Bye Bye Saint Éloi – Un situ chez les flics

8 juin 2015
Les mis en examen

Chacun sait quel fut longtemps le rôle des Renseignements Généraux en France : maintenir une connaissance et des connaissances au sein des milieux contestataires afin de faire en sorte que la menace qu’ils pourraient constituer demeure marginale. La République Française a fondé sa légitimité sur celle d’une révolution survenue il y a plus de deux siècles, et presque immédiatement trahie. Elle ne perdure qu’à condition de repousser jusqu’à la fin des temps le retour de celle-ci – un peu comme l’Église catholique n’a de titre à exister que tant qu’elle parvient à retenir le retour du Christ. Certes, il y a bien des épisodes où tel ou tel membre des RG s’est laissé aller à assassiner un gauchiste – comme dans le cas de Pierre Goldmann, ainsi que l’a récemment expliqué un des membres du commando —, mais ce sont là des circonstances un peu exceptionnelles. Ces exceptions nous rappellent quand même que les RG, dans leur forme moderne, descendent en droite ligne des Brigades Spéciales qui, sous Vichy, avaient la charge de traquer les résistants, notamment communistes, notamment non-alignés sur la ligne du Parti. Disons que, jusqu’à ce que l’on entreprenne de les faire fusionner avec la DST, les RG se livraient essentiellement à un travail quelque peu désoeuvré et somptuaire de renseignement omnilatéral, à tous les échelons de la société, avec un petit faible pour les gauchistes. Ainsi, le pouvoir en place était-il complètement informé de tout ce qui se tramait sur son sol, des ragots de stars aux bisbilles entre militants. Cela se faisait au prix de petits scandales réguliers, mais au fond acceptés de tous. La tradition française de la raison d’État justifiait amplement quelques coups tordus, quelques écoutes illégales. Et quiconque guignait le pouvoir n’imaginait pas que l’on puisse gouverner sans ce moyen souple, déférent et utile ; pas même Pierre Joxe. Le pouvoir a comme toute chose une face obscure, et par endroit le profil d’Yves Bertrand.


Ainsi, dès avant 2002, la « documentation spécialisée » contenait d’amples informations sur la plupart de ceux des mis en examen qui étaient alors en âge d’être l’objet de surveillance. Gabrielle Hallez, Benjamin Rosoux ou Julien Coupat avaient leur petite fiche tenue à jour, utile à tout hasard. On savait qu’ils avaient participé à diverses manifestations et mouvements sociaux, qu’ils avaient ouvert des squats, qu’ils avaient même des amis ici ou là. Le cas de Coupat en particulier intriguait : un fils de cadres de l’industrie pharmaceutique, frais émoulu d’école de commerce, passant sans transition, avec armes et bagages, dans l’aile situ de l’autonomie parisienne décomposée, voilà qui n’était pas courant. Trahir sa femme, son mari, ses amis, ses collègues, donne toujours prétexte à d’intéressants réagencements relationnels. Il y a toujours assez d‘intéressés pour relativiser la trahison, et la psychologie tient une batterie d’excuses toute prête à destination de ceux qui ont alors besoin de se mentir. Mais trahir sa classe, voilà qui est impardonnable ! Rallier l’ennemi avec tout le capital culturel que l’on a investi en vous, avec les langues que l’on vous a laissé apprendre, avec les aptitudes, le savoir et les moyens auxquels vous avez eu accès… Une telle félonie n’a pas de nom. Elle scandalise même le parquet. Et le parquet veille. Imaginez combien de Marx il y aurait eu, si la terre avait compté de trop nombreux Engels. Il faut aussi dire que les parents Coupat travaillaient dans une de ces entreprises bien françaises que les services secrets de la République affectionnent dès lors qu’il s’agit de trouver une couverture pour ses agents à l’étranger. On peut dire qu’aux postes où ils se trouvaient, ils étaient même cernés d’espions, ainsi qu’ils le comprirent plus tard. Trop tard.


À l’époque où Rosoux, Hallez et Coupat se voient gratifiés, comme tant d’autres à cette époque, de leur premiers signalements pour une occupation, la participation à la lutte dans la vallée d’Aspe ou au mouvement des chômeurs de 1998, une ombre rôde autour d’eux dans la capitale. Il les observe de loin, par textes interposés. Cet être superflu, d’une intériorité aussi noueuse et baroque, qu’il est extérieurement insignifiant, éprouve une passion brûlante pour la littérature, particulièrement celle du XIXe siècle. C’est un lecteur comme on n’en fait plus. Il est partagé entre une passion de l’ordre toute réactionnaire et ce fait térébrant qu’en France la grande tradition littéraire a partie liée avec la révolution, qu’elle soit socialiste, communiste ou surréaliste. C’est ainsi, au fil de ses lectures, qu’il a fini par tomber, comme tant d’autres avant lui, dans les rets situationnistes – ce nid à fétichistes, cette glu pour impuissants. Il y a là une préciosité qui est à son goût. Il apprécie plus particulièrement la possibilité qu’offre une certaine idéologie anti-industrielle issue du situationnisme de marquer envers le monde un désaccord à la fois massif et sans conséquence. Il faut dire qu’en cette fin des années 1990 le marigot post-situationniste parisien est en butte à la pire des menaces : il se pourrait qu’un groupe de nouveaux venus, fruit d’une collision inattendue, dans un mouvement de chômeurs, entre un surgeon de l’autonomie italienne et l’héritage situationniste, soit en passe de s’affranchir du poids mort de celui-ci. Imaginez que vous avez perdu trente ans dans un panier à crabe sans imagination et que soudain, un petit jeune survienne qui en sort d’un grand pas en vous révélant qu’en fait la voie avait toujours été ouverte. Or c’était ce pas que la revue Tiqqun, liée à Coupat, avait entrepris de faire. Les tenants de l’orthodoxie situationniste en conçurent une durable amertume ; y compris notre jeune paumé, qui suivait avec passion ces débats stériles. Que des nouveaux venus, qui n’avaient même pas pris le temps de sacrifier aux courtisaneries d’usage, émettent la prétention de retrouver prise sur leur temps, voilà qui méritait le châtiment le plus cruel, et d’abord l’excommunication immédiate. Cela ira loin : en janvier 2008, une secte d’anti-industriels polytraumatisés suggérera carrément l’arrestation des supposés auteurs de l’Insurrection qui vient : « sachant qu’il suffit de 27 mois aux Renseignements Généraux pour éradiquer les 150 résistants des groupes armés parisiens ; et de 10 mois à la 10ème division parachutiste, pour éliminer les 1500 militants du FLN algérois ; combien de temps faudrait-il, cinquante ans plus tard, à la Direction du Renseignement Intérieur, au Raid et au GIGN, pour traiter, compte tenu de l’avancée des connaissances, les 50 illuminés du Sentier Invisible ? » (Pièces et main d’oeuvre, Terreur et possession).

 

Mais notre jeune homme va, en cette fin d’années 1990, sur sa trentaine, et son âme torturée balance. Il ne peut décemment devenir révolutionnaire : ce serait comme se jeter dans le vide en laissant en haut de la falaise la moitié de son être. D’année en année, sa fascination se mue en ressentiment. Il finit par haïr ceux qu’il voudrait aimer, mais qu’il ne peut rejoindre. Les oscillations de son âme se font de plus en plus violentes à mesure que s’impose l’amère nécessité de gagner sa vie, et donc de s’inscrire dans un ordre social auquel il se sent, depuis si longtemps, si étranger. Et comme seule une décision brutale, voire absurde, peut mettre fin à une situation de détresse existentielle où tout paraît justement si absurde, il décide un jour de devenir flic. Mais pas n’importe quel flic, il postule pour la section « contestation et violence » des Renseignements Généraux. Dans un monde livré au chaos capitaliste, les forces de l’ordre ne sont-elles pas le dernier refuge de ceux qui entendent sauver le monde ? Il avait en lui assez de dialectique pour s’en convaincre, et autour de lui trop peu d’amis pour l’en dissuader. Et à dire vrai, que pouvait-il faire d’autre, dans la vie, avec son goût de l’ordre et sa connaissance des mouvements révolutionnaires, que de faire métier de lutter contre eux, de lutter contre ses propres démons. Et puis agent secret, quoi de moins romantique, mais quoi de plus romanesque ?


Christian Bichet, car tel est le patronyme dont il est affligé, entre ainsi dans ce qui pour lui est un Graal. Quel situationniste n’a pas rêvé de tenir entre ses mains tremblantes le dossier de renseignement complet de Guy Debord ? Y accéder ne tient qu’à un petit renoncement subjectif : passer de l’autre côté du miroir de la révolution. Mais là, il a accès à tout, à toute la « documentation spécialisée » qui dénude son ancienne passion. Il a désormais un bureau installé devant le trou de serrure où celle-ci se trouve enfermée, dévêtue. Là, au mitan des années 2000, il peut être à la fois le jeune fonctionnaire consciencieux, et passer ses journées à lire, apprendre, étudier, faire des fiches – des fiches, comme Debord justement. Lui qui aime tant savoir, pouvait-il rêver métier plus gratifiant que de produire du savoir stratégique pour l’État, ce monstrueux appareil de connaissance ? Il met en fiches son vieil amour pour Tiqqun, dissèque son style, ses ramifications, ses alentours. Il collectionne chaque ragot, chaque témoignage de dixième main, se procure, telle une groupie, chaque production de chaque proche, même momentané, de la revue. Ils ne sont pas nombreux en France ceux qui ont chez eux un vinyl de Burn, Hollywood, Burn, le groupe de punk hardcore de Mathieu Burnel quand il avait vingt ans. Benjamin, Artaud, Lukàcs, Foucault, Agamben, Scholem, la kabbale, Otto Rühle et encore la kabbale, il se constitue au service, aux frais de la princesse, une bibliothèque presque aussi étendue que celle de Tarnac ; et découvre dans la documentation déjà accumulée des perles dont il se délecte. Christian Bichet est un homme heureux. La destruction de ce qui l’a tant fasciné, de ces gens qui tentent de mettre leur vie en accord avec leurs idées, va être son chef d’oeuvre. Il aura ainsi prouvé a posteriori qu’il n’y avait d’autre issue que de vivre sa schizophrénie dans les rangs de la police. Il va en outre prendre sur lui de régler les querelles de chapelle post-situ, mais depuis l’intérieur même de l’appareil d’État. Pour qu’il ne subsiste aucun doute là-dessus, il intitulera même l’une de ses notes de service les plus vindicatives contre le « groupe Coupat » d’après le nom d’une brochure anti-industrielle : Dans le chaudron du négatif. Pour arriver à ses fins, il n’a pas besoin de se fatiguer : chaque procès-verbal de surveillance, chaque récit de manifestation, chaque contrôle de gendarmerie, chaque saisie, chaque écoute illégale, atterrit sur son bureau. Qu’importe si les collègues du terrain méprisent les glandus de « contestation et violence » : entre eux, le mépris est réciproque. Il se met à vivre par procuration, au travers des rapports qui lui arrivent ; et partout il discerne la marque nette, évidente du « groupe Coupat ». Il se procure le brouillon d’un texte à peine édité en samizdat – l’Appel – qu’il conserve précieusement, d’aucuns diraient : fétichistement. Les milieux gauchistes bruissant, comme tout village qui se respecte, de mille rumeurs – rumeurs qui finissent toujours tôt ou tard aux oreilles de la police -, il ne tarde pas à être informé des bruits malveillants que tel ou tel groupuscule rival colporte sur Hallez, Coupat, Rosoux et consorts. La jalousie et la médisance ne sont-elles pas l’alpha et l’omega de la vie des groupuscules ? Voire de tous les enfermés volontaires ? Au reste, il suffit de suivre les commentaires que, sur Indymedia, ces « anarcho-autonomes » se balancent les uns contre les autres pour être au parfum d’à peu près tout. Ajoutez un peu de trollage de-ci de-là, et il n’y a même pas besoin d’infiltrer les réunions pour obtenir depuis le service tout ce que l’on peut vouloir savoir, en particulier sur le « groupe Coupat ». Et en effet, conformément à ce qui est écrit dans l’Appel, ces gens sont en train de s’éloigner de l’autonomie décomposée ; ils sont lassés, semble-t-il, de son ronron, de sa stérilité, de son mauvais confort. Il semblerait même qu’ils soient de plus en plus épisodiquement à Paris et qu’ils entretiennent des rapports avec des gens de province, voire de pays étrangers. Voilà qui est inquiétant : car un milieu radical est aisé à contrôler – il suffit de tendre l’oreille –, et plus encore un milieu parisien : c’est si près du bureau. Et puis, les radicaux parisiens ont longtemps entretenu un certain mépris de bon aloi, quasi-culturel, pour les radicaux de province. Si tous les ministères sont à Paris, on ne voit pas pourquoi celui de la radicalité ferait exception.


Nous sommes en 2004, l’époque de l’affaire AZF, ce groupe qui tenta, semble-t-il, de rançonner l’État à hauteur de plusieurs millions d’euros et qui correspondait avec le ministre de l’Intérieur dans les petites annonces de Libération sous le pseudonyme de « mon gros loup ». Les techniques qu’il met en œuvre sont assez sophistiquées, le style des lettres est soigné et ne manque pas d’esprit, au même titre que les lieux que choisit AZF pour donner rendez-vous aux policiers ou pour déposer des bombes désamorcées sous les lignes de train. Rapidement, au vu des lieux concernés et du style écrit, l’inspecteur Bichet se persuade tout seul que le groupe AZF ne peut en réalité qu’être un « groupe Coupat ». Qu’en réalité tout dans AZF porte cette signature. Qu’il faut être aveugle pour ne pas le voir. Il faut dire que le conspirationnisme fait partie de l’héritage empoisonné du situationnisme. Tout groupe actif et déterminé ne peut être qu’une émanation des services secrets. Comment, sans cela, les situationnistes auraient-ils pu donner pour « révolutionnaires » leurs beuveries continuelles, leurs chicanes sans objet et leurs bavardages oiseux ? Mais Bichet est le seul au service à avoir lu chaque ligne de Tiqqun, à avoir vu le film Et la guerre est à peine commencée où un placard, un détournement de Rimbaud, livre le sens ultime de l’acronyme AZF : « Ce ne peut être que la fin d’un monde, en avançant » – A à Z = le monde, F = qui roule vers sa fin, et la flèche qui souligne le sigle AZF et signifie « en avançant ». C’est pourtant si clair, et personne ne l’écoute. Il y a même un nom, en linguistique, pour désigner cette figure de style : c’est un hyperchleuasme, une chose qui crève tellement les yeux que personne ne la voit.


Au service, certains commencent à penser que le collègue est en train de perdre un peu les pédales avec ses histoires de gauchistes kaballistes terroristes foucaldo-situationnistes. La direction, elle, ne voit pas d’un mauvais œil le travail de Bichet. 2003 a vu un fort mouvement étudiant, notamment à Rennes où habite Rosoux et où Coupat et Hallez semblent se rendre régulièrement. 2004, un mouvement lycéen remuant. 2005 des émeutes urbaines telles que les partisans de l’embrasement universel le fantasment autant que l’État le cauchemarde. 2006 est l’année du mouvement contre le CPE dont Rennes est à nouveau l’épicentre sismique. Nombre de graffitis laissés lors des soirs d’émeute, à Paris, Rennes, Rouen, Toulouse ou ailleurs, ne laissent aucun doute quant à la présence de tagueurs inspirés par l‘Appel. Si le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy joue avec le feu du mouvement afin de damer le pion au premier ministre Dominique de Villepin, l’un comme l’autre tiennent à juste titre les « gauchistes » du genre de Coupat et consorts pour des ennemis – et ce même lorsqu’ils collectionnent leurs écrits dans leur bibliothèque privée : l’Appel, Tiqqun 1 et 2 et l’Insurrection qui vient figuraient en bonne place, à Drouot, lors de la vente à l’encan de la bibliothèque de l’ancien premier ministre. Il ne leur déplaît pas d’être aussi complètement renseignés que possible sur ceux qui les défient dans la rue, en plein Paris. Et puis pour un gaulliste, des gens qui s’installent en Corrèze, voire plus précisément en Corrèze du Nord – dans ce canton communiste qui n’a jamais cessé de résister tant aux nazis qu’aux miliciens de Vichy, à la guerre d’Algérie que plus tard à l’offensive de Jacques Chirac –, voilà qui ne laisse d’être inquiétant.


Aussi Christian Bichet, aidé par les troubles du temps, peut-il continuer de se livrer, tous frais payés, à sa passion exégétique perverse. Outrepassant son rôle strict d’analyste pour « contestation et violence », il se livre à l’exercice d’une surveillance physique épisodique ponctuée d’écoutes qui ne donnent rien, puisque ces gens ne disent rien au téléphone que d’insignifiant. Il stationne ainsi des soirées entières dans la rue qui débouche sur le local parisien de la bande, observe et immortalise au téléobjectif la foule bigarrée de ceux qui en sortent. Il voudrait y entrer l’air de rien, entamer une discussion philosophique sur tel ou tel point qui lui paraît sujet à caution, livrer sa critique à lui des textes qu’il a lus, pouvoir enfin poser en fin connaisseur qu’il est devenu, délivrer les bonnes et les mauvaises notes. Mais il doit rester dans sa voiture. Ou bien debout dans la rue, à trois heures du matin, au cas où ces gens sortiraient de leur tanière pour commettre quelque méfait qu’il ne pourra de toute façon pas poursuivre : il ne fait que du renseignement pas du saute-dessus, c’est un intellectuel à face de rat, pas un opérationnel au physique d’athlète. Puis il rentre chez lui, à Rueil- Malmaison : il a poussé le vice jusqu’à élire domicile dans la même commune de la banlieue Ouest que les parents Coupat. Un écrivain l’a un jour surnommée, cette banlieue, la « baie du néant ». Christian Bichet n’y dépare pas.


Avec ce mouvement contre le CPE qui a politisé toute une génération, Bichet se trouve au cœur du maelström : non seulement ses « sujets » se sont montrés particulièrement actifs lors de ce mouvement, mais de surcroît il y a une inquiétude palpable du côté des politiques au sujet de cette nouvelle génération. Les locaux parisiens des principaux partis n’ont cessé, depuis le CPE, d’être la cible d’attaques nocturnes agrémentées de tags peu amènes. Leurs derniers militants sont sur les dents. L’idée de déradicaliser cette génération par l’antiterrorisme fait son chemin tant chez des anciens proches du SAC que de l’UNEF, dans les réseaux des marchands de sécurité atlantistes qu’au niveau des instances les plus opaques de l’Union Européenne. Dans le même temps, la vieille lubie de faire fusionner RG et DST, c’est-à-dire pour Squarcini, l’homme-lige de Sarkozy, de mettre la main sur ce vieux bastion rétif des RG, revient en force : fusionner renseignement et judiciaire, rendre le renseignement enfin productif en termes de procédures, d’arrestations, de condamnations, bref : produire du détenu, quelle idée moderne ! Disposer comme les Américains d’un FBI manoeuvrable à souhait, ne reculant devant aucune commande politique, avoir en main un authentique instrument et non d’une « maison », avec ses querelles de famille, sa géopolitique interne épuisante et son improductivité crasse. Pour les RG en général, et pour Christian Bichet en particulier, cette réforme n’en est pas une : c’est un viol, un anéantissement, la fin d’un monde. C’est tout un mode de vie, une façon d’appréhender le monde, de disserter, de fureter ici ou là, d’aller prendre des pots avec les syndicalistes, de passer des journées en vaines lectures, de « travailler » sans souci du résultat, qui vont être mis à bas. Et comme le vieillard s’achemine vers sa fin en ressemblant toujours plus à l’enfant qu’il fut, les RG retrouvent dans leurs derniers râles leurs premières amours, leur plus ancienne passion : la chasse à l’ennemi intérieur, la traque au « terroriste » d’extrême-gauche.


 Dans leur lutte finale contre leur absorption par la DST, les RG jouent leur va-tout, et Christian Bichet est leur joker. Joël Bouchité, le patron des RG, accumule les bons points aux réunions « terro » de la ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie. Cela fait des années qu’ils travaillent sur ceux qui ont failli, une nuit de mars 2006, en plein mouvement contre le CPE, prendre d’assaut l’Assemblée Nationale, puis le Sénat, lors d’une manifestation nocturne de dizaines de milliers de personnes. Ceux qui deviendront, dans la phraséologie des RG, le « noyau dur » du dernier mouvement qui ait inquiété l’État, Bichet les connaît comme s’il les avait fait. Le rapport Du mouvement contre le CPE à la constitution d’un réseau pré-terroriste européen, est la dernière carte, désespérée, mélancolique de la DCRG pour dire à l’État son amour à sens unique, pour se sauver d’une fusion-acquisition pure et simple par les rustres « opérationnels » de la DST dont Bernard Squarcini, demi-mafieux aux doigts boudinés, courtisan obséquieux et retors, dit toute la dégoûtante volonté d’arriver. Sans surprise, mis à part les immanquables groupuscules trotskistes en instance de scission, la nouveauté du rapport est qu’il met au centre de la subversion en France le fameux « groupe Coupat », tout droit sorti de l’affectivité contrariée de Christian Bichet. Parmi les neuf qui seront arrêtés le 11 novembre 2008, sept font partie du cœur du « groupe Coupat » tel que composé dès 2007 par la tête folle de Bichet. Ce rapport sera d’ailleurs largement communiqué par la DCRI aux journalistes de confiance au moment des arrestations du 11 novembre 2008, avec ordre de ne pas le faire circuler, de le citer sans jamais le mentionner. Gageons qu’accuser le « groupe Coupat » d’une série de sabotages ferroviaires tombait sous le sens : Bichet n’avait-il pas établi son identité avec le groupe AZF, qui visait déjà les lignes ferroviaires ? N’était-ce pas pour acheter la ferme du Goutailloux que ces malins avaient tenté de ponctionner quelques millions à l’État ? À moins que ce ne soit l’inconscient historique des RG qui ait parlé en ce début de novembre 2008 : le 21 octobre 1943, les Brigades Spéciales prennent en filature, de l’Est parisien jusqu’en Seine-et-Marne, un autre type d’« ennemi intérieur », des gens de la FTP-MOI, du « groupe Manouchian » comme disaient les RG de l’époque. Mais ce jour-là, les résistants, particulièrement méfiants, réussirent à les semer et à faire dérailler dans la nuit un train de ravitaillement à destination de l’Allemagne. Ça avait chauffé au service ce jour-là ; il y avait eu du vilain. Le nouvel « ennemi intérieur » n’allait tout de même pas leur faire le même coup, 65 ans plus tard ! Certains ratages laissent de telles blessures qu’ils amènent à des ratages plus grands encore. L’honneur, à l’époque, avait été sauf : trois filatures historiques des RG avaient permis de « démanteler » ces groupes de résistants communistes non- alignés dont l’arrestation sera célébrée avec toute la pompe médiatique du moment. À l’époque, on faisait même des affiches pour ces occasions – des affiches rouges.


Les arrestations de Tarnac furent pour Christian Bichet, dans le domaine policier, ce qu’est une « concrétisation » en matière amoureuse. Un moment de folle joie, de joie divine. Il pouvait librement folâtrer à Tarnac de maison perquisitionnée en maison perquisitionnée, prélever les livres qu’il voulait dans la bibliothèque commune, fouiller dans les affaires sans plus aucun souci de discrétion. Il était chez lui dans la vie de ses victimes, pour un instant. Ses élucubrations étaient dans tous les médias, dans la prose de la SDAT, dans la bouche du procureur de Paris. Il était partout, et il avait eu ceux qu’il voulait depuis si longtemps. Une sorte d’instant de triomphe dans une carrière de « pervers narcissique », comme l’aurait diagnostiqué la psychologie managériale. Pour quelques jours, le monde coïncidait sans le savoir avec le cerveau malade de Christian Bichet ; ou plutôt sa maladie était devenue parfaitement fonctionnelle à l’existence de la DCRI.


Aussi Bichet ne pouvait-il pas ne pas contre-attaquer lorsque sa construction formidable commença de vaciller jusqu’à finalement s’effondrer, lorsque l’on s’avisa dans les rédactions de journaux, dans les cafés et même chez certains collègues, que cette affaire de Tarnac n’avait été que du vent. Il mit en place sept blogs sibyllins au sujet de l’affaire, à mi-chemin entre l’érudition littéraire et l’ultra-gauche historique. Il choisit comme pseudo « Isoard est guéri », mais rien n’était moins sûr. L’un des blogs portait en en-tête une photo aérienne du domicile parisien de Coupat, avec une cible en incrustation sur la porte. Il batailla inlassablement sur Wikipedia pour défendre ses thèses dans les fiches en lien avec les mis en examen. Il allait sauver l’affaire du marasme, et il le ferait seul, s’il le fallait, tout comme il avait construit seul cette affaire. Encore aujourd’hui, en bas de la fiche « groupe AZF », on trouve en lien, bizarrement, «affaire de Tarnac ». À partir de ses adresses « rosaluxembourg@hotmail.com » et « ingirum@hotmail.com », il contacta anonymement, en se faisant passer pour un proche des inculpés, des dizaines de journalistes pour leur vendre sa thèse Tarnac = AZF. Puis il se créa une adresses « lesamisdelacommunedetarnac@gmail.com » avec laquelle il se mit en lien avec des criminologues critiques pour leur révéler, en tant que membre du groupe, la vérité sur l’ultra-gauche. Il faillit convaincre le juge Fragnoli de faire expertiser la voix de Gabrielle Hallez pour la comparer avec celle de la femme-à-la-cabine-téléphonique du groupe AZF ; la comparaison fut d’ailleurs faite, mais sans commission rogatoire ; et comme le résultat était négatif, le juge n’eut pas à s’exposer au ridicule de l’ordonner. Pour finir, comble de l’orgueil, il ouvrit un blog sur Mediapart pour répondre au livre de David Dufresnes, Tarnac, Magasin général, qu’il trouvait plus qu’irritant, qu’il vivait même comme une sorte de mise en cause personnelle ; et c’en était une pour lui qui avait créé cette affaire de A à Z, pour lui dont c’était l’oeuvre. Mais Christian Bichet était un RG à l’ancienne, il ne savait pas effacer les métadonnées des photos qu’il mettait sur ses blogs ; il ne savait pas utiliser de logiciel d’anonymisation ; partout il laissait des traces, comme un bleu. Ses batailles sur Wikipedia, ses mails, ses blogs renvoyaient tous à son bureau à la DCRI, chez lui à Rueil-Malmaison, ou à sa maison de famille et de vacances, à Toulouse. Peut- être souhaitait-il, au fond, être démasqué. Ce serait une sorte de reconnaissance différée et suicidaire. Il avait tant investi dans cette création qui lui avait, à la fin, complètement échappé, qui avait même complètement dérapé. Un enfant, même atteint de maladie orpheline, comment cesser de l’aimer lorsque c’est le vôtre ? Démasqué, Bichet tenta de dissuader les journalistes qui allaient révéler son identité, ses manœuvres, sa folie, en menaçant de se suicider. Il était, alors, comme une diva échouée dans les services secrets, et dont tous les collègues se moquaient en douce. Quelle chute ! Évidemment, Christian Bichet ne se suicida pas ; il travailla quelques temps encore à la DCRI, aux archives bien sûr. On ne jugea même pas bon de le virer : avec ses blogs, n’avait-il tout de même pas tenté de servir la Cause jusqu’au bout ? Christian Bichet est encore vivant. « Le dernier homme est celui qui vivra le plus longtemps » (Nietzsche).

 

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