Je n’ai pas pu assister à toute la journée, et pour éviter de répéter ce qui a été dit, je me suis dit que le mieux c’était peut-être d’essayer de répondre à la question posée lors de cette 3e table ronde, c’est-à-dire une question bien difficile il faut le dire : « Que pouvons-nous opposer à l’exception antiterroriste ? »
Je passe rapidement sur le fait que l’on ne va pas lui opposer une autre exception antiterroriste qui serait plus présentable. La législation antiterroriste est intrinsèquement problématique.
La première réponse qui vient à l’esprit, c’est opposer à cette exception la normalité démocratique, c’est-à-dire juridiquement, pour rester sur la question juridique, ce n’est pas la seule, le retour à la règle, au droit commun. Cela passe bien sûr par l’abrogation des lois antiterroristes que nous sommes un certain nombre à demander, notamment au sein du Comité pour l’abrogation des lois antiterroristes (CALAS) certes, mais c’est un peu court.
C’est-à-dire que ce n’est pas très difficile à faire techniquement d’abroger les lois antiterroristes. Il suffit d’ouvrir un code de procédure pénale, de repérer les quelques articles qui concernent le terrorisme, et de les enlever du Code. On sait mettre beaucoup d’articles dans le Code, donc on peut bien en enlever quelques-uns. Mais cela ne règlera pas tout. Parce que, au fond, si l’on pose la question uniquement comme ça, on fait un peu fi rapidement de la responsabilité du juge, et j’aimerais en parler, peut-être pour contrarier l’idée que vous aviez peut-être, à savoir que ça serait là maintenant la minute un peu corporatiste de la journée, avec une défense illustration des juges. Ce ne sera pas le cas. Parce que le retour au droit commun, c’est bien gentil mais le droit commun n’est pas glorieux non plus.
Il va donc falloir en parler un peu aussi. Parce que l’on ne peut pas simplement opposer à cet espèce d’affichage d’efficacité qui est indémontrable, indémontré, et qui est un argument inacceptable démocratiquement en soi. Au fond il y a une idée assez terroriste, cela a été dit d’une certaine manière par d’autres intervenants. Il est terroriste de considérer que la fin justifie les moyens. Or la législation antiterroriste, c’est ça. C’est de dire au fond, là quand même, on peut se débarrasser des principes pour parvenir à nos fins qui est de neutraliser les terroristes. Il y a un abaissement démocratique considérable. Mais opposer à cet affichage d’efficacité, l’impératif catégorique de l’égalité devant la Loi, c’est bien, mais c’est insuffisant. Il va falloir que l’on examine le contenu même de cette égalité devant la Loi.
D’abord sur la responsabilité du juge. J’y tiens parce qu’un discours pourrait être, et cela peut être un discours chez les juges, de se débarrasser au fond de la responsabilité sur le législateur en disant le problème ce sont les lois antiterroristes et d’ailleurs l’intitulé du colloque c’est « 25 ans d’exception : lois antiterroristes ». En réalité, l’antiterrorisme c’est une coproduction. Je l’ai déjà dit ailleurs, je le répète ici parce que l’on ne peut pas faire l’impasse là-dessus, c’est une co-production législative et policiaro-judiciaire. Donc cela interroge les pratiques. C’est la responsabilité des praticiens qui est en jeu aussi. Sauf à sacrifier à une sorte de dogme qui est très puissant il faut bien le dire, qui est celui de la neutralité du juge. L’idée au fond que les juges se contentent d’appliquer la loi, de manière un peu mécanique, mathématique, robotique. Ce n’est pas le cas, qu’on le veuille ou non. Et techniquement ça ne veut rien dire et politiquement c’est très dangereux de raisonner comme ça. Il y a un interstice énorme, évidemment, entre la loi et son application. Et le juge est là précisément pour remplir cet interstice et donc il a une responsabilité à ce titre.
C’est un peu abstrait pour l’instant, mais je voudrais, en parlant du terrorisme, détailler un peu ça.
Nous avons un texte. Je me suis renseigné, à priori on ne l’a pas encore lu depuis le début de la journée. Je pense qu’il faut l’avoir en tête. C’est l’article 421-1 du Code pénal qui définit ce qu’est le terrorisme. Ça vaut toujours le coup de regarder la définition : « Constituent des actes de terrorisme, lorsqu’elles sont intentionnellement en relations avec une entreprise individuelle ou collective… ». J’insiste sur le ou parce que quand il y a des ou dans un texte de loi, c’est déjà un très mauvais signe, ayant pour but, deuxième mot très dangereux, de troubler gravement l’ordre public, notion aussi extrêmement floue, par l’intimidation ou la terreur, les infractions suivantes. Déjà là, rien que dans le chapeau de la définition il y a au moins trois éléments qui, a mon sens, contrarie l’exigence de précision des textes pénaux qui est une exigence constitutionnelle, puisque l’on peut leur faire dire à peu près ce que l’on veut. Une entreprise individuelle ou collective, un but, l’ordre public.
L’ordre public c’est une notion tellement dangereuse qu’à la suite des travaux de la commission d’enquête parlementaire sur l’affaire d’Outreau, dont l’un des illustres représentants se trouve à côté de moi, cette notion de trouble à l’ordre public a été supprimée pour justifier la détention provisoire en matière correctionnelle, donc pour les délits de droit commun. Elle subsiste en matière criminelle, ce qui à mon avis est un problème, mais elle a été supprimée en matière correctionnelle. Bon. Là elle est carrément dans la définition de l’infraction. On ne parle pas de la détention provisoire, c’est dans la définition de l’infraction. Et s’ensuit une liste très longue de faits, des plus graves au moins graves comme le vol, la destruction, la dégradation, la détérioration, le recel même. Donc, une définition extrêmement large.
Évidemment le vice est dans la loi elle-même. Responsabilité du législateur, très bien. Simplement, on peut appliquer ce texte de diverses manières. Et si ça n’est pas moi qui le dit, qui va le dire ? Il faut donc en parler un peu. On n’était pas obligé d’appliquer ce texte par exemple, à l’affaire, au cas, pour reprendre le vocabulaire de tout à l’heure, de Tarnac. Il y a un autre texte, dans le Code de procédure pénale cette fois, le 706-19, qui dit que lorsque le juge d’instruction de Paris, qui est seul compétent en matière de terrorisme, estime que les faits dont il est saisi, ne relève pas de sa compétence, c’est-à-dire ne relève pas de la définition que je viens de lire qui est extrêmement vague et à laquelle on peut faire dire à peu près ce qu’on veut, et bien ce magistrat se déclare incompétent. Voilà un autre texte de loi qui permet à un juge de ne pas considérer que les faits dont on a parlé longuement aujourd’hui constituent, ou sont susceptibles de constituer des actes de terrorisme.
Toutes les lois permettent ça. Même la loi sur les peines planchers qui crée l’automaticité, qui lie le juge, ne le lie pas complètement, c’est impossible de le lier complètement. Du moins tant qu’on est, effectivement, en démocratie ou que l’on prétend l’être encore.
Il me semblait important de rappeler que l’affaire de Tarnac et d’autres sont aussi des productions judiciaires. Je me souviens que le juge d’instruction antiterroriste Gilbert Thiel avait dans une interview au moment des mises en examen, laissé entendre que, peut-être, il se serait dessaisi. Et qu’il s’était déjà dessaisi sur d’autres dossiers où on lui avait demandé d’appréhender sous l’angle du terrorisme, des actes qui ne relevaient pas, à son sens, du terrorisme. Parce que là on s’est écarté du sens commun à un point quand même faramineux. Parce que où est la terreur ? Où est même l’intimidation au sens où l’entend le texte ?
Nous avons le droit d’avoir un point de vue critique là-dessus me semble-t-il, sans que ce soit scandaleux. De même, les textes prévoient des juridictions exceptionnelles à tous les niveaux, ou plutôt des dispositifs d’exception tout le long du processus pénal, de la garde-à-vue jusqu’à l’application des peines. Vous savez qu’il y a des Juges de l’application des peines antiterroristes aussi, certes, mais rien n’oblige un juge de l’application des peines antiterroristes à faire une lecture très tatillonne d’une interview donnée dans la presse par un condamné, en l’occurrence je fais référence à Jean-Marc Rouillan, pour justifier de la révocation de sa libération conditionnelle. Donc il y a de toute façon une marge de manœuvre et nous avons le droit et peut-être même le devoir d’avoir un regard critique sur ce que les juges font du pouvoir qui leur est donné. C’était le cas dans l’affaire d’Outreau, droit commun, qui a sensibilisé beaucoup de monde parce qu’au fond, après une diabolisation intense des pédophiles, tout le monde s’est rendu compte que ça pouvait être soi-même finalement. C’est un peu ce qui se passe avec le cas de Tarnac. Il faudrait y penser au fond dans toutes les affaires. À chaque fois se poser la question.
Je voulais vous dire que l’antiterrorisme ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt. C’est-à-dire que les dysfonctionnements, les vices de la justice antiterroriste sont patents, mais à bien y regarder, ils sont parfois simplement la reproduction à taille un peu plus grande de dysfonctionnements habituels. Je vais prendre 3 exemples dans le droit commun. Ce fameux droit commun auquel je proposais, en début d’exposé, de revenir.
La détention provisoire : dans l’affaire Chalabi par exemple, c’est un scandale. Des gens ont fait des années de détention provisoire pour rien. Vous le savez, cette détention provisoire était beaucoup contestée aussi dans le cas de Tarnac, il faut savoir que c’est un problème plus général. Certes en matière de terrorisme, vous pouvez rester, selon les textes, 4 ans en détention provisoire avant les rallonges, parce qu’il y a toujours des rallonges avant jugement. C’est moins long, deux ou trois ans pour les autres, mais il faut garder à l’esprit qu’un tiers en gros des détenus de ce pays sont des détenus provisoires c’est-à-dire qu’ils sont présumés innocents.
Donc ça n’est pas propre à la justice antiterroriste d’abuser de la détention provisoire.
La garde-à-vue. On est à la veille d’arrêt de la Cour de cassation. Demain la Cour de cassation va rendre des arrêts très importants sur notre système de garde-à-vue. Elle a été saisie de trois cas. Deux cas de droit dérogatoire. En l’occurrence ce n’était pas du terrorisme, c’était des stupéfiants, mais c’est quasiment le même régime. Un tout petit peu moins sévère, mais c’est quasiment le même régime. Et un cas de droit commun, en l’occurrence un meurtre. Oui, un meurtre est, dans notre droit moins grave au fond, quand on y regarde bien, que la possession et la détention de stupéfiants.
La Cour de cassation va rendre ses arrêts demain, sur ces deux régimes, je ne sais pas ce qu’elle va dire. Mais on peut penser qu’il va se passer quelque chose dans la mesure où tout est posé, nous savons que notre système n’est pas conforme à la Convention européenne des droits de l’Homme. On peut faire comme si on ne le savait pas, ce que fait Michèle Alliot-Marie, par exemple, depuis un certain temps. Mais, tout le monde le sait au fond.
Alors prenons la garde-à-vue dérogatoire. Donc 96 heures en matière de stupéfiants et terrorisme avec l’avocat qui arrive à la 72e heure, c’est-à-dire au bout de 3 jours. Imaginons que nous abolissions ce système ce qui est à mon avis est imminent parce que notamment la Cour européenne des droits de l’Homme condamne implicitement ce système, Et bien nous retomberions sur le système de droit commun. Le système de droit commun, vous savez ce qu’il en est en matière de garde-à-vue. C’est un avocat qui vient à la première heure, certes, mais 1/2 heure, qui repart, qui n’a accès à rien : n’a pas accès au dossier, ne peut pas assister aux auditions de son client, donc il est un pur alibi, et dont on envisage de faire évoluer le rôle de manière pour le moins frileuse dans l’avant-projet qui a été déposé par Mme Alliot-Marie.
Là aussi on ne peut pas dissocier la réflexion sur l’exception antiterroriste, qui aboutit à cet avocat qui vient le 3e jour, d’une réflexion plus générale sur une re-fondation globale de notre procédure pénale, en examinant la garde-à-vue de droit commun.
Troisième point, le Parquet. On a beaucoup dit dans le cas de Tarnac que le Parquet avait joué un rôle, enfin disons avait fait preuve d’un volontarisme particulier. Il faut dire qu’il avait reçu, vous le savez, une circulaire du Garde des Sceaux, en 2008, et ce qui est intéressant c’est que les juges du siège l’avaient reçu aussi cette circulaire du garde des Sceaux, sur la résurgence de faits en lien avec la mouvance anarcho autonome. On y assimilait, c’est une circulaire du 13 juin 2008, on assimilait dans l’esprit de tous les magistrats de France et de Navarre cette mouvance à des mouvances terroristes. C’est écrit noir sur blanc, je pourrais la lire, mais ce serait un peu pénible donc je ne vais pas le faire.
Donc, après, quand une affaire comme cela se présente devant le juge ou le procureur, on peut imaginer qu’il a la tête froide. Ce problème du Parquet dans l’affaire de Tarnac est un problème plus général. Regardez ce qui se passe à Nanterre en ce moment. Regardez ce qui se passe sur la question qui intéresse Antoine Comte des actions de boycott. Il y a eu là aussi une circulaire, qui a été diffusée par le garde des Sceaux, pour appréhender sous l’angle de « la provocation à la discrimination les actions de boycott à l’égard d’un pays » qui sont des actions pacifistes, on en pense ce que l’on veut, mais enfin elles sont pacifistes. Elles ne sont pas particulièrement violentes, c’est le moins qu’on puisse dire.
Le refus de prélèvement ADN dont Jean-Pierre Dubois a parlé, là aussi il y a des circulaires qui imposent la poursuite systématique des refus de prélèvement ADN. Et cela abouti effectivement à ce que des gens soient poursuivis de ce seul fait, parfois en ayant été condamné de manière extrêmement légère pour des faits qui, au départ, leur a valu de connaître la Justice ; je connais le cas par exemple, d’un militant à Rouen qui a été condamné à un euro d’amende pour une dégradation de publicité, il avait écrit « La pub fait dé-pensées… » sur une pub, après avoir convoqué la presse, la police, tout le monde. Il a été condamné à un euro d’amende pour cela. Il a été ensuite poursuivi pour refus de prélèvement d’ADN puisqu’il a refusé de donner son ADN à la suite de cette condamnation. Il a été condamné à 300 euros d’amende pour refus de prélèvement d’ADN, c’est-à-dire 300 fois plus que pour les faits initiaux.
Cela pose donc là aussi la question de la dépendance du Parquet au pouvoir politique. Je veux dire ce sont des questions que nous, magistrats, avons parfois l’impression de poser comme expert, d’ailleurs on nous invite à y répondre comme experts alors qu’en réalité, il s’agit de questions qui à la faveur d’une affaire comme celle de Tarnac ou d’autres, devrait intéresser absolument tout le monde. Ce sont des questions absolument cruciales. Et il ne faut pas attendre d’avoir un fait particulièrement révélateur pour s’y intéresser. Je sais bien que la matière juridique est volontairement complexe, si j’ose dire, qu’on ne fait rien pour nous y intéresser,
Je voudrais terminer très rapidement en parlant de Grenoble. Un juge des libertés de la détention décide de ne pas mettre en prison un présumé innocent. A priori rien que de très banal. Vous vous souvenez tous des hurlements que cela a suscités et je voulais vous dire simplement qu’en tant que syndicaliste, magistrat syndicaliste, je suis très embêté parce qu’on me renvoie à ce moment-là, à une forme de corporatisme, c’est-à-dire « ah la la ! vous défendez votre collègue… c’est quand même incroyable, on a le droit de critiquer une décision de justice… » Ce qui se joue là, c’est ni plus ni moins que la possibilité en fait de rendre la justice, c’est-à-dire de faire primer le droit sur tout autre considération. C’était une décision assez banale encore une fois, qui a d’ailleurs été confirmée par la Cour d’appel, avec un arrêt de 17 pages extraordinairement motivé. C’est impensable qu’aujourd’hui encore cela puisse susciter un tollé pareil.
C’est ça qui se joue à Grenoble, au quartier de La Villeneuve, qui a été quadrillé militairement, où un état d’exception de fait s’est installé, mais aussi dans le discours présidentiel et dans cette polémique qui a suivi la non-incarcération d’un braqueur présumé qui est très vite devenu le braqueur du casino d’Uriage. C’est l’État de droit contre l’État de police. C’est ça au fond l’enjeu et le paradoxe de rétablir le droit comme un instrument de lutte. Pour nous Syndicat de la Magistrature, c’est une banalité, puisque c’est même intrinsèque d’une certaine manière, mais je vous invite à reconsidérer cela, au fond le droit, que l’on peut concevoir comme l’émanation d’une production de la bourgeoisie, on peut être dans une vision marxiste qui a sa légitimité, il n’y a aucun problème là-dessus. Mais je vous invite à peut-être voir les choses un peu différemment dans le contexte, dans la situation actuelle, et de le reconsidérer ce droit, comme un instrument de combat.
Pour en finir avec toutes les exceptions, l’exception antiterroriste, les autres, l’exception sexuelle, ses victimes exceptionnelles. Maintenant il y a des victimes exceptionnelles, les policiers et les gendarmes sont plus victimes que les autres, que ça en est étrange. Ils accèdent à une sorte de supra humanité, si vous regardez la peine incompressible de 30 ans prévue pour les auteurs de meurtres, d’assassinats, sur des policiers ou des gendarmes, cette peine incompressible existe aujourd’hui pour les auteurs d’assassinats, donc meurtres avec préméditation sur des mineurs de moins de 15 ans, précédés, accompagnés ou suivis d’actes de torture ou de barbarie, ou de viol.
On va mettre sur le même plan maintenant des faits, qui sont évidemment très graves, mais vous voyez où l’on en est. Donc voilà je vous invite là-dessus, ou sur la l’OPSSI bien sûr, même si ça fait toujours un peu naïf d’inviter les gens, un peu condescendant mais ce n’est pas cela que je veux faire évidemment, mais vous invitez à vous saisir du Droit de toutes les manières possible. C’est ce que l’on a fait en éditant un « Guide du manifestant arrêté » qui rappelle les droits des militants lors des manifestations, c’est d’actualité, à vous saisir de ces instruments-là pour contester ces exceptions qui relèvent d’une gouvernance antidémocratique.