seine-et-Marne, qui caractérisait, aux yeux du ministère public, «l’intention terroriste» du groupe de Tarnac. Ainsi, l’extrême gauche violente marquait son retour sur le devant de la scène, elle qui sommeillait depuis la fin des années 80 et le démantèlement d’Action directe. Surtout, Nicolas Sarkozy et sa ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie, tenaient là le premier gros coup de la rutilante Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, ex-DGSI), un «FBI à la française» inauguré en grande pompe six mois plus tôt.

Camouflet

Juridiquement, pourtant, la notion «d’intention terroriste» est des plus instables. En effet, nombreux sont les magistrats qui considèrent qu’elle repose uniquement sur une action engendrant des victimes humaines. Or, selon de nombreux experts, la pose d’une croche sur une caténaire ferroviaire, bien que malveillante, ne menace en rien la sécurité des voyageurs. Nonobstant cet avis, l’accusation s’est toujours fondée sur l’article 421-1 du code pénal pour motiver «l’intention terroriste» des sabotages, puisqu’il stipule que «les atteintes aux biens» peuvent y être incluses, pour peu qu’elles aient «pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur». Le 6 mai, dans un réquisitoire qui restera dans les annales tant il est à charge, le parquet réclamait sans surprise que la circonstance aggravante de terrorisme soit retenue contre trois des dix mis en examen : «l’éminence grise» Julien Coupat, sa compagne Yildune Lévy, et son ex-petite amie Gabrielle Hallez. Seuls deux militants étaient mis hors de cause.

Samedi, c’est donc peu dire que la juge Duyé a infligé un camouflet retentissant au ministère public. Outre l’abandon de la dimension terroriste, cette dernière a totalement revu la géométrie des poursuites : parmi les huit membres qui demeurent renvoyés devant le tribunal correctionnel, quatre, dont Julien Coupat et Yildune Lévy, le sont «pour association de malfaiteurs». Le couple est également accusé de «dégradations», en raison de sa présence à proximité de Dhuisy (Seine-et-Marne) la nuit du 8 novembre 2008, où un crochet a été posé sur une ligne du TGV Est. Lors de leurs auditions, ils ont expliqué «avoir fait l’amour dans la voiture, comme plein de jeunes». Les quatre autres membres sont quant à eux poursuivis pour «tentatives de falsification de documents administratifs», «recels» de documents volés ou «refus de se soumettre à des prélèvements biologiques». Contacté par Libération, Marie Dosé, avocate du groupe de Tarnac avec William Bourdon, savoure «la première décision juridique sérieuse rendue en sept ans». «Jusqu’ici, déplore-t-elle, ce dossier n’a subi que des instrumentalisations invraisemblables. Avec cette ordonnance, la juge évite le fiasco d’un procès public où la qualification terroriste n’aurait pas fait un pli.» Quelques jours après la publication du réquisitoire, les avocats de la défense étrillaient déjà le ministère public dans une requête à des fins de non-lieu extrêmement politique : «Le réquisitoire est un malheureux florilège de sophismes, de syllogismes, d’affirmations d’autorité. Il est finalement l’aveu ultime de l’impuissance du parquet à articuler le moindre commencement de preuve de la suffisance des charges, après sept années d’une construction intellectuelle acharnée.» Et de conclure : «Ce qui est finalement le plus clairement reproché à nos clients, c’est de s’être défendus et de continuer à le faire alors que tous les moyens ont été mis en œuvre pour les en empêcher.»

En effet, le groupe de Tarnac a fait l’objet d’un acharnement de tous les instants. Dès 2005, les services de renseignement épient ses activités. C’est d’abord le rachat de la ferme située sur le paisible plateau de Millevaches qui est épluché par Tracfin, la cellule antiblanchiment de Bercy. Toutefois, aucune irrégularité ne sera constatée. En avril 2008, le patron de la Sous-Direction antiterroriste (Sdat) de la police judiciaire demande au parquet de Paris l’ouverture d’une enquête préliminaire sur «une structure clandestine anarcho-autonome entretenant des relations conspiratives avec des militants de la même idéologie implantés à l’étranger et projetant de commettre des actions violentes». Des placements sur écoute – illégaux – sont déclenchés. Quelques mois auparavant, c’est le criminologue Alain Bauer qui achète en personne 40 exemplaires de l’Insurrection qui vient. Il en remet un à Frédéric Péchenard, alors Directeur général de la police nationale (DGPN).

«Supercherie»

Plus gênant, la défense accuse les enquêteurs d’avoir monté de faux PV de filature, notamment celui sur lequel repose la mise en examen de Julien Coupat et Yildune Lévy pour le sabotage de Dhuisy. Là encore, une balise aurait été posée illégalement sous leur véhicule. Une plainte pour «faux en écriture publique» a été déposée et une instruction ouverte à Nanterre en novembre 2011. Douze policiers de la DCRI ont été entendus anonymement, mais tous se sont réfugiés derrière le secret-défense.

Cerise sur le gâteau, la Sdat aurait fait pression sur Jean-Hugues Bourgeois, jeune agriculteur et principal témoin à charge du dossier. Au départ, il accuse sous X le groupe de Tarnac d’avoir un projet de «renversement de l’Etat». Pour le témoin numéro 42, Coupat envisage carrément «d’avoir à tuer». Mais, le 11 novembre 2009, coup de théâtre. TF1 fait parler Jean-Hugues Bourgeois sur une route mouillée de campagne, flouté, sous l’objectif d’une caméra cachée. Il déclare n’avoir eu «aucune idée du témoignage anonyme». L’un des fonctionnaires de la Sdat lui aurait expliqué qu’il y avait «tout un tas d’infos, d’interceptions de mails» qui n’étaient «pas exploitables dans une procédure judiciaire», et qu’ils avaient «besoin d’une signature». Les avocats de la défense s’insurgent et écrivent au juge qui instruit l’affaire à l’époque, Thierry Fragnoli. Jean-Hugues Bourgeois confesse benoîtement «avoir signé sa déposition sans la lire», et s’être «associé à cette supercherie sous la pression des policiers». Mieux, le jeune agriculteur est mis en examen dans une autre affaire pour s’être lui-même envoyé des lettres de menaces de mort… Fragilisé par les scandales à répétition, Thierry Fragnoli s’autodessaisit du dossier en avril 2012.

A l’inverse, plusieurs pontes de la police antiterroriste impliqués dans l’enquête sont toujours en poste actuellement. Certains ont même fait l’objet de promotions. En août 2014, un sabotage sur le TGV Lyon-Paris, en tous points similaire à ceux imputés au groupe de Tarnac, a été considéré comme un simple «acte de malveillance» par le parquet de Chalon-sur-Saône.

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