Sur les routes de Seine-et-Marne, le procès Tarnac vire à la classe verte

Pour ce huitième jour d'audience du procès Tarnac, le tribunal s'est transporté sur les lieux du sabotage qui a eu lieu sur la ligne de TGV en novembre 2008 et pour lequel Yldune Lévy et Julien Coupat sont poursuivis.
24 mars 2018
Agathe Ranc / Paru dans l'Obs

Etrange scène que celle de ce tribunal s’enfonçant, rigolard, dans un sous-bois boueux quelque part en Seine-et-Marne. Plus de robes noires, plus de bancs. « C’est la cueillette aux champignons ! », s’amuse un avocat sautillant dans les branchages pour éviter l’ornière. Prévenus, défense et accusation s’attroupent autour de la présidente Corinne Goetzmann, constatent, débattent sur un ton parfois franchement badin, puis repartent à bord du même car.

On croirait revivre une classe verte de CE2, si le groupe n’était pas aussi composé de cinq fonctionnaires de la Sous-direction anti-terroriste de la Police judiciaire (Sdat) portant des cagoules noires – eux rient moins – et si le car n’était pas suivi d’une procession d’une dizaine de voitures de la police, du public et de la presse, et encadré de nombreux gendarmes.

C’est bien tout un tribunal qui s’est transporté ce vendredi 23 mars sur les routes sinueuses de Seine-et-Marne. Et l’affaire est sérieuse : il s’agit de confronter les versions de l’accusation et de la défense sur le sabotage de la ligne du TGV Est à Dhuisy, dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, pour lequel Yldune Lévy et Julien Coupat, présenté à l’époque comme le « chef » du « groupe de Tarnac », sont poursuivis.

La pièce maîtresse de l’accusation reste le procès-verbal D 104, qui décrit une filature de Lévy et Coupat réalisée cette nuit-là dans la zone par des fonctionnaires de la Sdat et de la DCRI. Pour les avocats de la défense, Me Dosé et Timoczko pour Lévy, Me Assous et Abello pour Coupat, un des enjeux sera, comme depuis le début du procès le 13 mars, d’en pointer les incohérences.

Observation des cygnes

Premier arrêt de ce transport sur les lieux, la commune de Trilport et son pont, près duquel la Mercedes du couple a fait un arrêt à 4h45 le matin du 8 novembre, selon le PV D104. Seize mois plus tard, des fouilles permettront de retrouver dans la Marne des tubes de PVC qui auraient servi quelques minutes plus tôt à suspendre un crochet sur la caténaire de la LGV, selon l’accusation.

La présidente fait prêter serment à « T1 », « T2 », « T3 », « T4 » et « T5 », les filocheurs de la Sdat anonymisés, avant de leur demander à quel endroit la Mercedes s’est arrêtée ce soir-là. A l’entrée du pont ? Cela suppose qu’une ou deux personnes en soient sorties, aient traversé les voies sous l’éclairage public avec deux tubes de 2 mètres sous le bras, et les aient jetés dans l’eau de l’autre côté. Au pied du pont ? Cela impliquerait une manœuvre qui n’est pas mentionnée dans le procès-verbal.

Les témoins cagoulés ne seront pas d’un grand secours : ils ont participé à la filature mais n’ont pas vu de leurs yeux la Mercedes s’arrêter. Pour en savoir plus, il faudrait interroger des agents de la DCRI… 12 ont déjà été entendus anonymement durant la procédure, mais tous invoquent le secret-défense.

Conclusion de la présidente :

« Il reste cinq jours [de procès] aux procureurs pour faire citer les fonctionnaires de la DCRI. »

Après avoir observé les cygnes en contrebas, et avoir plaisanté sur l’opportunité ou non de faire sauter Julien Coupat dans la Marne pour en évaluer la profondeur, la troupe remonte dans le car.

Des témoignages pas décisifs

Les témoignages des fonctionnaires de la Sdat ne seront pas plus décisifs à l’arrêt suivant, un embranchement serré à l’entrée du village d’Ecoute-s’il-Pleut, en rase campagne.

La défense souligne qu’à cet endroit-là, il est « impossible de constater un demi-tour [de la voiture suivie] sans se faire griller ». Le travail de filature est « un peu plus fin que ça », reprend un cagoulé. Mais aucun des cinq « T » ne se souvient d’être venu ici ou ne peut donner plus de détail sur la méthode employée. « J’ai dû faire plus de 1.000 filatures » depuis 2008, explique l’un d’entre eux. Retour dans le car.

Au point kilométrique 50, sur la ligne du TGV Est en Seine-et-Marne (AR / L’Obs)

Tout aussi champêtres, les deux prochains arrêts demandés par le procureur Olivier Christen doivent servir à faire constater que le circuit de la Mercedes, tel qu’il est décrit dans le PV 104, s’apparente à un « repérage » : la voie de chemin de fer n’est jamais bien loin. Et à chaque fois, selon lui, elle est plus difficilement accessible qu’au point kilométrique 45, où la dégradation a été commise. La défense soupire et s’amuse de la démonstration. Faisant mine de grimper au grillage et de soulever les barbelés, elle s’emploie à démontrer qu’il serait en fait très simple de pénétrer sur les voies à ces deux points précis.

Elle-même amusée par la légèreté générale, par les traits d’humour qui s’échangent entre procureur, prévenus et défense, la présidente se fait maîtresse d’école et tente :

« Je vous rappelle que nous sommes en audience, malgré les apparences ! »

Tests de confort

On rentre dans le vif du sujet au PK45, où le fer à béton a été posé dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 et où la Mercedes de Levy-Coupat a été repérée à l’arrêt entre 4h05 et 4h20 sur une voie de service de la SNCF par deux fonctionnaires Sdat équipés d’une caméra thermique.

Au PK45 de la ligne TGV Est, où un fer à béton a été accroché en 2008 (AR / L’OBS)

Une Mercedes équivalente à celle filée ce soir-là a été emmenée. Si l’on en croit la thèse de l’accusation, les deux passagers auraient roulé plus de 10 heures avec des tubes de 2 mètres installés dans l’habitacle. Un policier (cagoulé lui-aussi) joue les prévenus, s’installe dans la voiture. On fait passer les tubes. La présidente s’installe sur le siège du passager avant et vérifie le confort. « Il reste de la place », dit-elle, notant qu’il ne faut pas une demi-heure pour rentrer les tubes. La défense, elle, souligne que les deux objets sont visibles de l’extérieur du véhicule et s’étonne qu’aucun des policiers qui l’ont suivi ne l’aient noté sur le procès-verbal. Ils n’ont sans doute « pas sauté aux yeux » des agents car ceux-ci n’étaient pas « habitués à ce mode opératoire », répond T2.

Nouvelle tentative d’éclaircissement d’un point du PV 104 avec T2 et T3 à l’endroit où ceux-ci disent être passés par-dessus le grillage pour se rendre sur les voies après le départ de la Mercedes – une fois encore, pas au fait de ce « mode de dégradation », ils ne constateront pas la présence du crochet sur la caténaire.

Julien Coupat demande directement au policier :

« Vous suspectez que des bombes étaient posées sur les voies, et votre premier réflexe est de… marcher sur les voies ? »

Ce n’était pas une certitude mais une « suspicion », donc oui, répond le témoin. Lorsque les deux manqueront, une fois sur la voie, de se faire écraser par un TGV, ils repartiront.

« Dans la peau d’un saboteur »

Les prochaines constatations auront lieu à la lumière de la lampe torche, après une pause surréaliste à la salle des fêtes de Dhuisy. La défense offre des Paris-Brest, les prévenus et leurs amis dînent de sandwiches et de bières, l’avocat de la SNCF Jean Veil débouche des bouteilles de vin – du Saint-Julien, ce qui fait bien rire Coupat, qui fait le tour des tables pour proposer des noisettes bio.

Est-ce la nuit, le vin, la fin de la journée qui approche ? De retour au PK45, malgré des températures qui compliquent le travail des greffières chargées de prendre tous les débats en notes à mains nues, l’ambiance est de plus en plus détendue.

On entend des « wooooow » dès qu’un train passe sur la voie en produisant une étincelle, la même étincelle qui aurait piqué la curiosité des policiers qui se sont ensuite rendus sur les voies. Les appareils de vision nocturne de la Sdat passent de main en main. Me Assous est très impressionné par l’intensificateur de lumière :

« Faut que les journalistes voient ce truc ! »

La présidente cherche un volontaire pour s’approcher de la voie ferrée avec une lampe frontale pour des tests de luminosité. « C’est un travail pour moi », s’exclame Mathieu Burnel, poursuivi dans le dossier Tarnac pour un refus de prélèvement ADN. Il embarque la lampe et s’élance pour l’ascension. « Mettez-vous dans la peau d’un saboteur ! », lui conseille la présidente hilare, prenant soin de préciser que « c’est une fiction ».

A Coupat, qui tente une nouvelle objection au sujet de la luminosité de la lune, elle lance :

– « Mais vous n’abandonnez jamais ! »
– « Mais non, je suis maniaque ! »

Les dernières constatations ont lieu à quelques centaines de mètres du PK45, là où T2 et T3 disent avoir arrêté leur véhicule pour une observation piétonne de la Mercedes. Nouveau test des appareils de vision nocturne pour se rendre compte de ce qu’il est possible de discerner depuis cet endroit-là, nouvelles discussions presque informelles entre les policiers et la défense. Et cet échange absurde entre Assous, qui croit s’adresser à T3, et son interlocuteur, toujours cagoulé dans la nuit noire, qui corrige :

« Non, moi c’est T2. »

La présidente, qui mène depuis le début du procès les débats avec une finesse et une ténacité remarquables compte tenu de la personnalité atypique des prévenus et de l’ambiance parfois survoltée des audiences, tente de conclure :

« C’est bon, tout le monde a vu, on arrête ? »

De retour au car, Me Assous offre les derniers gâteaux aux témoins de la Sdat. Ils vont pouvoir retirer leurs cagoules.

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