Une histoire de témoin pas croyable

Jour 6. Où l’on débat d’un étrange éleveur de chèvres qui a chargé anonymement Julien Coupat, mais l’a blanchi à visage découvert.
22 mars 2018
Camille Polloni / Paru dans Les Jours - Photo Marc Chaumeil/Divergence images

Il est l’un des grands absents du procès Tarnac. Moins illustre que d’autres témoins cités par la défense, comme l’ex-ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie ou l’ancien procureur de Paris Jean-Claude Marin, l’agriculteur Jean-Hugues Bourgeois n’a pas non plus consenti à se présenter devant le tribunal. Celui-ci s’est tout de même penché sur son cas pendant toute la matinée de ce mercredi. En 2008, Jean-Hugues Bourgeois élevait des chèvres dans le Puy-de-Dôme. Il connaissait certains membres du « groupe de Tarnac », à qui il avait emprunté un bouc pour la reproduction de son troupeau. Le 14 novembre 2008, alors que les gardes à vue des suspects de sabotage sur des voies TGV sont encore en cours, deux capitaines de la sous-direction anti-terroriste de la police judiciaire (Sdat) recueillent son témoignage accablant. Ils l’entendent « sous X », c’est-à-dire que son identité est tenue secrète dans un coffre-fort, et n’aurait en principe jamais dû en sortir. Une procédure exceptionnelle, sur autorisation d’un magistrat, qui permet d’auditionner des personnes qui risqueraient leur vie (ou leur « intégrité physique ») en parlant à visage découvert.

Jean-Hugues Bourgeois, désigné comme « le témoin 42 » dans le dossier, fait des révélations fracassantes sur le « groupe de lutte armée révolutionnaire structuré autour de Julien Coupat », pour reprendre le vocabulaire policier de l’époque. Le témoin sous X affirme que « le comité invisible, sous-section du parti imaginaire » existe depuis 2002. Que Julien Coupat en est « le leader charismatique » et « l’idéologue ». Il le présente comme « une sorte de gourou de secte », « faisant peu de cas de la vie humaine », sur laquelle prime « le combat politique ». En 2005, Julien Coupat aurait incité son groupe à incendier des locaux de l’ANPE (l’ancien nom de Pôle emploi). Et, accusation non dépourvue d’effets à l’époque, c’est lui qui aurait rédigé « la trame » de L’Insurrection qui vient, ouvrage finalisé « à l’été 2007 » lors d’une réunion secrète de « 45 personnes ».

Julien Coupat, lors de son procès à Paris, le 13 mars — Photo Albert Facelly/Divergence images.

Mais très vite, l’anonymat du témoin 42 vacille. Les mis en examen soupçonnent Jean-Hugues Bourgeois. Des journalistes contactent l’agriculteur, qui se sent « harcelé par la presse » et craint que son identité soit révélée. À l’audience de ce mercredi, le commissaire Fabrice Gardon est revenu sur l’épisode. En costume-cravate, le seul policier de la Sdat venu déposer à visage découvert a raconté d’un ton égal quelle fut « l’idée du juge d’instruction » pour « couper court aux rumeurs persistantes » et « protéger » Jean-Hugues Bourgeois : l’entendre sous son vrai nom et ainsi « donner l’idée » qu’il n’était pas le témoin 42. Même le procureur-adjoint, Nicolas Renucci, reconnaît que le procédé est « très discutable ».

Un an après les arrestations, la crédibilité du témoin 42 est mise à mal dans un reportage de TF1 en caméra cachée, avant que « Libération » publie son nom.

Dans cette nouvelle audition, le 11 décembre 2008, l’agriculteur refuse de s’exprimer sur « les opinions privées de chacun », explique n’avoir « jamais » entendu parler de projets violents et affirme même avoir « un peu de mal à croire » que Julien Coupat serait « un terroriste ». Soit « radicalement l’inverse » de sa déposition anonyme, remarque la présidente Corinne Goetzmann, tandis que Fabrice Gardon parle de « version édulcorée ». « Pas édulcorée, contradictoire », reprend la présidente, face à un policier dont la précision ne saute pas aux yeux. « On peut l’interpréter de cette façon. — Ah non, monsieur, ça va bien au-delà de l’interprétation. » En tout état de cause, la manœuvre rate. Un an après les arrestations, la crédibilité du témoin 42 est mise à mal dans un reportage de TF1 en caméra cachée, avant que Libération publie son nom. « Si l’identité du témoin 42 n’était pas sortie dans la presse », suggère la présidente à Fabrice Gardon, « si “ça avait marché”, comme vous dites, le tribunal aurait été induit en erreur ».

Sur l’exploitation du chevrier Jean-Hugues Bourgeois, à Saint-Gervais-d’Auvergne, dans le Puy-de-Dôme — Photo Marc Chaumeil/Divergence images.

Une fois le nom de Jean-Hugues Bourgeois connu, ses « fragilités personnelles », constatées par un psychologue, auraient pu suffire à écarter son témoignage. Pendant quelques mois, entre 2009 et 2010, l’agriculteur a été mis en examen pour « dénonciation de crimes imaginaires » dans une autre affaire. Se plaignant d’un grave conflit de voisinage, et d’une série d’actes de malveillance, il était soupçonné d’avoir lui-même abattu dix chèvres de son troupeau, allumé deux incendies sur son exploitation et écrit des lettres de menaces de mort adressées… à lui-même. Sa mise en examen a été annulée par la suite, et l’enquête s’est partiellement terminée par un non-lieu (pour l’une des lettres, un militant d’extrême-droite a été condamné).

Est-ce que, dans le réquisitoire, nous allons entendre de nouveau que le témoignage de Jean-Hugues Bourgeois est un élément à charge ?

Marie Dosé, avocate d’Yildune Lévy

Pourtant, le témoignage anonyme continue d’avoir « une grande influence », tout au long des neuf ans de procédure antiterroriste, remarque Corinne Goetzmann. Il n’est écarté qu’en 2016, par la chambre de l’instruction, qui le juge « dénué de toute valeur ». En désignant Julien Coupat comme le « chef » d’un groupe violent et clandestin, le témoin 42 constituait le « socle principal » de sa mise en examen pour « direction d’une entreprise terroriste ». Un crime passible de vingt ans de prison. C’est aussi l’un des éléments qui a conduit, pendant les six mois d’incarcération de Julien Coupat, à rejeter ses demandes de mise en liberté. Le parquet de Paris qualifiait alors le témoin 42 de « particulièrement crédible ». Au point que Marie Dosé, l’avocate d’Yildune Levy, s’interroge : « Est-ce que, dans le réquisitoire, nous allons entendre de nouveau que le témoignage de Jean-Hugues Bourgeois est un élément à charge ? »

Pourquoi l’éleveur de chèvres en voulait-il tellement aux habitants de Tarnac ? Au sein des mis en examen, la question s’est souvent posée mais deux théories s’affrontent. Julien Coupat, qui se souvient de l’avoir croisé « deux ou trois fois », le soupçonne, avec le recul, d’avoir été « un indic » de la police. Prêt à livrer, à ce titre, des déclarations aussi accusatoires que fantaisistes. Pour lui, la persistance du parquet à « défendre son témoignage » relève « du déni psychologique ». Mathieu Burnel, de son côté, voit Jean-Hugues Bourgeois comme un simple « frappadingue ». « Le parquet a couvert tout ça du début à la fin sans la moindre honte », ajoute le prévenu, tout en concédant que le ministère public « n’était pas dément » : il voyait simplement « la nécessité juridique de maintenir » ce témoignage, « parce que sans ça, l’édifice général » de la procédure antiterroriste « s’effondr[ait] ». Claire Abello, l’une des avocates de la défense, regrette que le procureur ne contraigne pas Jean-Hugues Bourgeois à venir à l’audience, amené par les gendarmes s’il le faut. Permettant ainsi au témoin sous X de rester un témoin fantôme. Mais le tribunal a déjà fort à faire : dans le prochain épisode, cinq policiers de la Sdat, entendus eux aussi anonymement, doivent défendre la rigueur de leur travail, mis en cause depuis l’ouverture du procès.

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