La nuit de l’invraisemblable filature

Jour 4. Où l’on débat de la virée en voiture de Julien Coupat et Yildune Lévy, suivis par la police, le soir du sabotage.
17 mars 2018
Camille Polloni / Paru dans Les Jours / Photo : Marc Chaumeil/Divergence images

L’audience de jeudi s’étant terminée en eau de boudin, la présidente a tenté de faire démarrer celle de vendredi après-midi sur de bonnes bases. Les trois premiers jours du procès de Tarnac, Corinne Goetzmann avait opté pour une méthode singulière mais a priori très habile pour juger cette affaire : laisser la défense s’exprimer longuement, par la voix des prévenus Julien Coupat et Mathieu Burnel ou de l’avocat Jérémie Assous – les autres ayant opté pour plus de réserve –, y compris lorsqu’ils se lançaient dans des tunnels de dix minutes ou des duels avec le procureur, entraînant un certain désordre et du brouhaha dans le public. La présidente ayant de la répartie, elle le tolérait sans se laisser chahuter pour autant, et toutes les forces en présence auraient pu y trouver leur compte. Mais à la longue, la situation est devenue incontrôlable. Tout en reconnaissant que « la qualification initiale des faits », leur « ancienneté » et le « traitement de cette affaire » avaient fait naître « une colère qui avait besoin d’être exprimée », Corinne Goetzmann a dû, vendredi, rappeler « les usages » et « les règles » du procès pénal. « C’est comme ça que je veux désormais procéder », conclut la présidente, mettant un terme à l’expérience autogestionnaire.

Le 7 novembre vers 11 heures, lorsque Julien Coupat, qui fait l’objet de filatures quasiment continues, quitte Rueil-Malmaison dans sa Mercedes, la DCRI se colle derrière lui

 

La présidente espérait ainsi ramener la sérénité nécessaire à l’examen du procès-verbal « D104 », celui qui retrace la filature de Julien Coupat et Yildune Lévy des 7 et 8 novembre 2008, jusqu’au sabotage de Dhuisy. Mais depuis des années, Jérémie Assous a fait de ce procès-verbal une pièce maîtresse de son argumentation : « Le juge d’instruction n’a fait qu’une seule chose : tenter de couvrir les agissements des policiers. » Ni lui, ni Julien Coupat et ses raisonnements tortueux n’ont pu garder leur calme, tandis que Mathieu Burnel piaffait d’être réduit au silence par le fait que ce PV ne le concerne pas directement.

Inscription sur la route entre Tarnac et Limoges Photo Bernard Bisson/Divergence-images.

Début novembre 2008, Julien Coupat fait l’objet de filatures quasiment continues. Tantôt par la DCRI, tantôt par la Sdat (la Sous-direction antiterroriste), qui a ouvert une enquête préliminaire sur son compte et cherche visiblement un élément déclencheur pour l’arrêter. Le 7 novembre vers 11 heures, lorsque Julien Coupat quitte Rueil-Malmaison dans sa Mercedes, il n’est donc pas étonnant que la DCRI se colle derrière lui. Elle perd de vue la voiture à Montrouge vers midi et la retrouve à 14 h 50, porte de Châtillon. Les policiers sont trop loin pour distinguer les occupants de l’habitacle, mais à cette heure-ci, Yildune Lévy est sans doute déjà assise sur le siège passager. À l’audience, elle explique qu’elle et Julien Coupat souhaitaient passer le week-end hors de Paris, « sans plans précis », pour échapper au « climat de surveillance » près de leur domicile.

Vous passez votre temps à faire des allers-retours sur des routes autour des voies de chemin de fer. Ce sont des moments où l’on repère comment on accède aux voies.

 

Le procureur à Julien Coupat et Yildune Lévy
Le couple roule tout l’après-midi, suivi par les policiers de la DCRI et ceux de la Sdat qui les ont rejoints. Ils traversent Pantin, Bondy, Vaujours, Meaux, passent par Trilport. Par moments, probablement conscients d’être toujours sous surveillance, ils semblent prendre des mesures de « contre-filature ». S’arrêtent, font demi-tour, toujours sur les petites routes de Seine-et-Marne, obligeant leurs poursuivants à s’éloigner. « Je n’ai jamais su où j’étais », affirme Yildune Lévy. À 21 h 50, d’après le procès-verbal, Julien Coupat et Yildune Lévy se garent pour dîner dans une pizzeria, à Trilport, en Seine-et-Marne. « Ce qui interroge, c’est que vous tournez en rond dans le même secteur », rappelle la présidente, qui a tenté de retracer tout le trajet décrit par les policiers sur une carte IGN projetée dans la salle. Un trait de surligneur montre des trajets illogiques. « Vous passez votre temps à faire des allers-retours sur des routes autour des voies de chemin de fer », insiste le procureur, pour qui l’explication est évidente : « Ce sont des moments où l’on repère comment on accède aux voies. » Après le repas, le couple s’arrête dans un relais routier, Le Mouflon d’or, pour demander une chambre. Mais l’hôtel est complet, comme l’a confirmé sa direction.

Sans donner d’horaires, Yildune Lévy se souvient qu’elle et Julien Coupat décident alors de dormir dans la voiture, pas loin du Mouflon d’or, après avoir jeté quelques objets dans une poubelle. Les policiers les voient faire et récupéreront, au petit matin, des prospectus de la SNCF et un emballage de lampe frontale. Dans leur PV, ils écrivent que la voiture est restée stationnée à Trilport de 23 h 40 à 3 h 50 du matin. Yildune Lévy se rappelle juste de s’être réveillée dans la nuit parce qu’elle avait froid. Le couple aurait alors décidé de rouler pour « mettre le chauffage » et chercher un endroit plus tranquille pour « faire un câlin » sans risquer d’être surpris. La présidente s’interroge sur cette idée saugrenue, mais Marie Dosé vient au secours de sa cliente : « Tout le monde s’étonne ici qu’on puisse faire l’amour dans une voiture alors qu’on se sait suivi par des policiers, mais personne ne s’étonne qu’on puisse commettre une infraction en se sachant suivi par des policiers. » Julien Coupat va dans le même sens, se demandant comment ils auraient pu saboter la caténaire « à la barbe de vingt fonctionnaires de police ». Après le « câlin » évoqué, Yildune Lévy explique qu’ils ont finalement décidé de rentrer à Paris.

Ils ont certainement fait la filature jusqu’à 23 h 30 ou minuit, puis sont allés se coucher. Et le lendemain, quand ils se sont réveillés, ils se sont dit “aïe aïe aïe”.

 

Julien Coupat, pour qui le PV a été reconstitué par la police une fois les sabotages connus
Le procès-verbal mentionne pourtant un nouveau trajet, de Trilport aux abords immédiats du sabotage de Dhuisy, entre 3 h 50 et 4 heures. « Problème majeur » souligné par la présidente : 26 km séparent ces deux points. Il aurait donc fallu que la Mercedes roule à 159 km/h de moyenne pour respecter ces horaires, alors que les policiers disent l’avoir vue cheminer « à allure normale ». Interrogé sur ce point par le juge d’instruction, le rédacteur du procès-verbal a invoqué une « erreur de prise de notes » : la voiture serait finalement partie à 3 h 30 et non pas 3 h 50. Comme l’a rappelée la présidente, « un procès-verbal ne se rédige pas en direct, dans la voiture avec un ordinateur sur les genoux ». C’est une synthèse, écrite après coup, de ce que son rédacteur et tous ses collègues ont vu. Mais c’est précisément ce qui pose problème à la défense, qui invoque un « faux », reconstitué seulement une fois les sabotages connus, pour « insinuer un lien » entre le couple et les faits.

Jérémie Assous, avocat de Julien Coupat, dans la salle des pas perdus du palais de justice de Paris, le 13 mars Photo Gilles Bassignac/Divergence-images.

« Ils ont certainement fait la filature jusqu’à 23 h 30 ou minuit, puis sont allés se coucher, analyse Julien Coupat. Et le lendemain, quand ils se sont réveillés, ils se sont dit “aïe aïe aïe” ». « Toute la deuxième partie est totalement fausse », complète Jérémie Assous. « Donc les policiers seraient rentrés et après ils ont refait tout le circuit ? », interroge le procureur. « Je sais pas en quelle langue il faut que je vous le dise », rétorque Julien Coupat, qui affirme ne pas avoir commis le sabotage de Dhuisy. Jérémie Assous poursuit : « Si les policiers étaient là, ils les auraient vus » sortir de la voiture, pénétrer dans l’enceinte SNCF, poser le fer à béton puis se débarrasser des perches dans la Marne un peu plus loin. La reconstitution prévue la semaine prochaine devrait permettre de vérifier, sur le terrain, ce qu’ils auraient pu voir.

Le « PV 104 » figure au dossier depuis le début, mais les prévenus n’ont commencé à le contester méthodiquement qu’un an après les sabotages. La présidente s’en étonne. « À l’époque, je suis accusé de direction d’une organisation terroriste et je risque vingt ans de prison », explique Julien Coupat. Il se serait « d’abord attaqué à ça », pendant ses six mois de détention provisoire sans accès direct au dossier, avant de décortiquer cette filature. Avec cette incrimination de terrorisme, « on était les hérétiques qu’il fallait envoyer au bûcher », rappelle Yildune Lévy. Se défendre sur cet « enjeu politique » a pris du temps. Les dégradations constituaient le cadet de ses soucis. « Je savais tellement que c’était pas moi que je pensais que ça allait tomber tout seul. »

Une plainte pour « faux » a permis d’entendre certains des policiers qui ont effectué la filature. Le nombre exact de fonctionnaires présents, le matériel utilisé et les horaires de chacun restent incertains

 

Au fil des années d’instruction, la défense cherche de plus en plus ardemment à obtenir des précisions sur les « incohérences » et les « erreurs » du PV. Quatre reconstitutions ont eu lieu, dont une seule en présence de Julien Coupat et Yildune Lévy, qui a rapidement tourné court. Le juge d’instruction refuse la plupart des actes demandés par leurs avocats. Il réclame tout de même quelques précisions aux policiers. Une plainte pour « faux », déposée à Nanterre, a aussi permis d’en entendre certains (ceux de la DCRI ont invoqué le secret-défense). « On a eu en face de nous des gens qui changent de version à chaque fois qu’on avance quelque chose », déplore Yildune Lévy. Le nombre exact de fonctionnaires présents, le matériel utilisé et les horaires de chacun restent incertains ou évolutifs. Le PV 104 est « le seul où il y a autant de monde, où on les suit pendant dix-sept heures, et pas une seule photo », tonne Jérémie Assous. Le procureur s’emporte : « Ça fait des heures qu’on examine cette cote, vous vous levez les uns après les autres pour dire que c’est un faux, et aucun n’a démontré en quoi. »

Hôtel Le Mouflon d’or à Trilport, dans lequel Yildune Lévy et Julien Coupat ont demandé une chambre, le soir du 7 novembre 2008. Ils ont passé plusieurs heures dans leur voiture à proximité de cet hôtel Photo Marc Chaumeil/Divergence-images.

 

En 2011, le juge d’instruction a envoyé des plongeurs de la brigade fluviale fouiller la Marne. Ils y ont trouvé deux tubes en PVC qui seraient compatibles avec la perche nécessaire au sabotage. Lors d’un arrêt nocturne près du fleuve, Julien Coupat et Yildune Lévy se seraient-ils débarrassés de l’arme du délit ? Depuis le début de l’après-midi, l’expert en tubes, un retraité de la police technique et scientifique, est confiné en salle des témoins, tandis que les tubes saisis gisent sur le sol de la salle d’audience. Jean-François Jacques constate qu’ils pouvaient s’emboîter à l’aide d’un manchon, et estime qu’on pourrait les transporter « sans problème » dans la Mercedes de Coupat. Aidé de l’avocat de la SNCF, Jérémie Assous les emboîte pour reconstituer une perche de quatre mètres, pendant que Jean-Christophe Tymoczko, qui défend Yildune Lévy, s’étonne de leur aspect « presque neuf »par rapport aux autres objets retrouvés dans l’eau le même jour, recouverts d’alluvions.

J’ai dit à maître Assous que ses interventions perturbaient le rapport. Si une partie de la défense souhaite un procès de rupture, c’est possible.

Corinne Goetzmann, présidente de la 14e chambre du palais de justice de Paris

La discussion s’éternise. Pour maintenir sa position de fermeté, la présidente tient à terminer le programme alors qu’il est plus de 22 heures. Il reste au moins deux heures de débats. Une suspension et une conversation qu’on imagine mouvementée avec toutes les parties la font changer d’avis. Corinne Goetzmann revient dépitée dans la salle. Consciente qu’Yildune Lévy est « fatiguée » et Julien Coupat « énervé », la présidente accepte de s’arrêter là pour ce soir et de rajouter une demi-journée d’audience au calendrier, mardi matin. « J’ai dit à maître Assous que ses interventions perturbaient le rapport. Si une partie de la défense souhaite un procès de rupture, c’est possible. » Dans un malaise général sur la tournure que prend le procès, chacun est allé se reposer pour le week-end. Ça ne peut pas faire de mal.

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