Quelques vieilles cartes nationales d’identité ne vous appartenant pas, un fer à souder, une loupe, une version périmée de photoshop et un diplôme d’infographiste vieux de vingt ans ne peuvent pas suffire à faire de vous un mis en examen pour “falsification de documents administratifs” ni à faire de votre appartement une “officine de fabrication de faux documents” en relation avec une entreprise terroriste.
Il faut en plus de cela quelques bonnes raisons: une distribution de vin chaud lors d’une grève de cheminots. Une manif à Vichy, contre un puant sommet sur l’immigration. Un appartement fréquenté par « la mouvance anarcho-autonome ». Mais il faut aussi de mauvaises fréquentations: « Les blacks blocs européens »; un certain Julien Coupat, chef belliqueux au centre d’un organigramme menaçant, cerveau d’un complot fantasmé depuis une crypte, place Beauvau.
Et puis que vaudrait un groupe terroriste aux liens internationaux, sans faux papiers ?
Pour devenir un vrai Faussaire et vivre tous les privilèges liés à cette promotion, il faut également un juge d’instruction besogneux, un rien menteur, pétri par un ressentiment d’arriviste. Haineux sûrement.
À cet homme qui n’est rien, s’ajoute encore une cohorte d’auxiliaires, moins bien payés, moins bien vêtus que lui, un peu plus aigris et plus brutaux. Des fonctionnaires de la Sous-Direction Anti- Terroriste (SDAT), rétablissant l’ordre béni dans une France au bord du collapsus, tenant la menace en respect.
Des fonctionnaires égayés par la bonne ambiance des menottes, du shotgun et des sprays au poivre.
C’est grâce à ce petit cénacle de nervis que j’ai été propulsé Faussaire le 24 novembre 2009, à cent quatre-vingt kilomètres-heure, sur l’autoroute A20 entre Limoges et Paris.
Vient donc le temps de la garde à vue. Quelques dizaines d’heures arythmiques entre les mains de limiers maniant le rapport d’expertise, la menace ou la cordialité intéressée. En tant que Faussaire mis en examen, vous jouissez bien sûr de privilèges particuliers, qui rendent la situation presque confortable. D’abord, on se soucie de savoir-vivre:
« Elle m’a traité de Bâtard! Manon m’a traité de Bâtard devant les gosses! Eh Ben! C’est important l’éducation chez ces gens-là! » (Un flic lambda à son collègue, arme au poing à mon domicile, tandis que je suis menotté en caleçon sur une chaise et que mes enfants descendent l’escalier en compagnie de Manon dans ma direction.)
Ensuite, entre deux bolinos, on prend soin de votre bien-être: « Vous allez rencontrer un médecin, qui va vous examiner. Vous semblez en bonne santé, mais on ne sait jamais ce qui peut vous arriver. » (Petite menace voilée du juge Fragnoli pendant ma garde à vue, se livrant sans retenue à son dada, l’insinuation mesquine.)
On vous amuse, avec de bons mots:
« Êtes-vous satisfait du système politique dans lequel vous et moi vivons? »
(Humoriste-en-chef Bérangère H. lors d’un interrogatoire où je suis menotté au mur, Levallois- Perret)
On parle littérature: « Connaissez-vous la revue… post… post-situta… post-si-tu-aaaa-tion-niste Tiqqun? » (La même, décidément pleine de ressources.)
On rêve, tous ensemble:
« Ah là là! Mais non, on t’a jamais mis sur écoute! Tu connais pas le fonctionnement de la PJ! Ah! J’aimerais qu’on joue à ‘vis ma vie’ tu viendrais à la PJ et moi, pendant ce temps, j’irais vivre à Tarnac! » (Lieutenant Bruno M., le regard extasié, peu avant sa crise quotidienne de delirium tremens. Interrogatoire menotté, Levallois-Perret. Là, je suis vraiment inquiet.)
Et puis on vous taquine!
« Ouais, ouais, c’est ça. C’est ça, hein? Je dis rien, je suis un petit connard, je suis une petite merde. » (Brigadier-à-vie Mickaël B., Levallois-Perret, suçotant virilement une Chupa-Chups au coca-cola.)
En toute circonstance se déploie un amour du métier:
« Comment! Vous refusez de faire signaliser vos empreintes digitales! Mais j’ai pourtant signalisé les plus grands! Des hommes politiques! Même des Ministres! » (Un préposé à la prise d’empreintes, pâle, suant et indigné, Levallois-Perret)
Un sens explosif du paradoxe:
« Quand vous sortirez d’ici, vous boirez sans doute un demi ou un café en regardant les autres gens, qui ne savent pas ce qu’est la liberté. Mais vous et moi nous le savons, car nous savons ce qu’est la privation de liberté. » (Un gendarme mobile lessivé, revenant d’une mission en Guyane. Fin de ma garde à vue, TGI, Paris.)
Je ressors donc « libre » et sous contrôle judiciaire après quatre-vingt heures et un passage express dans le bureau du juge d’instruction Thierry Fragnoli en compagnie de mon avocat.
Presque un an plus tard, il m’a reconvoqué. Dans son bureau, enfoncé derrière des portillons de détection et des caméras de surveillance, il y a, fixée au mur, une horloge qui tourne à l’envers. Il y a une carte du monde, piquée de punaises rouges et noires figurant un état-major plein de sérieux. Et puis un classeur, dont la tranche est simplement barrée du mot “Turcs”. Il y a un coffre-fort et des petits panonceaux aux phrases teintées d’un humour de caserne.
Dans ce bureau, le Juge vous installe dans votre nouvelle fonction de Faussaire en vous posant des questions tordues, pleines de tiroirs. Vous répondez au Juge. Le Juge répète vos réponses. La greffière écrit ce que le Juge répète, pas ce que vous dites. La greffière entend tout deux fois, parce qu’elle n’a le droit d’écrire que ce qui sort de la bouche du Juge. La greffière, la nuit venue, doit faire de drôles de rêves.
Finalement, ce qui est écrit est écrit. Vous voilà prêt pour ce nouveau rôle pour lequel l’antiterrorisme français vous a taillé un costard sur mesure. Quoique vous disiez, vous jouez la partition de votre propre culpabilité écrite à l’avance par le Juge, dans son langage de Juge, avec ses petites insinuations vengeresses.
Quelques heures après mon interrogatoire qui aura duré quatre heures, dans le quartier du Marais, je suis en compagnie de Manon et Gabrielle. Nos contrôles judiciaires respectifs nous interdisent en principe de nous fréquenter.
Passent devant nous, sans nous voir, deux hommes. Nous sommes en juillet, il fait chaud, leur démarche est ralentie, nonchalante. Amusés, nous reconnaissons l’un d’eux; c’est Thierry Fragnoli.