Procès du groupe de Tarnac: l’accusation est à la peine

À l’heure où Yildune Lévy était censée saboter une caténaire de TGV en Seine-et-Marne, un retrait était effectué à Paris avec sa carte bancaire. Longtemps caché, cet élément parmi d’autres vient fragiliser la thèse des policiers et du parquet.
21 mars 2018
Michel Deléan / Paru dans Mediapart

Loin d’être lancé « sur des rails », comme le craignait Julien Coupat, le procès du « groupe de Tarnac » est peut-être en train de tourner à l’avantage de la défense. C’est paradoxalement au moment même où la présidente de la XIVe chambre correctionnelle fait preuve d’autorité, en reprenant la maîtrise des débats, ce mardi 20 mars, à la grande frustration des intarissables Julien Coupat et Mathieu Burnel, que les failles béantes du dossier d’accusation emplissent vraiment tout l’espace de la salle d’audience.

Un simple fait, longtemps occulté puis curieusement minimisé, occupe une partie de cette matinée, et peut suffire à changer l’issue du procès : le 8 novembre 2008, à 2 h 44 du matin, un retrait de 40 € a été effectué avec la carte bancaire d’Yildune Lévy dans le quartier Pigalle, à Paris. Or à cette heure-là, selon les limiers de la SDAT et de la DCRI, la jeune femme est censée saboter une caténaire de TGV avec Julien Coupat à Dhuisy (Seine-et-Marne), à une bonne heure de voiture de Pigalle.

Selon la version policière, reprise par le parquet de Paris, une vingtaine de policiers filaient le couple depuis Paris jusqu’en Seine-et-Marne, du vendredi 7 novembre 2008 à 11 h 10 au samedi 8 novembre à 5 heures du matin. Le sabotage lui-même aurait été commis entre 3 heures et 4 heures du matin.

Il n’existe pas de photo, de vidéo ou de témoignage direct de ce sabotage imputé au couple, réalisé avec un crochet en fer à béton apparemment posé avec des tubes en PVC. Les policiers auraient triangulé le véhicule de Coupat en se positionnant à distance, sur plusieurs points de petites routes de Seine-et-Marne, pour ne pas se faire repérer. Julien Coupat et Yildune Lévy n’avaient pas de téléphone portable, on ne pouvait donc pas les géolocaliser, et seules les constatations des policiers recensent minutieusement leurs déplacements pendant la soirée puis la nuit du 7 au 8 novembre. Des vérifications bancaires ont toutefois été effectuées, comme c’est l’usage dans ce type d’enquête.

« Il n’y a aucun mouvement sur les comptes de Julien Coupat les 7 et 8 novembre », relate Corinne Goetzmann, la présidente du tribunal. Le supposé leader du groupe de Tarnac règle ses dépenses en espèces. Mais curieusement, les réquisitions auprès du fichier des comptes bancaires (Ficoba) concernant Yildune Lévy sont restées vaines, dans un premier temps. Les policiers relancent leur demande en novembre 2010, qui est cette fois-ci suivie d’effets. Et en juillet 2011, enfin, ils transmettent un procès-verbal anodin au juge d’instruction, qui recense les opérations effectuées sur les comptes d’Yildune Lévy les jours précédant le sabotage de Dhuisy. C’est là que se niche le retrait de 40 €, que les policiers ne signalent pas au juge.

« Ce procès-verbal est versé en procédure le 30 décembre 2011. Et ce retrait passe apparemment inaperçu de tout le monde », s’étonne la présidente du tribunal. Ce n’est en effet que dans une note d’octobre 2012, soit quatre ans après les faits,  que les avocats de la jeune femme vont exploiter cet élément nouveau. Et les juges d’instruction ne l’interrogeront sur ce point crucial qu’en janvier 2014. Yildune Lévy, qui ne s’en souvenait pas, confirme alors qu’elle a effectué ce retrait d’argent qui peut l’innocenter. Les enregistrements des caméras des distributeurs de billets et des rues du quartier sont effacés depuis belle lurette.

C’est l’étudiante elle-même qui a découvert ce détail détonnant, longtemps après avoir été remise en liberté. « Je me souviens d’avoir lu ce procès-verbal, et parcouru l’ensemble des documents bancaires. En voyant cette opération du 8 novembre, je revis la scène : le distributeur de la Poste ! », raconte-t-elle à la barre du tribunal. « Je suis une grosse fumeuse. On rentre ce soir-là, je n’ai plus de clopes, je vais à Pigalle, où je sais qu’on peut en trouver dans les bars de nuit, je tire des sous, et j’en achète », dit-elle.

La scène lui revient comme un flash. « J’hallucine. J’appelle mes parents, je fonce chez mon avocat, et tout le monde me demande : mais pourquoi tu n’en avais pas le souvenir ? Sauf que moi, je n’ai jamais su ce qui était vrai ou faux dans le PV des policiers sur la nuit du 7 au 8, ni quelle heure il était. C’était anodin d’acheter des clopes, j’avais oublié. »

Avec cette découverte tardive, Yildune Lévy pense être sauvée. « Je suis persuadée que c’est fini, enfin. Je raisonne en scientifique. Mais en fait, non. » L’instruction s’éternise et aboutit à son renvoi en correctionnelle, même si les qualifications terroristes sont abandonnées.

« Est-ce que vous aviez votre carte bancaire cette nuit-là ? », demande la présidente du tribunal.

— « Je ne pars pas en week-end sans ma carte bleue », répond la jeune femme.

« Vos relevés de compte avaient été communiqués à vos avocats jusqu’à octobre 2008. Est-ce qu’ensuite [Yildune Lévy a été arrêtée le 11 novembre – ndlr] vos relevés bancaires n’ont plus été ouverts ? »

— « Je pense que c’est mes parents, le traumatisme de mon arrestation n’a pas eu lieu que pour moi. C’était le chaos à la maison », explique Yildune Lévy. Les courriers s’entassaient, d’où la découverte tardive de l’opération du 8 novembre.

« Vos amis et vous partagiez et mettiez beaucoup de choses en commun. Cela allait-il jusqu’à la carte bancaire ? » (Rires dans la salle.)

— « Je comprends le raisonnement, mais partager les pauvres 200 ou 300 € que j’ai par mois, non. Ça aurait pu être le cas pour un achat sur Internet, mais je ne vais pas prêter ma carte à quelqu’un. Je peux en avoir besoin, et je n’ai pas de marge de manœuvre financière », sourit Yildune Lévy en écartant les bras.

« Il faut au moins une heure pour faire Trilport-Pigalle. Donc, selon vous, tout ce qui figure sur le procès-verbal D 104 après 1 h 44 est faux ? »

« Effectivement », souffle Yildune Lévy.

Interrogée sur les raisons qui pousseraient les policiers à falsifier leur rapport, la jeune femme réfléchit : « Je pense qu’on leur met une pression de malade. Il y a MAM, Marin, Pépy… Il faut des coupables qui ne soient pas à la SNCF. Des fichés S, qui n’ont pas de portable, ils peuvent y croire. Humainement, c’est possible (…). Les autres personnes arrêtées avec nous ce jour-là ont aussi été accusées des autres sabotages [elles ont rapidement été mises hors de cause – ndlr]. À une heure de Paris, ce soir-là, tout le monde était près d’un sabotage. Il ne fallait pas sortir. »

« Vous n’aviez pas le crochet ? »

« Non. »

— « Vous n’aviez pas les tubes ? »

« Non. »

« Vous n’avez pas accroché le crochet à la caténaire ? »

« Non. »

L’un des représentants du parquet tente de voler au secours du procès-verbal des policiers, mais sans succès. Yildune Lévy refuse de répondre, le procureur Christen, présent à l’audience, ayant été en charge du dossier Tarnac lorsqu’il était en poste à la section antiterroriste du parquet de Paris, et ce même parquet ayant fait appel de l’ordonnance des juges afin de maintenir des poursuites pour des faits de terrorisme.

Surtout, on ne voit pas pourquoi Yildune Lévy aurait sciemment caché, pendant quatre ans, un fait capital à même de l’innocenter. Alors que les policiers semblent, au contraire, avoir glissé cet élément sous le tapis, sauf à être aveugles.

Après un moment de tension, au cours duquel Julien Coupat critique le rapport fait par la présidente, le prévenu le plus célèbre de ce procès confirme le récit d’Yildune Lévy. Ce qu’ils ont fait cette nuit-là ? « C’est extrêmement simple. Nous avons dormi devant le Mouflon d’or, nous sommes allés un peu plus loin faire l’amour dans la voiture, et nous sommes rentrés à Paris. » Pendant le retrait d’espèces à Pigalle, il attendait la jeune femme « dans la voiture ».

« Vous aviez donc quitté la Seine-et-Marne une heure avant ? »

— « Ça doit être ça… Je précise que pour nous, c’est une soirée anodine, sinon que nous sommes suivis jusque dans la cambrousse. Il y a une différence de perception entre ceux qui prétendent décrire les mouvements d’un véhicule, et nous. À ce moment-là, on se contente de vivre. »

Coupat précise : « Il n’y avait pas de décision. Nous sommes partis de Paris où la surveillance était un peu pesante. » Le procureur Christen défend à nouveau la cohérence et l’authenticité du PV 104. Coupat s’emporte. « Ça fait dix ans qu’on subit la charge du ministère public. Ces gens nous ont traînés dans la boue, ont saccagé nos vies. Le réquisitoire contient des insinuations fallacieuses et des attaques personnelles », lance-t-il. Revenant sans cesse sur les « incohérences et les mensonges » du PV des policiers, Julien Coupat assène ceci : « On a dépensé des millions pour sauver l’honneur d’un service de police. »

Les tubes en PVC repêchés dans la Marne sont, eux aussi, éminemment suspects aux yeux de la défense. Selon des recherches effectuées par Yildune Lévy (qui a une formation d’archéologue) avec l’aide d’amis ingénieurs, les crues de la Marne, la « mise en chômage » puis les dragages effectués à plusieurs reprises sur cette section de la rivière comprise entre deux barrages, avant l’intervention des plongeurs en 2010, rendent très incertaine la découverte des tubes au pied d’un pont. Son avocate, Marie Dosé, l’explique avec précision.

Mathieu Burnel, lui, ne s’embarrasse pas de trop de précautions et lâche ceci : « Je pense que ces tubes ont été déposés là par des agents de police. » En tout cas, les tubes fonctionnent. Sur une vidéo réalisée pendant l’instruction et projetée dans la salle d’audience, des policiers cagoulés réussissent à les assembler rapidement avec de l’adhésif, puis à s’en servir de perche pour déposer un fer à béton sur une caténaire.

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