Note de la défense adressée au Juge Fragnoli

2 novembre 2009
Me LEVY, Me ASSOUS, Me BOURDON

Paris, le 2 novembre 2009

Monsieur Thierry FRAGNOLI
Juge d’Instruction
Tribunal de Grande Instance
PALAIS DE JUSTICE DE PARIS

Julien C. – Yildune L.

N° du Parquet : XXXXXXXXX
N° Instruction : XX / XX

 

Monsieur le Juge,

Cette note, qui met en évidence des anomalies et des contradictions dans l’enquête de police, amène à s’interroger sur l’authenticité de certaines pièces. Elle ne constitue pas une demande d’actes mais une invitation à instruire à charge et à décharge ainsi que le code de procédure pénale le prévoit.

Selon les enquêteurs de la sous-direction antiterroriste de la DCRJ, Mademoiselle Yildune L. et Monsieur Julien C. auraient, dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008, saboté une caténaire sur une ligne à grande vitesse de la zone Ile de France à hauteur de la commune de Dhuisy.

Mademoiselle Yildune L. et Monsieur Julien C. ayant été suivis de manière continue depuis leur départ de Paris dans la matinée du 7 novembre jusqu’à leur retour dans la capitale dans la matinée du 8 novembre, leur participation à ces faits, contestée par eux, ne devrait pas faire de doute car la preuve ne présentait pas de difficulté.

Or, non seulement le doute existe mais les incohérences et anomalies dont sont émaillées les constatations des enquêteurs amènent à s’interroger sur leur crédibilité.

Situé à 75km de Notre Dame, la commune de Dhuisy (Seine et Marne), qui se trouve à mi-distance de Meaux et de Château-Thierry, est accessible par l’ Autoroute A4 ainsi que par quatre départementale, D16, D81, D65 et D23.

Selon un procès verbal du 7 novembre 2008 (D104) établi par le lieutenant de police Bruno M.*, la Mercedes conduite par Monsieur Julien C., dont le siège passager était occupé par Mademoiselle Yildune L., était vue à Trilport (à une courte distance de Meaux) à 23h40. L’obscurité ne permettait pas de savoir « si le véhicule était vide ou non d’occupants ».

A 3h50, la voiture démarrait en direction de la Ferté-sous-Jouarre, gagnait Dhuisy par la D81, empruntait la D23 dans cette commune et s’arrêtait à peu de distance sur une voie de service menant à la voie ferrée. Il était 4heures du matin.

A 4h05, selon le même procès-verbal, des policiers en nombre inconnu, s’approchent à pied de la voiture, à l’arrêt, tous feux éteints. « Il nous est impossible, lit-on dans le procès-verbal, de distinguer si le véhicule est occupé ou non »

A 4h20, la voiture démarre et reprend la D23 en direction de Dhuisy. A 4h45, elle est à Trilport où elle s’arrête quelques minutes. A 5heures, elle traverse Meaux et poursuit sa route en direction de Paris.

D’après ces constatations, durant les vingt minutes écoulées entre l’arrivée et le départ de la voiture à proximité de la voie ferrée, les policiers qui en assuraient la filature et la surveillance n’ont vu personne sortir du véhicule ou y entrer.

Cependant, on trouve dans le dossier un procès-verbal (D626) de la section de recherche de Paris du 8 novembre rédigé par le lieutenant-colonel Eric G., lequel explique qu’il vient de se rendre au poste de commandement de la surveillance générale de la SNCF pour y vérifier l’information selon laquelle un équipage de police judiciaire était en planque à l’endroit où « l’acte de malveillance a été commis ».

L’OPJ Eric G. a d’abord entendu Monsieur Thierry P., chef de quart du PC sécurité de la surveillance générale SNCF, puis le lieutenant de police P., chef de quart du poste de commandement du service national de police ferroviaire, lequel l’a mis en contact avec un OPJ de la SDAT.

Les deux hommes ont eu un entretien. Le policier a déclaré aux gendarmes qu’il avait « suivi et observé un individu qui s’est stationné à l’intersection entre la D23 et la ligne à grande vitesse Est pendant une vingtaine de minutes entre 4heures et 4h20. Cette personne a accédé à l’emprise sécurisée de la SNCF sans qu’il (le policier) puisse déceler ses agissements ».

On remarque que le fait prétendument observé par le policier étant survenu au cours de la surveillance décrite par le procès-verbal de l’OPJ Bruno M. aurait dû être mentionné dans ce document. Or, il ne l’a pas été. On remarque aussi que les déclarations faîtes par ce témoin, d’ailleurs resté anonyme, n’ont fait l’objet d’aucun procès-verbal.

Alors que, selon le procès-verbal de la SDAT du 8 novembre, personne n’a été vu sur la voie ferrée entre 4h et 4h20 dans la nuit du 7 au 8 novembre, un policier membre de l ‘équipe qui a effectué la surveillance décrite dans cette pièce de police prétend, tout en gardant l’anonymat, avoir observé un homme « accéder à l’emprise sécurisée de la SNCF ».

L’absence de mention dans le procès-verbal du fait dont le policier déclare avoir été témoin, fait dont l’importance ne pouvait pas lui échapper, ne peut que faire douter de la véracité de sa déclaration anonyme.

Plusieurs autres points retiennent l’attention.

Le procès-verbal de filature et de surveillance abonde en précisions horaires. On a vu que, selon cette pièce, la voiture était à l’arrêt entre 4heures et 4h20. Le document précise qu’à 3h50 le véhicule a quitté un précédent point de stationnement à Trilport, près de Meaux ou il était resté à l’arrêt depuis 23h40. L’itinéraire emprunté entre les deux arrêts est également précisé. Quittant Trilport, la voiture, qui « chemine à allure normale » en direction de la Ferté-sous-Jouarre, a pris la RN3 vers Montreuil-aux-Lions. Au croisement de la RN3 et de la D401, elle a rejoint la D81 en direction de Dhuisy qu’elle a traversé avant de s’arrêter aux abords de la voie ferrée. Selon le procès-verbal il s’est écoulé dix minutes entre les deux points de stationnement. Or, la distance parcourue étant de 26,6km, la vitesse moyenne de la voiture aurait dû être de 159,6km/h.

Le 8 novembre, à partir de 15h30, le gendarme Cyril C., technicien en identification criminelle, agissant à la demande de la SR de Paris, a procédé a des constatations matérielles « sur les accès au site, qui est protégé par deux portails et une clôture métallique ». A droite du portail nord-ouest, les fils métalliques du grillage de clôture ont été sectionnés, des traces de deux pneumatiques sur le chemin d’accès à ce portail ont été relevées ainsi que deux traces de semelles de chaussures. C’est de là que part « un cheminement montant » « en direction des voies » (D620).

La largeur des deux pneumatiques, la distance les séparant ainsi que les dimensions des traces des semelles ont été relevées.

Entre l’intérieur de chacun des deux pneumatiques, la distance est le 1190mm, la largeur de chaque pneumatique est de 153mm.

Sachant, ce qui est aisément vérifiable, que les pneus de la Mercedes 250 sous surveillance ont une largeur de 200mm et que la distance entre les bords intérieurs des roues du train avant et du train arrière est, sur ce véhicule, de 13OOmm, les constatations du technicien ne sont pas compatibles avec celles de la surveillance.

De même, les dimensions des semelles (245mm de longueur, largeur du talon inférieur à 60mm pour la trace indexée 13, 200mm de longueur, largeur du talon comprise entre 50 et 60mm pour la trace indexée 14) ne sont pas compatibles avec les pointures respectives de Monsieur Julien C. (45, ce qui correspond à une longueur de 307mm et une largeur de talon comprise entre 70mm et 88mm) et de Mademoiselle Yildune L. (39, ce qui correspond à une longueur de 260mm et une largeur de talon entre 64mm et 85mm).

Les circonstances qui ont entouré le signalement de l’incident aux techniciens de la SNCF suscitent également de nombreuses interrogations.

Le PV de la SDAT (D104) indique que l’état-major de la DCPJ a été alerté à 5h10 et qu’il a demandé « que soient immédiatement avisés des responsables de la SNCF et que soit opérée une inspection des lieux par des agents qualifiés ».

Les OPJ de la gendarmerie (SR de Paris, compagnie de Meaux) ont interrogé cinq employés de la SNCF, Messieurs Alain T., Patrice C., Thierry P., David de V. et Eddy O. La main-courante du service national de police ferroviaire (D626/2) fait état d’un appel de l’état-major de la DCPJ à 7h50 le 8 novembre mais aucun des agents de la SNCF entendus ne déclare avoir été avisé avant 9h30.

Monsieur Alain T. (D623), assistant signalisation SNCF, a été informé par ses collègues qu’un incident caténaire était survenu dans les 70 premiers kilomètres de la ligne TGV Est. Il informe Monsieur Patrice C.

Monsieur Patrice C. (D621) a donc été avisé après 10h36 alors qu’il était intervenu sur la voie après qu’un chevreuil ait été heurté par un TGV. C’est lui qui, inspectant la caténaire, est arrivé le premier sur les lieux des faits. Il est 11h46.

Monsieur Thierry P. (D624), chef de salle au poste de commandement national de sûreté, a reçu un appel téléphonique de son collègue TNPF (transport national de la police ferroviaire) vers 10heures. Monsieur David de V. (D629) a été informé par son collègue Thierry P. vers 10heures.

Monsieur Eddy O. (D632) situe l’appel du TNPF reçu par Monsieur Thierry P. vers 9h30.

On rapprochera ces indications horaires d’une partie des déclarations de Monsieur Eric B. qui a indiqué (D625) qu’il avait prévenu le chef de salle Thierry P****** (PC SUG) avant 9heures alors que celui-ci a déclaré avoir été informé vers 10heures (D624). Ce rapprochement démontre que les indications données par Monsieur Eric B. ne sont pas fiables et tendent à dissimuler l’inexplicable tardiveté de réaction de la S.D.A.T.

Par ailleurs, Monsieur Eric B. (D625), fonctionnaire de police attaché au TNPF, a confirmé l’indication de sa main courante en expliquant que le commandant de police A. M., s’étant présenté à lui comme l’officier de permanence de nuit de la DCPJ, lui avait téléphoné vers 7h50 et déclaré, qu’ « une de ses équipes PJ, sans autre précision, était de mission de surveillance sur la commune de Dhuisy et avait vu, vers 5heures, un individu piéton qui se trouvait sur la ligne grande vitesse à l’intérieur des emprises SNCF protégées par du grillage, l’individu est resté une quinzaine de minutes sur place avant de quitter les lieux ».

L’examen des pièces de procédure contenant les premières constatations relatives à l’acte de sabotage reproché à Mademoiselle Yildune L. et à Monsieur Julien C. fait donc apparaître :

– qu’aucun des fonctionnaires de police chargés de la surveillance continue de la voiture utilisée par le couple dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 n’a déclaré avoir vu l’un d’entre eux sortir du véhicule ou y entrer ni avoir vu personne sur la voie ferrée ;

– que le fonctionnaire de police qui aurait déclaré aux gendarmes avoir vu un individu sur la voie ferrée est resté anonyme et n’a pas été interrogé ;

– que le signalement a été donné au plus tôt à 7h50 (donc 3 heures après l’incident) et plus vraisemblablement vers 10 heures (témoignages de Messieurs Thierry P. et Eddy O.– D632) ;

– que la voiture surveillée n’a pas pu parcourir la distance indiquée entre Trilport et le lieu des faits dans le laps de temps (10 minutes) mentionné dans le PV de la SDAT ;

– que les traces de pneumatiques et de semelles de chaussures relevées sur les lieux ne peuvent correspondre ni aux pneus de la voiture surveillée ni aux chaussures de ses occupants.

Viciée par cet ensemble d’anomalies, la pièce D104 est la seule qui établisse la présence de la Mercedes occupée par Mademoiselle Yildune L. et Monsieur Julien C. dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 à proximité du lieu des faits.

Si un individu -et pas un fantôme- avait été vu vers 5heures du matin sur la voie ferrée à l’endroit du sabotage, cela constituerait un lien objectif entre la voiture des mis en examen et les faits. A condition toutefois que la présence de cet individu ait été observée entre 4heures et 4h20 au moment où la voiture était en stationnement.

Quoi qu’il en soit, cet individu n’apparaît pas dans la pièce D104 mais uniquement dans des témoignages indirects rapportant des propos tenus par une personne restée anonyme.

Le fait de ne pas mentionner cette information essentielle est de nature à faire douter de l’authenticité de la pièce D104. Une telle omission est en effet peu explicable et suscite une interrogation d’autant plus forte que la DCPJ a tardé, sans raison connue, à informer les responsables de la SNCF.

Compte tenu de ces observations, vous ne manquerez pas, soucieux que vous êtes d’instruire à charge et à décharge, de faire la lumière sur tant d’incohérences et notamment de vous faire communiquer l’identité du policier qui prétend avoir vu un individu sur la voie ferrée et de demander à l’auteur de la pièce D104 pourquoi ce fait essentiel n’est pas mentionné.

Croyez, Monsieur le Juge, à l’assurance de notre meilleure considération.

 

Thierry LEVY  – Avocat à la Cour

Jérémie ASSOUS  – Avocat à la Cour

William BOURDON – Avocat à la Cour

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