Intervention de Jean-Pierre Dubois – Président de la Ligue des Droits de l’Homme (verbatim)

18 octobre 2010
Jean-Pierre Dubois

Je dois tout de suite vous présenter des excuses, je n’ai pas pu assister moi non plus à ce qui précède et ce n’est pas pour des raisons aussi directement liées au mouvement social mais qu’en même un petit peu. Nous sommes sur beaucoup  de fronts entre la question des retraites et des contre-réformes sur les droits sociaux et celles, comment dire, qui défigurent la république, au fond ça nous rapproche beaucoup du sujet d’aujourd’hui.

Vous savez que nous sommes engagés, avec plus d’une centaine d’organisations, dans un regroupement que nous avons appelé « Non à la politique du pilori » et qui vise à réagir contre la succession d’annonces de réformes, ou plutôt de contre-réformes, et de textes qui sont absolument inacceptables dans un État de droit parce qu’ils mettent en danger, non seulement, comme depuis longtemps nous en avons fait l’expérience, les libertés, mais la conception même que nous pouvons nous faire de l’égalité entre les êtres humains. Il me semble que c’est bien de cela qu’il s’agit aujourd’hui.

L’« Affaire de Tarnac » que nous avons suivi depuis son origine avec beaucoup d’autres nous a tout de suite paru emblématique d’un certain nombre de symptômes sur lesquels il faut que nous réfléchissions de manière plus approfondie. Ces symptômes nous les connaissons bien. C’est d’abord le symptôme de la contagion, celui qui fait que l’on commence toujours par un point précis. Autour de ce point, on fait beaucoup de bruit, on invente des complots, on invente des terroristes, on invente des machines effrayantes et à partir de ce point soigneusement entretenu, de ce point d’inflammation, on étend. On étend pour habituer l’opinion à ce que ce qui était au départ un régime d’exception devienne un régime de droit commun. Nous avons là toute une série et une impression d’emballement.
Il y a déjà longtemps quand même que nous travaillons sur Tarnac et au moment où l’affaire est arrivée, nous étions dans, comment dire, dans l’habitude des gens déclarés coupables alors que les fourgons de police roulent encore et qu’ils n’ont même pas encore atteint les services de police qui doivent les interroger. L’atteinte à la présomption d’innocence, à laquelle M. Sarkozy nous avait habitué, Yvan Colonna, les autres, etc. Cette espèce de discours sur le terrorisme qui fait qu’au fond les auteurs des attentats du 11 septembre ont entièrement rempli leurs objectifs grâce à la complicité active des gouvernants des principales démocraties. Tout ça c’était « bizness as usuel » si vous me passez l’expression. Et puis nous avons vu le film s’accélérer. Après les lois Sarkozy, Perben 1, Perben 2, la récidive, la rétention de sûreté, nous avons fait l’expérience de cette espèce d’emballement, je suis sûr que Matthieu Bonduelle en parlera mieux que moi. Je crois que nous avons compté ensemble soixante-quinze lois pénales depuis la réforme du Code pénal. Soixante-quinze lois pénales en 15 ans. Ce seul signe est un signe d’hystérie et il nous amène, me semble-t-il, à réfléchir.

Puis, nous sommes dans l’actualité de cet été où il s’agit pêle-mêle de cibler les Roms, les gens du voyage, les Français d’origine étrangère comme dit M. Sarkozy, qui a un problème psychanalytique, semble-t-il, avec ses origines. Mais au-delà de l’anecdote, cela veut dire beaucoup de choses car il ne s’agit pas d’une bévue, il ne s’agit pas de quelque chose qui aurait échappé de manière involontaire, le discours a été écrit par M. Maxime Tandonnet dont je vous invite chaudement à… comment dire… connaître de plus prêt la biographie. C’est un homme d’extrême droite comme une grande partie des gens qui entourent M. Sarkozy à l’Elysée, et il ne fait là que développer un thème bien connu. Ce n’est pas par hasard que le discours de Grenoble était entièrement structuré par le rapprochement entre immigration et insécurité. En visant les Français d’origine étrangère, nous vérifions que le point d’inflammation qui, lorsque nous avons commencé à suivre les aventures de Julien, Yildune et de leurs amis, visait 9 personnes, là le point d’inflammation vise 25% de la population. Car il y a, sauf erreur de ma part, 25% des Français qui ont au moins un grand-père ou une grand-mère étranger ou étrangère. Donc nous sommes bien dans cette logique d’inflammation et d’élargissement.

Alors il y eut des questions. La première question était « quelle est l’efficacité ? ».
 Nous sommes justement en train d’essayer de nous battre avec beaucoup d’autres, des parlementaires, des associations, des syndicats, contre une loi qui s’appelle la LOPPSI 2 . Vous êtes tous familiers des acronymes, Loi d’Orientation et de Programmation sur la Performance de la Sécurité Intérieure. Évidemment, le mot  performance n’est pas là par hasard et comme mon maître, M. de La Palice peut vous l’indiquer facilement, s’il y a une LOPPSI 2, c’est qu’il y a eu une LOPPSI 1 que M. Sarkozy avait fait voter, il y a quelques années.
Voilà, les résultats : l’efficacité, le quantitatif. On voit bien que ce n’est pas réservé aux dangereux terroristes qui tiennent des épiceries en Corrèze, parce que ça vise aussi, par exemple, tous ceux qui ont maille à partir avec la police. En langage de syndicat de policiers, ça s’appelle la « batonnite » et ça veut dire qu’il faut, de manière frénétique, fournir pour chaque lundi matin, des statistiques au commissaire qui les transmettra au directeur départemental de la sécurité publique, qui les fera remonter au Préfet, et avec un peu de chance, le Préfet en question aura plus d’avancement que ses collègues puisque tous les préfets sont en concurrence vis-à-vis de la centrale, de manière hebdomadaire. Donc, c’est la « batonnite » chez les policiers, c’est la politique du chiffre pour les reconduites à la frontière, est-ce que j’ai besoin d’insister lourdement ? Il y a cette espèce d’approche constamment quantitative qui a un très grand avantage c’est qu’elle fait disparaître toute considération juridique, qualitative ou humaine. Il ne s’agit plus que de performance, la machine tourne, il ne s’agit plus de droit, il ne s’agit plus non plus des droits des êtres humains.

C’est le premier aspect, ce n’est pas seulement le terrorisme, mais, au fond, il est assez logique qu’à partir du terrorisme on en soit venu à cette vision quantitative. Puis-je rappeler les propos de M. Wolfgang Schäuble qui était à l’époque Ministre de l’intérieur de la République fédérale d’Allemagne, il est aujourd’hui Ministre des finances. Il a changé de statistiques et il a changé d’efficacité. Mais à l’époque, M. Schäuble disait, il y a trois ans, c’est une dépêche AFP : « Pour lutter efficacement contre le terrorisme, il faut traiter toute la population comme des terroristes potentiels ». Je remercie le Ministre de l’intérieur allemand de cette époque, de ne pas avoir eut trop de scrupules à nous rappeler de manière un peu moins langue de bois, qu’on la pratique en France, quelle est l’ampleur du problème.
En effet, pour être efficace, il faut partir du principe que tout le monde est terroriste potentiel. On voit bien ce que pèse la présomption d’innocence face à une affirmation aussi radicale. Il y a aussi derrière cette agitation à laquelle M. Sarkozy nous habitue et je crois qu’il ne faut pas trop se polariser sur sa personnalité; enfin moi je ne crois pas au diable personnellement, c’est une question d’éducation personnelle mais au-delà de l’agitation que M. Sarkozy cultive, il y a quelque chose qui est très profond et que je ne vous apprendrais pas, il y a l’utilitarisme derrière cette culture des chiffres, des performances, et des résultats.

Il y a l’idée que tout se mesure en termes d’utilité quantitative. Et, on pense tout de suite à ce qui est la base même des raisonnements de politique publique outre-atlantique, c’est-à-dire les « théories de Bentham », et si Jeremy Bentham est le fondateur de l’utilitarisme, c’est aussi celui qui a imaginé le panoptique. Puis-je rappeler à ceux qui l’auraient oublié que le panoptique au départ, ça n’est pas le plan d’une prison, c’est le plan d’une usine, ce n’est qu’après qu’il est devenu le plan d’une prison. On est donc bien dans le quantitatif, le productif, l’efficace, ce qui permet, avec le moins de coût possible, avec le moins de fonctionnaires possible, par exemple avec le moins de policiers possible et avec le plus de caméras possible, pour aboutir, dans un premier temps à Fleury-Mérogis à la Maison d’arrêt où l’on se suicide le plus, dans un second temps, avec M. Hortefeux, à un pays qui ressemblerait à une grande maison d’arrêt où chacun serait surveillé en permanence. Normal, nous sommes tous des terroristes potentiels.

Il y a cette espèce de logique générale, dans laquelle s’insère tout le dispositif sécuritaire. Il n’est pas séparé du reste, et c’est bien pour cela que nos combats se rejoignent, ce n’est pas seulement parce que nous aimons la solidarité. C’est parce que le discours antiterroriste s’élargit en un discours que j’appelle « insécuritaire » parce que je crois qu’il vaut mieux appeler les choses par leur nom. C’est-à-dire appeler « contre-réforme » ce qui n’est pas réforme et appeler « insécuritaire » ce qui n’a rien à voir avec la sécurité, c’est-à-dire cette idée générale qu’il faut toujours élargir, toujours stocker, toujours ficher, toujours prendre la population la plus largement entendue comme cible. Nous en sommes exactement là.

Permettez-moi un tout petit souvenir personnel assez court. Juste après le 11 septembre, vous vous rappelez peut-être qu’il y a eu quelques cas d’empoisonnement à l’anthrax qui ont littéralement rendu fou les citoyens des USA, ce qui d’ailleurs peut se comprendre parce que c’est assez terrifiant ce genre de chose. Il y eut une espèce de panique médiatique générale. J’ai été invité par la BBC à un débat radio diffusé dans lequel j’intervenais depuis la France, et j’avais en face de moi un professeur de droit, un collègue de l’Université de Georgetown à Washington, qui est une des meilleures universités de la côte Est. Ce monsieur s’appelle Jay C.Winik, je lui fais de la publicité, il avait écrit dans le Wall Street Journal quelques jours auparavant, un article où il justifiait la torture, avec des arguments extrêmement intéressants. Il disait « D’habitude nous proposons de l’argent dans le cadre de nos procédures judiciaires pour que les gens dénoncent leurs complices. Nous avons essayé, les islamistes n’acceptent pas l’argent. » C’est une donnée culturelle que l’on peut prendre comme telle. « Donc il n’y a pas d’autre alternative finalement, soit d’avoir un million de morts parce qu’il va y avoir une bombe sale, une guerre bactériologique, enfin des choses épouvantables dans New York, soit de les torturer puisqu’ils n’acceptent pas l’argent. » Il n’y a que l’argent ou la torture qui puissent être envisagés par ce professeur de droit spécialiste de procédure pénale.
Donc faute d’argent, il faut torturer mais, ajoutait-il, et c’est vraiment dans le Wall Street Journal, vous pouvez vérifier, cela a été écrit en novembre 2001, « Le problème c’est qu’ils sont également résistants aux interrogatoires poussés. » Donc, ajoute-t-il, et je vous jure que c’est vrai « il faut envisager de s’attaquer à leurs proches, devant eux. » Et dans l’émission de radio à laquelle j’ai participé, ce collègue, il ne s’agit pas d’un policier, il s’agit d’un professeur de droit. Au nom de l’utilité, avec les arguments de l’utilitarisme, il me disait, « Mais enfin Monsieur Dubois, entre un million de morts et puis cette chose qui me déplait profondément de torturer un enfant devant son père, je n’hésite pas un instant. Quantitativement, on y gagne. »
Et c’est à ce moment-là que j’ai eu la chance de me rappeler pourquoi on m’avait invité dans cette émission.  Parce que c’est assez difficile de répondre à ce genre d’argument. On m’avait invité dans cette émission parce que j’étais français, en dehors du fait que j’étais professeur de droit, et que donc aux yeux de la BBC qui organisait ce débat, j’avais l’avantage de l’expérience à cause de l’Algérie bien sûr. Et donc j’ai simplement répondu à ce M. Winik « Je ne vous ferais pas de morale parce que je crois que ce serait vraiment du temps perdu, mais puisque vous parlez utilitarisme, je vous rappelle qu’après avoir perdu l’honneur, l’armée française a perdu l’Algérie. Et donc vous savez ce qui vous attend aussi sur le terrain de l’efficacité » Cela permet de comprendre ce que signifie l’utilitarisme et ce que signifie la culture des résultats, la culture de la performance, elle mène jusque-là. Je suis sûr que cet homme était, comment dire, aussi affectueux avec ses enfants que d’autres dans les années 40 l’étaient avec les animaux, ou quand ils faisaient leur jardin en rentrant du travail.

Deuxième observation : que seraient des principes qui ne se laisseraient pas contournés par l’excuse de l’efficacité ?  J’avais quelques vieux souvenirs, mais j’ose à peine citer Kant, c’est des vieux souvenirs de philo, mais je me rappelle quand même mon professeur de philo m’avait dit que juste avant la Révolution française, Kant avait fait un petit opuscule dont je vous recommande la lecture parce qu’il est très court et très clair. Le titre est : « Sur l’aphorisme qui consiste à prétendre que quelque chose peut être vrai en théorie et faux en pratique ». Si vous saviez le nombre de fois où c’est utile, même en dehors du domaine de pensée familier aux économistes, c’est très utile. Ce fut donc repris par toute une série de gens, mais pour me faire pardonner Kant, je citerais la fameuse phrase d’Engels, vous savez « La preuve de l’existence du pudding, c’est qu’on le mange. »

Parlons un peu des principes et de la réalité. Je suis constamment obligé de dire dans les débats médiatiques que les « droitsdlhommistes », comme disaient successivement M. Le Pen, M. Chevènement, M. Védrine aussi, enfin beaucoup de monde finalement. On ne va pas citer tout le monde, ça ferait de la peine, mais disons, un certain nombre de gens, pour lesquels nous nous y attendions, d’autres pour lesquels nous nous y attendions un petit peu moins mais peu importe. Chacun peut, de temps en temps se laisser dériver, à condition que ça ne dure pas trop. Donc on nous dit,  vous êtes des « droitsdlhommistes », vous êtes des angélistes, vous habitez les beaux quartiers, mais enfin tout le monde sait maintenant, la gauche est milliardaire, ce qui veut dire que Mme Béttencourt finalement ne va pas voter comme on le pensait, et les droitsdlhommistes sont tous au Café de Flore, c’est tout juste s’ils ne sont pas maire de Neuilly. J’habite en Seine-St-Denis, je ne me sens pas directement concerné, mais enfin il doit y avoir des gens du côté de Neuilly qui sont tous à la LDH, on en a quelques-uns mais très peu, et donc nous répondons toujours « nous sommes des réalistes ». Nous ne sommes pas des angélistes, nous sommes des réalistes.  La preuve, ceux qui prétendent être des réalistes, ceux qui nous disent que nous sommes des angélistes, depuis 30 ans, avec des hauts et des bas, avec des plus et des moins, ils gouvernent, ils appliquent les recettes du réalisme. Résultats ? Demandez-leur. Ils vous disent eux-mêmes qu’ils ont échoués tous les jours. Il doit y avoir quelque chose qui, comme disait Kant, était tellement faux en pratique que ça devait être faux en théorie, me semble-t-il.
Donc nous sommes réalistes. Alors je regarde la réalité. Et pas seulement dans le domaine de l’antiterrorisme, parce que là aussi il faut élargir. Vous avez dû le faire toute cette journée. Le Code du travail par exemple. Le Code du travail est infiniment plus protecteur aujourd’hui qu’il y a 30 ans. Je ne suis pas un spécialiste du droit du travail, mais j’ai des collègues qui me le disent tous les jours, on progresse sans arrêt. Le législateur, dans sa grande sagesse, perfectionne le droit social. Le seul problème c’est que le Code du travail couvre de moins en moins de travailleurs, c’est-à-dire qu’il y a de moins en moins de CDI et donc c’est absolument merveilleux, ça ressemble de plus en plus à une sorte de Musée Grévin pour la plus grande partie des salariés français et étrangers, à fortiori.

De la même façon, aujourd’hui, et je me rapproche un tout petit peu du sujet, nous avons, Matthieu Bonduelle me corrigera si je dis une bêtise, à peu près 50 % des affaires correctionnelles et criminelles qui échappe au droit commun. Pour des raisons diverses d’ailleurs, qui ne sont pas seulement la législation antiterroriste, mais qui sont la loi Perben II, la criminalité organisée, etc.
C’est-à-dire que nous sommes dans une situation où il est de plus en plus difficile de savoir où est le principe et où est l’exception. Où sont les grands principes et où sont les réalités ? Où est la théorie sur la justice équitable au sens de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, et la réalité de l’abattage qu’on peut aller voir en correctionnelle toutes les semaines, dans la chambre idoine du Tribunal de Paris ?

Je pourrais aussi vous citer un fichier que nous avons suivi de près parce que c’est très difficile de ne pas parler fichier quand on traite le sujet d’aujourd’hui. Le fichier des empreintes génétiques, le FNAEG, le fichier national automatisé des empreintes génétiques. Il a été créé en 1998, et je dois vous dire que la LDH, à l’époque, n’avait pas trouvé ça scandaleux. Nous avions considéré que l’on pouvait comprendre ce fichier parce que tous les fichiers ne sont pas diaboliques. Pourquoi ? Parce qu’il s’agissait de prendre les empreintes ADN de personnes qui avaient commis de très graves crimes sexuels. Et l’on pouvait imaginer que l’on ait les empreintes de ces personnes parce que compte tenu de ce qu’elles avaient fait, il y avait une logique à avoir la possibilité de retrouver éventuellement leurs empreintes ADN en cas de nouveaux crimes. Cela nous paraissait un comportement acceptable de la part de la police spécialisée, dans la mesure où il y avait bien sûr les contrôles nécessaires.
Le problème c’est qu’aujourd’hui si vous doublez en haut d’une côte, on vous prendra vos empreintes ADN. Le problème c’est que les ouvriers de Continental, qu’avec le Syndicat de la Magistrature, nous avons essayé de défendre contre ce qu’il leur était arrivé, les ouvriers de « Conti » n’ont pas été condamnés à de la prison en raison des incidents de la sous-préfecture de Compiègne, mais parce qu’ils ont refusé que l’on prenne leurs empreintes ADN, maintenant ils risquent 6 mois de prison. Le problème c’est qu’aujourd’hui, il y a plus de 2 millions de personnes fichées au FNAEG. À partir du petit point, de la petite piqûre initiale, l’inflammation a progressé. Et finalement on a tous un peu la fièvre.

C’est toujours cette espèce de logique générale qui commence par stigmatiser, isoler, exclure, fragmenter, discriminer, montrer du doigt le pilori. Et l’on s’aperçoit ensuite qu’il n’y a pas un pilori. Il y en a beaucoup qui attendent et qui sont prêts. Et on élargi.
Un dernier mot sur ce sujet, pour être en plein dans notre thème d’aujourd’hui. Après le 11 septembre, la Commission européenne a décidé d’accélérer considérablement la délibération de deux décisions européennes, l’une sur le mandat d’arrêt européen, l’autre sur les infractions terroristes qui étaient prévues depuis le Sommet de Tampere en 1999.
Nous avons été assez effarés à l’époque, de voir que dans le projet initial de la Commission européenne, était qualifié de terroriste, la grève avec occupation de locaux dans des entreprises publiques. C’est grâce je dois dire au gouvernement français de l’époque, mais aussi à la Suède, au Luxembourg, à un certain nombre d’interventions d’ONG que nous avons pu faire reculer ça.
Il n’empêche que dans la décision qui est sortie, la décision cadre sur le mandat d’arrêt européen de juin 2002, vous avez une liste d’infractions concernées par le mandat d’arrêt européen, qui commence avec le terrorisme et qui se termine avec quoi ? vous le savez comme moi, le séjour irrégulier bien sûr. C’est-à-dire que l’on entre par ce qui est le plus terrible, par ce qui fait le plus peur, et à la fin, comme ça, au détour d’un alinéa, on découvre les sans-papiers qui sont, eux aussi c’est connu, de dangereux criminels.

Dernier mot, parce que je suis trop long, au nom de quoi est-ce que l’on peut s’opposer à ce qui est qualifié par les organisateurs de ce colloque, de démantèlement en cour de l’ordre juridique ? Pour moi l’ordre juridique, c’est ce que j’essaye d’enseigner dans ma vie professionnelle, c’est un système de normes. Et l’on m’a appris quand j’étais étudiant qu’un système, c’est un ensemble d’éléments en interaction. C’est-à-dire que lorsque vous touchez à un élément d’un système, immédiatement il y a des interactions avec les autres éléments, tout est inter relié.
Et effectivement nous disons souvent qu’il y a indivisibilité des droits, mais il y a aussi de ce point de vue-là, indivisibilité des normes dans le système juridique. Dit autrement, mais nous nous le savons depuis le début parce que c’était déjà le cas avec Dreyfus, quand on s’attaque au départ à une affaire particulièrement incroyable, comment un officier d’état-major peut faire un faux, qui est certifié exact par Bertillon, l’inventeur de la police scientifique, tellement aveuglé par son antisémitisme qu’il ne voyait pas un faux grossier que n’importe lequel d’entre-nous verrait en 30 secondes. Quand on voit ce déchaînement d’antisémitisme, quand on voit les plus hautes juridictions militaires françaises, approuvées par la Cour de cassation pendant des années, mettre un boisseau par-dessus ce faux grossier au nom du nationalisme, on se dit que l’on est dans un cas tout à fait exceptionnel. Et pourtant, comme disait Clémenceau, on a eu des ennuis après avec lui, mais à l’époque, il avait vraiment raison, « la justice militaire est à la justice ce que la musique militaire est à la musique », ce que Robert Badinter rappelait dans ce qui est en épigraphe de ce colloque. C’est-à-dire qu’une juridiction d’exception, cela a toujours le caractère d’exception qui est incompatible avec l’ordre juridique. Et bien ça nous le constatons sans arrêt. Cela veut dire que ce n’est pas seulement les libertés, les droits qui sont indivisibles. C’est que seul le droit commun garanti l’égalité. Tout se tient et parce que ce qui commence avec l’exception contamine toujours le droit commun, que ce soit un fichier comme le FNAEG, que ce soit les règles de procédures pénales comme avec la Loi Perben II, ou que ce soit les pratiques incroyables qui commencent avec de jeunes dangereux épiciers et qui finissent par s’appliquer à beaucoup de lycéens ces temps-ci, d’après ce que me disent tous les militants de nos sections.

Les garants de l’égalité, le garant de l’effectivité des droits, la protection contre l’arbitraire qui est toujours lié à l’état d’exception, c’est tout simplement l’application du droit commun. Et cela veut dire que moi je peux comprendre que face à des réseaux terroristes, je parle des vrais naturellement, ceux de Corrèze, pas ceux du Moyen-Orient, face à des réseaux terroristes qui sont réellement une menace, et il ne faut évidemment pas la sous-estimer, je peux comprendre qu’il y ait des services de police spécialisée, je peux comprendre que l’on ait besoin de méthodes policières spécialisées, mais rien, je dis bien rien, ne justifie que la justice cesse d’être la justice. Rien ne justifie la justice d’exception. Parce que cela rend l’exercice des pouvoirs policiers de plus en plus arbitraires. Cela rend le fonctionnement même de la justice de moins en moins sûr. Et cela rend les politiques de plus en plus démagogues et de plus en plus dangereux pour les libertés.
Donc, depuis 112 ans, nous tenons au droit commun, et nous ne sommes pas prêts d’y renoncer. Cela permettra, peut-être, enfin, un jour, de savoir ce qui s’est vraiment passé non pas à Tarnac, mais dans la tête de la Ministre de l’intérieur de l’époque et du président de la SNCF qui se sont substitués à une juridiction antiterroriste.

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