Tarnac : au deuxième jour d’audience, le procès subversif de la justice pénale

Contrainte de céder la codirection des débats aux prévenus, la présidente ne peut empêcher le procès de glisser vers une remise en question du rôle du tribunal.
19 mars 2018
Pascale Robert-Diard / LE MONDE | 15.03.2018 à 06h40 • Mis à jour le 15.03.2018 à 10h15
Julien Coupat à son arrivée au palais de justice de Paris, le 13 mars. A droite, le masque est à l’effigie du procureur Olivier Christen qui représente le ministère public pendant le procès et a, dirigé la section antiterroriste du parquet de 2010 à 2014. ALAIN JOCARD / AFP

Au deuxième jour du procès Tarnac, mercredi 14 mars, il sʼest produit un imperceptible glissement. On commençait tout juste à sʼhabituer au flot verbal de deux des prévenus, Julien Coupat et Mathieu Burnel, à leur spectaculaire aplomb, à leur connaissance aiguë de chacune des 27 000 pages de leur dossier, tour à tour agacé ou amusé par lʼinsolence de ces vieux jeunes et les fous rires potaches quʼelle déclenchait chez un public tout acquis à leur cause.

La présidente, Corinne Goetzmann, avait déjà adroitement ajusté le ton de son interrogatoire – un compromis entre autorité et souplesse –, ne sʼoffusquant plus de voir Julien Coupat sortir son Thermos et remplir son bol à maté en répondant à ses questions ou de ses prises de paroles intempestives. Face à ces prévenus enflammés et hautement inflammables, qui répondent de lʼaccusation de sabotage dʼune ligne TGV, et à des représentants du parquet accablés de sarcasmes dès le premier jour, elle sʼinstallait dans le rôle dʼarbitre attentive, scrupuleuse, protectrice et ouverte, soucieuse de rétablir aux yeux de tous une image plus flatteuse de la justice que celle laissée par ce dossier.

Lorsque, présentant les photos de surveillance de la ferme du Goutailloux sur le plateau de Millevaches prises en 2008 par les policiers de la sous-direction antiterroriste (SDAT), Corinne Goetzmann a dit : « Voilà donc la “base logistique des activistes” », chacun a perçu les guillemets distanciés dont elle accompagnait sa présentation.

« Je ne me soumets pas à la question »

Elle a aussitôt enchaîné en posant à Julien Coupat une question quʼelle voulait la plus ouverte possible sur le « projet » qui avait été le sien en acquérant cette bâtisse. La réponse est tombée comme un couperet, « Je mʼétonne de cette question qui reprend la trame de suspicion du récit initial, de cette façon de poser un décor, une ambiance », aussitôt suivie dʼune diatribe contre les services dʼenquête et le premier juge dʼinstruction de ce dossier qui ont méthodiquement fouillé les conditions dʼacquisition de cette ferme. « Ce nʼest pas la question qui vous a été posée », a repris patiemment la présidente, déclenchant une nouvelle salve de rhétorique combattante de la part du prévenu : « Je ne vais pas me défendre dʼun récit que je trouve délirant jusquʼau bout. »

Corinne Goetzmann sʼest alors employée à rappeler le rôle du procès pénal, ce moment « où, justement, vous pouvez faire valoir votre point de vue et permettre au tribunal de disposer dʼautres éléments que ceux de la procédure… » Sa tentative pédagogique tombe à plat : « Jʼai un peu de connaissance de la procédure pénale. Elle nʼa pas changé depuis le XVe siècle. Je ne serai pas ce vermisseau humain qui se tire-bouchonne devant lʼauguste justice pour essayer dʼamoindrir les charges qui pèsent sur lui, répond Julien Coupat.

– Le tribunal est là pour comprendre et peut-être avoir un autre regard que celui qui a été porté jusque-là…, tente une deuxième fois la présidente. Nouvel échec. Les prévenus ne veulent pas de sa courtoisie et le lui disent.

– Je ne me soumets pas à la question, sʼenhardit à son tour le discret Benjamin Rosoux. – Ce nʼest pas LA question, corrige la présidente.
– Si, cʼest LA question, insiste-t-il.

– On ne va pas jouer ce rituel, cette mauvaise pièce de théâtre, intervient Mathieu Burnel, en déniant au tribunal le droit de les interroger sur des déclarations faites en garde à vue. Ce qui est dit sous la torture sera toujours considéré comme plus vrai, même si, là, on nous le demande gentiment.

– Peut-être devriez-vous alors aller jusquʼau bout de cette logique et vous taire ?, observe Corinne Goetzmann.

– Non, nous avons des choses à dire. »

Avec encore plus de précautions oratoires, la présidente aborde maintenant la pièce suivante de lʼinstruction, un voyage de Julien Coupat et de Yildune Lévy aux Etats-Unis via le Canada en janvier 2008. Selon lʼaccusation, ils ont franchi la frontière clandestinement afin de se rendre à New York pour assister à des « réunions internationales ayant pour objet de préparer des actes de dégradation ». Association de malfaiteurs, donc. Yildune Lévy apparaît à la barre. Moins éloquente que son ancien compagnon, mais plus légère et plus drôle, donc tout aussi redoutable.

Des conversations bien inoffensives

Ce séjour au Canada était, dit-elle, « un voyage en amoureux ». Faute de passeport biométrique – ils y sont opposés –, ils ne comptaient pas pousser jusquʼaux Etats-Unis. Un ami leur explique à quel point il est facile de franchir la frontière. Ils y voient « un beau pied de nez ». Et les voilà partis à travers les bois tels « des branquignolles sʼenfonçant dans la neige avec leurs valises de couillons de touristes ».

A New York, ils passent quelques jours avec des connaissances qui les emmènent dans des réunions. Un « réseau planétaire dʼanarchistes », selon le FBI, qui les surveille. « On a eu des discussions entre personnes engagées dans les luttes sociales, corrige Yildune Lévy, qui
se souvient de conversations bien inoffensives. Les Américains disaient quʼils galéraient pour trouver des lieux collectifs, ce genre de choses. » « Donc ce nʼétait pas une réunion conspirative dʼanarchistes qui préparaient des attentats contre la SNCF », conclut la présidente qui, contrainte de partager la conduite des débats, défend au moins sa part dʼironie.

Il était déjà acquis que ce procès serait celui de lʼinstruction antiterroriste menée dans lʼaffaire de Tarnac. Les prévenus ont montré, mercredi, quʼils nʼentendaient pas en rester là. Du tribunal devant lequel ils comparaissent, ils font une tribune pour dénoncer le mécanisme même de la procédure pénale.

Dans les mots de Julien Coupat résonne la voix de celui qui fut leur premier avocat, Thierry Lévy, décédé en 2017 et auquel le prévenu a rendu un hommage ému. « Bien loin de lʼinstance de vérité dont les gens de justice se repaissent », lʼaudience est « un leurre, une pantomime », écrivait lʼavocat dans son Eloge de la barbarie judiciaire (Odile Jacob, 2004). Cette « subversion »-là, qui oblige le tribunal à ne pas seulement instruire au mieux un dossier mais à sʼinterroger sur lʼessence même de son rôle, est peut-être plus redoutable que celle que les zélés policiers de lʼantiterrorisme ont cru pouvoir reprocher à la bande de Tarnac.

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