Tarnac, des terroristes ? Pourquoi le juge persiste

11 juin 2009
David Dufresne

La prose est juridique, mais pas seulement. Du moins, elle est de celles qui en disent bien plus que le droit. Sur vingt pages, le juge Thierry Fragnoli, qui enquête sur les sabotages de la SNCF, répond en premier lieu aux avocats de la défense. Le document, que Mediapart révèle, est donc à lire à cette aune-là. Mais pas uniquement. C’est bien de convictions dont il s’agit. Les convictions d’un juge anti-terroriste, dans la France des années 2008-2009, et qui devait bien imaginer que son document allait tôt ou tard être rendu public tant tout, dans cette affaire, a été mis en lumière – mis en scène dès les premières minutes.

 

Des convictions et des frictions, aussi : qu’est-ce que le terrorisme ? Qu’est-ce qu’un ouvrage subversif ? Qu’est-ce que le trouble à l’ordre public ?  Et c’est probablement ainsi qu’il faut avant tout analyser cette «ordonnance de rejet de requête en déclaration d’incompétence»  dont nous fac-similons les conclusions. Comme une pièce au débat, une sorte de parole à l’accusation, dans ce qu’elle a de plus minutieuse, pour bien comprendre de quoi l’affaire (s’)est-elle vraiment faite ? Et surtout, comment les enquêteurs l’ont orientée.

 

Le contexte est simple : le 25 mars, Irène Terrel, qui défend Julien Coupat, Benjamin Rosoux et Gabrielle Hallez, et William Bourdon, le conseil d’Yildune Lévy, tous mis en examen dans l’affaire, demandent au juge de se déclarer incompétent. En clair : pour eux, le qualificatif de terrorisme ne tient pas. Sauf à considérer qu’il est le fruit d’«une instrumentalisation politique préméditée». Près de cinq semaines plus tard, le 6 mai, la réponse tombe. C’est non, pas d’incompétence du juge. Oui, c’est du terrorisme, aux yeux de Fragnoli. Qui s’élance sur vingt feuillets écrits serrés, où chaque virgule compte comme si toute la procédure en dépendait. Ou comme si, selon Me William Bourdon, «le juge avait fait un effort à la hauteur de l’impossibilité de la tâche pour trouver une apparente cohésion à sa décision».

Revue de détails.

 

Sur la notion de terrorisme

C’est de loin la question centrale, qui traverse toute l’ordonnance. Les dégradations des caténaires de quatre lignes SNCF, le 7 novembre 2008, et d’une première, quelques nuits plus tôt, à l’aide de fers à béton, relèvent-elles de la simple dégradation ou du terrorisme ? Répondre à cette question, c’est décider du sort de l’affaire, quelle que soit la culpabilité présumée de tel ou tel. C’est soit une chambre correctionnelle du premier tribunal venu, soit la cour d’assises spéciales de Paris. Quelques mois de prison encourus, ou vingt ans. Les policiers de la Sous-direction anti-terroriste (SDAT) de Levallois-Perret, ou les gendarmes du coin.

Premier point. Thierry Fragnoli le reconnaît: difficile de définir le terrorisme. Même «le “Comité Spécial” de l’ONU, chargé d’élaborer une convention générale sur le terrorisme, rappelle-t-il, n’a, à ce jour, toujours pas surmonté les difficultés internes lui permettant de proposer une définition universelle du terrorisme». Alors, le magistrat s’en remet à une convention du Conseil de l’Europe de 2008, compatible à ses yeux avec le droit français, et qui précise «que les actes de terrorisme, par leur nature ou leur contexte, visent à intimider gravement une population, ou à contraindre indûment un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque, ou à gravement déstabiliser ou détruire les structures fondamentales politiques, constitutionnelles, économiques ou sociales d’une organisation internationale». En langage courant: on peut terroriser simplement en intimidant ou en sabotant l’économie. Pas besoin de sang versé. Pas besoin de bombes. Nul attentat, nul mort ni blessé.

A vrai dire, le juge insiste à plusieurs reprises sur la notion – encore rarement évoquée dans l’affaire – du préjudice financier et du fait de «désorganiser et déstabiliser un secteur économique essentiel». Sur ce point, et au vu du dossier, la SNCF n’y est pas allée de main morte, quand elle a présenté sa facture. Le moindre déplacement du moindre expert sur les lieux des délits est ainsi noté et tarifé. Néanmoins, quel que soit le montant, si l’affaire s’achemine vers un simple règlement de comptes (financiers), il aura été cher payé.

Quant à la définition stricte du terrorisme en droit franco-français, le juge semble se régaler. Entre leçon de droit et argutie juridique, sa plume remonte le temps – 1996 (loi anti-terroriste en vigueur), 1986 (loi antérieure), jusque 1789. Mais, là encore, Thierry Fragnoli l’admet: «trouble grave à l’ordre public par l’intimidation ou la terreur», tel que la loi le dit, cela est vague, cela est vaste.

Il nuance : «Si le terme “terreur”, particulièrement fort, apparaît comme provoquant une peur collective viscérale dépassant la sphère de l’individu pour toucher l’ensemble d’une population, annihilant sa résistance, avec une connotation quasi physiologique, en revanche, le terme “intimidation”, moins violent et aux conséquences a priori moins graves, inspire cependant de la crainte ou de l’appréhension de nature à dissuader, les organisations ou les individus s’abstenant d’eux-mêmes de certaines actions, ou de s’exprimer, versant ainsi dans une autocensure psychologique. L’intimidation et la terreur ne pouvant cependant se concevoir que par des actes répétés et vécus comme un harcèlement.»

 

Et Thierry Fragnoli d’égrener ce qui constitue, selon lui, «des indices graves et concordants» sur l’implication du goupe de Tarnac contre «l’atteinte à l’autorité de l’Etat». Pêle-mêle, il piste «le contournement des règles relatives aux documents administratifs, la commission de faux, la falsification de documents administratifs, la détention de documents permettant la confection artisanale d’engins incendiaires, des réunions et des déplacements communs préparatoires aux violences et dégradations projetées».

Réaction de Me William Bourdon: «Si cette ordonnance est confirmée, la France sera à l’avant-garde d’une conception très extensive du terrorisme et très éloignée de ce qu’en dit le droit international.»

Sur la notion d’associations de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste

D’abord, le mode de vie. Le juge donne sa vision des faits. Pour lui, la vie à la campagne façon Tarnacommnautaire, où les portes de la ferme du Goutailloux ne sont jamais fermées, où l’on s’échange des livres, et des idées, des plus simples aux plus radicales, cela peut devenir: «Au delà d’un attrait évident pour la ruralité, sans doute sincère pour certains des mis en examen, le site du Goutailloux paraissait être la base logistique du groupe, celui-ci étant fréquenté par plusieurs individus de différents pays européens ou de la région rouennaise.»

Suit une liste de voyages attribués à Julien Coupat et cet échange téléphonique, entre Gabrielle Hallez et Coupat, précisément de retour d’un voyage à Thessalonique (Grèce), après un grand raout de l’extrême gauche européenne. Echange dont on peut déduire tout. Et son contraire.

G: C’était bien alors vraiment ?
J: Ouais c’était très bien. Je vous raconterai tout.
G: Tout ?
J: Tout.
G: T’as vu nos amis ?
J: Ouais, j’ai vu tout le monde.
G: Ils vont venir par là aussi ?
J: Comment?
G: Ils vont venir ou pas ?
J: Ouais, un de ces jours.

Ensuite, Coupat-le-chef (présumé). Thierry Fragnoli cite un témoin sous X, passablement discrédité, notamment après les révélations de Mediapart. Il écrit : « S’agissant des allégations émises sur la crédibilité de la personne entendue selon la procédure (…) elles relèvent de la liberté d’opinion de chacun et de l’expression publique de celle-ci, et non des éléments objectifs du dossier.» N’empêche, si le magistrat cite le témoin sous X, il le fait finalement bien peu. Nettement moins en tout cas que les enquêteurs de la SDAT dans leur rapport intermédiaire de synthèse en novembre 2008.

 

Thierry Fragnoli retient néanmoins que le témoin sous X validerait «certains des premiers éléments [de l’enquête, NDLR], et permettait de les préciser en expliquant à propos de ce groupe qu’il avait pris la dénomination de “comité invisible sous section du parti imaginaire” et qu’il s’était étoffé, comptant environ en France 70 membres, ayant établi, depuis 2004, des connexions avec d’autres groupes similaires, notamment en Allemagne, en Belgique, en Italie, aux Pays-Bas et en Suisse».

Enfin, les «actes préparatoires intentionnels convergents vers un objectif commun». Le juge détaille par le menu tout ce qui pourrait amener à qualifier la bande de copains de bande organisée; le groupe d’activistes en noyau terroriste. Thierry Fragnoli prend d’ailleurs bien soin de préciser qu’il ramasse ici des faits qui «ne résultent pas de l’expression d’une simple opinion politique ou du choix d’un mode de vie». Une précision qui s’apparente à une précaution. Ou, du moins, à une riposte par anticipation de ce que le procès du procès sera sans doute: que juge-t-on exactement? Des actes ou des modes de vie? Voire: des modes de vie qui appellent des actes?

Suit alors une page et demie où le juge passe de livres rédigés en allemand à propos des sabotages des lignes de chemin de fer outre-Rhin, retrouvés dans la bibliothèque commune de Tarnac, à «des adresses de messageries internet [allemandes, NDLR] faisant actuellement l’objet d’investigations». Puis glisse des dégradations SNCF de novembre 2008 (qui relèvent, donc, selon ses critères, du terrorisme), à une manifestation musclée de Vichy (qui ne relève, elle, éventuellement, que du trouble à l’ordre public). Il évoque ainsi «deux réunions préparatoires à ces violences organisées, à Rouen, puis dans la ferme du Goutailloux, animées par Julien Coupat».

Verdict de l’avocate de ce dernier: «Tout cela est un tissu de lieux communs. Pour démontrer son pré-supposé, le juge construit une mosaïque de choses qui sont à l’antithèse du terrorisme.» Un souffle, et Irène Terrel reprend : «A cette histoire, on peut faire dire tout et son contraire.» Selon nos informations, un des mis en examen pourrait écrire au juge pour lui exprimer sa colère face à l’utilisation de ses propos, tenus devant les policiers, repris ici, et pourtant démentis face au magistrat.

A propos de «L’Insurrection qui vient»

Dans les neuf pages de conclusion, Thierry Fragnoli revient à plusieurs reprises sur l’ouvrage L’Insurrection qui vient, signé du Comité invisible. Ces passages comptent parmi les plus délicats de sa décision. Au fil des mois, plus le livre semblait apparaître comme l’épine dorsale de l’accusation, plus la défense se faisait entendre. Pour la police et la justice, l’ouvrage sonnait comme une revendication a priori des actes de sabotages. Pour la défense, cet argument relevait du délit d’opinion.

D’où le choix des mots, pesés au gramme et à la lettre près par le magistrat instructeur. D’abord, Thierry Fragnoli résume :
«Selon ce texte, pamphlet susceptible d’avoir été rédigé en grande partie par Julien Coupat, dont la grande production littéraire était soulignée par son père, l’Etat et l’organisation sociale de la société sont perçus comme des obstacles au développement harmonieux des personnalités, et réduisent à néant l’individu. Les cibles privilégiées de l’action devant être tout ce qui permettait la survie de l’Etat et de la société de consommation, et notamment le réseau TGV et les lignes électriques, points névralgiques sensibles à partir desquels il était possible d’arrêter aisément les échanges de biens et de personnes, portant ainsi atteinte au système économique.»

Ensuite, le juge cogne. Ou plus exactement, il justifie son intérêt pour la chose littéraire:

«Si la rédaction et la publication de cet ouvrage étaient légales, et s’inscrivaient dans la lignée d’autres ouvrages similaires, celui-ci prenait une tout autre dimension dès lors qu’il apparaissait en relation avec les faits de dégradations des lignes à grande vitesse des 25-26 octobre et 7-8 novembre, cessant d’être, de la sorte, un simple ouvrage théorique de “philosophie politique”, mais servant de justification, voire de programme et de support idéologique à des actes de sabotages, ou de violences, ayant pour objectif de troubler l’organisation économique et sociale en dehors des procédés démocratiques.»

Réponse de Me Irène Terrel, à Mediapart : «On peut trouver pléthore de livres encore plus clairs, et plus anciens. On devrait alors les interdire ? Faire un énorme autodafé ?»

 

Jurisprudence

D’après quelques indiscrétions chez les enquêteurs, l’instruction pourrait être bientôt ficelée. Hormis quelques recoupements du côté de la police allemande, jugée un brin tatillonne («c’est très compartimenté, chez eux, lâche un policier, franchement amer: les commissions rogatoires internationales mettent un temps fou à revenir, deux fois plus que dans n’importe quel pays!»), plus grand-chose n’est vraiment attendu. Idem du côté de la galerie Saint-Eloi, où travaille le pôle des juges anti-terroristes.

 

Julien Coupat aurait ainsi été libéré la semaine dernière, parce que le juge lui-même n’attendait plus rien ni de lui ni de ceux qu’il considère comme ses proches, et qui avaient été arrêtés à Rouen quelques jours plus tôt. Et puis, surtout, comme nous le révélions la semaine dernière, Thierry Fragnoli tenait à «libérer» lui-même Julien Coupat. Etre un juge qui ne se déjuge pas, en somme, estimant que «la concertation frauduleuse» entre les témoins, qui maintenait Coupat à la prison de la Santé, n’avait plus lieu d’être. Autrement dit : vivement l’été, que l’instruction se termine, pas sûr même qu’il y ait d’autres gardes à vue, ni perquisitions nouvelles.

Quant aux avocats, Irène Terrel et William Bourdon, ils ont fait appel de l’ordonnance de rejet en incompétence de Thierry Fragnoli. Pour William Bourdon: «S’il devait y avoir une jurisprudence Coupat, alors ce serait la voie ouverte pour démoniser et criminaliser tous les mouvements sociaux très contestataires.»

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